Climat et énergie
Joachim Bitterlich
-
Versions disponibles :
FR
ENJoachim Bitterlich
Introduction
Le Conseil européen, l'instance solennelle de l'Union européenne, a fixé le 4 février 2011, sur proposition du commissaire européen à l'énergie, Günther Oettinger, l'objectif commun : la réalisation d'un marché commun de l'énergie à l'horizon de 2014.
Or, la réalité semble démontrer qu'il s'agit d'une illusion profonde : les Européens sont plus éloignés que jamais d'un véritable marché européen.
Ils se trouvent plutôt en route vers une renationalisation de la politique énergétique, dans un système bureaucratique et de planification technocratique qui ressemble plus à la planification soviétique qu'à un système communautaire européen. Il y a seulement une petite différence : on n'a pas besoin de nationaliser les sociétés, c'est le système qui s'en occupe, grâce à une fine régulation jusqu'au détail près et grâce à de vastes subventions tolérées, mais dont la compatibilité avec le droit européen ne semble guère assuré !
Pourquoi cette situation paradoxale ? N'oublions pas que la politique énergétique ne fait partie des Traités européens que depuis le Traité de Lisbonne. Dans les années 90, une première ouverture des marchés énergétiques avait été engagée sous le sigle de l'accomplissement du Marché Intérieur, malheureusement trop timide et limitée sans remettre vraiment en question les structures mono et oligopolistiques existant dans les États-membres. Et même à Lisbonne, la majorité des États-membres a été réticente à intégrer cette politique dans les Traités.
Cela a pour conséquence que la compétence communautaire en la matière est relativement limitée. Surtout chaque État membre profite du fait que la définition du mix énergétique soit restée une compétence nationale. Dans le domaine de la politique
énergétique, chaque État membre peut continuer à faire ce qu'il veut sans s'occuper de Bruxelles et de ses partenaires.
Du coup, les Allemands ont décidé, suite à la catastrophe de Fukushima, d'abandonner le nucléaire d'ici dix ans sans en informer, ou même consulter, ni la Commission ni ses partenaires. La réponse, un peu arrogante mais probablement fondée des Allemands face aux reproches de ses voisins, a été la suivante : nous avons agi de manière conforme aux Traités. Et d'ailleurs les Français ne nous ont jamais consultés ou informés sur leur politique nucléaire et énergétique, pourquoi devrions-nous faire alors un tel pas, interprété sans doute comme une faiblesse de notre part ?
La conséquence qui a découlé de ce choix est évidente : l'Allemagne a ouvert une course aux subventions en faveur des énergies renouvelables - les éoliennes, le solaire et le photovoltaïque - même dans des régions qui ne paraissent pas être la cible première de ces énergies !
es Allemands, spécialistes réputés de la mise en oeuvre efficace des décisions prises, ont juste oublié ou négligé au départ qu'il faudrait à cet égard planifier et construire des réseaux électriques adaptés.
Sur les 2 800 km de nouvelles lignes nécessaires et sur les 2 900 km de lignes à renforcer, un dixième est construit. Et un point d'interrogation sérieux est permis vu la lenteur et la complexité des procédures internes allemandes si ce nouveau réseau était achevé à temps avant la fermeture de la dernière centrale nucléaire d'ici dix ans ! De plus, le système existant atteint régulièrement ses limites et produit souvent trop d'énergie à partir des énergies renouvelables.
En effet, depuis un an, les Allemands produisent trop d'énergie ! Ils l'exportent vers leurs voisins (surplus d'exportation record en 2012 autour de 23 TWh). Vu le prix subventionné et payé par le contribuable et le consommateur allemands, les Belges et les Néerlandais n'ont pas de choix : ils se doivent - vu le prix défiant toute concurrence offert par les Allemands - d'importer cette énergie bon marché et arrêter, ou réduire, la performance de leurs centrales thermiques à gaz, avec cette conséquence : les producteurs nationaux perdent de l'argent et appellent l'État et Bruxelles au secours.
Lorsque l'on pose aux Allemands la question suivante : "pourquoi ne gardez-vous pas cette énergie "verte" chez vous en arrêtant vos centrales thermiques à base de charbon et lignite qui sont des producteurs terribles de CO2 ?", la réponse est étonnante : "pas besoin car nous atteignons, grâce aux éoliennes, facilement nos objectifs".
En même temps le gouvernement allemand a été jusqu'à présent incapable d'organiser ce défi énorme de rupture du système, voire de se concerter avec les Länder. Les spécialistes ne voient pas une politique allemande, mais dix-sept (16 + 1) où chacun est convaincu de la sagesse de ses idées ! Les mauvaises langues insistent sur le fait que l'issue de cette première phase post-Fukushima a été pour l'Allemagne d'élaborer un système dans lequel un seul paie : le consommateur - particulier et, en grande partie, industriel - en raison de prix qui ne cessent d'augmenter régulièrement !
Drôle d'Europe ! Effet secondaire : les Allemands risquent de détruire eux-mêmes l'avantage comparatif créé par les réformes sociales et du marché du travail. Pourtant ils sont devenus conscients de leur politique à risque, voire sans issue.
Mme Merkel a chargé depuis quelques mois un de ses meilleurs députés du dossier énergétique, de l'organiser sans heurt et en dialogue permanent avec toutes les forces vives de la société, même en y intégrant l'opposition. Et il faut avouer que Peter Altmaier, le nouveau ministre de l'Environnement a fait beaucoup de progrès en peu de temps, malheureusement sans atteindre les résultats espérés jusqu'à présent !
Et où est la France ? Dans l'ère post-Fukushima, les Français ont considéré d'abord le stress-test des centrales nucléaires en Europe, ordonné par la Commission, comme un "crime de "lèse-majesté". Les résultats ont souligné néanmoins la nécessité de procéder au renforcement de la sécurité !
Dans ce contexte, le fait que la France ait misé sur un seul type de réacteur du futur qui ne fera ses preuves dans la pratique quotidienne que vers la fin de cette décennie est incompréhensible. Pour le moment, il est en phase de construction dans trois pays avec un cumul permanent de retards et d'augmentation de prix, c'est un prototype, exemple du savoir-faire européen, mais qui n'est pas en mesure de contribuer rapidement aux besoins énergétiques européens et mondiaux !
Ensuite les Français ont fait comme les Allemands : ils ont décidé seuls "comme des grands" de changer leur mix énergétique sans en informer quiconque. L'objectif est une réduction à l'horizon de 2030 du nucléaire qui devrait continuer à représenter 50 % de la production et renforcer de manière systématique les énergies renouvelables. Les spécialistes parlent d'un coût de 400 milliards € ! Et qui paiera cette facture d'un État dont les caisses sont vides ? Il y a, semble-t-il, une "vache à lait", peut-être même deux : EDF et le consommateur !
Quand la Commission européenne, gardienne des traités, tapera-t-elle sur la table, convoquera-t-elle le Conseil européen et présentera-t-elle aux Chefs d'État et de gouvernement la facture de leurs péchés ? La politique énergétique et le prix de l'énergie ne font-ils pas partie intégrante de la compétitivité de l'économie européenne ? Le même jugement vaut pour la politique extérieure énergétique, à un moment où la concurrence et le combat pour les matières premières sont devenus beaucoup plus durs.
Quand aura-t-elle le courage d'examiner juridiquement la compatibilité des politiques nationales avec le droit européen et d'afficher ouvertement le résultat de cet examen ? Un État membre, dans le respect du droit européen, n'est-il pas obligé d'informer, voire de consulter, la Commission européenne ainsi que ses partenaires s'il change profondément son mix énergétique national puisque celui-ci ne peut pas rester sans conséquence pour le système de ses voisins ?
Quand la Commission prouvera-t-elle au monde européen que cette conversion et cette modernisation de la politique énergétique européenne vers un vrai marché, vers des réseaux transeuropéens appelés "autoroutes de l'énergie", vers une certaine décentralisation de la production, vers l'utilisation progressive des énergies renouvelables, le tout accompagné par une politique extérieure commune, représentent un programme magnifique de relance de l'économie européenne et de sa politique d'innovation et de recherche appliquée ?
Jacques Delors et ses amis, dont l'auteur, ont mis, avant et après Lisbonne, des suggestions sur la table ayant pour objectif de créer un vrai marché commun européen de l'énergie. En vain, le prophète est rarement entendu dans son pays !
Il y a six ans, j'ai écrit dans une contribution pour la Fondation Robert Schuman ayant pour titre "Pour une Haute Autorité européenne de l'énergie" (26 juin 2006) [2], que "la conception et la mise en oeuvre d'une politique énergétique commune représentent pour les Européens un des défis stratégiques du xXIe siècle".
Ce constat reste entièrement valable. Car d'autres grandes nations ont fait entretemps le même constat et cherchent à assurer leur avenir par différents moyens, par exemple les États-Unis par l'exploitation des gaz et pétrole de schiste avec l'objectif de devenir indépendants des marchés internationaux, ou la Chine par une politique nationale et internationale engagée afin d'assurer l'approvisionnement des matières premières nécessaires - regardez simplement la politique de la Chine en Afrique !
Pour l'Europe, il faudrait simplement ajouter que la mise en oeuvre d'une politique énergétique commune constitue un outil indispensable pour la relance de son économie ! Il n'est pas (ou "jamais") trop tard pour bien faire ! Pourquoi la France et l'Allemagne ne font-elles pas l'impossible ? Pourquoi n'acceptent-elles pas que l'échelle nationale ne soit plus le cadre approprié pour la politique énergétique ? Pourquoi ne prennent-elles pas l'initiative - par exemple à l'occasion du 50e anniversaire du Traité de l'Élysée - et n'esquissent-elles pas ensemble les éléments essentiels d'un compromis historique entre deux lignes politiques qui sont à première vue totalement incompatibles ?
Cela afin de démontrer non seulement leur bonne conscience et volonté européennes, mais aussi pour souligner qu'elles voient leurs politiques de manière complémentaire, qu'elles vont s'engager dans l'avenir de manière concertée dans tous les domaines, en contact permanent et étroit avec la Commission européenne, ou simplement pour souligner qu'elles ont enfin compris leur responsabilité européenne commune !
[1] Ce texte est issu du "Rapport Schuman sur l'Europe, l'état de l'Union 2013" publié aux éditions lignes de repères. L'ouvrage est disponible à l'achat sur notre site http://www.robert-schuman.eu/fr/librairie/0160-rapport-schuman-sur-l-europe-l-etat-de-l-union-en-2013
[2] http://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0033-pour-une-haute-autorite-europeenne-de-l-energie
Directeur de la publication : Pascale Joannin
Sur le même thème
Pour aller plus loin
Asie et Indopacifique
Pierre Andrieu
—
25 novembre 2024
Multilatéralisme
Aifang Ma
—
18 novembre 2024
Élargissements et frontières
Snizhana Diachenko
—
12 novembre 2024
Marché intérieur et concurrence
Jean-Paul Betbeze
—
4 novembre 2024
La Lettre
Schuman
L'actualité européenne de la semaine
Unique en son genre, avec ses 200 000 abonnées et ses éditions en 6 langues (français, anglais, allemand, espagnol, polonais et ukrainien), elle apporte jusqu'à vous, depuis 15 ans, un condensé de l'actualité européenne, plus nécessaire aujourd'hui que jamais
Versions :