Union économique et monétaire
Alain Lamassoure
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ENAlain Lamassoure
Introduction
Enfin ! Trou noir du débat européen depuis deux décennies, le problème du budget commun revient sous le pinceau des projecteurs et à l'ordre du jour des Conseils européens. La crise de la dette y a puissamment aidé.
La dernière fois que les chefs d'Etat et de gouvernement ont eu un vrai débat de fond sur le budget remonte à ... 1984, au Conseil européen de Fontainebleau ! Ce jour-là, François Mitterrand, Helmut Kohl et Margaret Thatcher avaient décidé des grandes masses et du mode de financement du budget de " l'espace unique européen ", qui pourrait monter jusqu'à 1,24% du PIB communautaire. Depuis, le Conseil européen est censé mettre à jour ce dispositif tous les sept ans en adoptant un nouveau cadre général du budget annuel de l'Union. Mais, entre-temps, un phénomène insidieux s'est produit: les ressources propres qui alimentaient ce budget se sont taries lentement, tandis que les contributions nationales, qui devaient venir en simple complément, financent désormais plus de 80% des recettes. Du coup, depuis vingt ans, quand il leur arrive de parler du budget commun, les chefs d'Etat et de gouvernement oublient l'Europe : chacun se concentre sur la manière de maximiser l'argent que son pays retirera de l'Union et de minimiser sa propre contribution à la tirelire familiale. Un fossé redoutable s'est ainsi créé entre les pays qui reçoivent plus qu'ils ne donnent, les bénéficiaires nets, et les autres, contributeurs nets, ceux-ci ayant systématiquement le dernier mot - " qui paye commande ". Résultat : plus d'un quart de siècle après Fontainebleau, malgré l'adoption de quatre nouveaux traités qui ont considérablement accru les compétences de l'Union et le doublement du nombre des Etats membres, le budget communautaire reste gelé à 1% du PIB, soit largement au-dessous du niveau qu'acceptait même Madame Thatcher ! Un montant vingt fois inférieur aux budgets nationaux.
Le prochain septennat budgétaire porte sur la période 2014-2020. Peut-on espérer que, cette fois, la crise aidera les grands dirigeants à poser le problème au niveau où il doit l'être : de quel budget européen avons-nous besoin pour la suite de la décennie ? A quel niveau ? Quel doit être son financement ? A quoi doit-il être consacré ?
Pour ne point trop effaroucher les pays contributeurs nets, José-Manuel Barroso s'est contenté de proposer des inflexions à la marge : le budget serait porté d'ici 2020 à 1,08% du PIB, sans que soient remis en cause le niveau des crédits de la politique agricole, ni celui de la politique de cohésion - qui, à elles deux, absorbent 80% de l'ensemble. Mais même cette augmentation d'ordre symbolique a suscité immédiatement une levée de boucliers : non seulement pour Londres, mais aussi pour Berlin, La Haye, pour tous les pays scandinaves et, hélas, pour Paris, la bonne Europe est celle qui dépense moins.
Une approche renouvelée par la crise
Déclenchée à l'automne 2008 par la faillite de Lehman Brothers, ce qu'on appelle encore la " crise ", sans avoir su lui donner un nom spécifique, s'est concentrée sur l'Europe, puis sur la zone euro, puis sur ceux des pays européens qui étaient les plus mal gérés. Entrés déjà surendettés dans la récession mondiale de 2009, certains Etats sont désormais des interdits bancaires. Ils ne peuvent s'en sortir qu'avec le concours de leurs partenaires européens revenus à meilleure fortune.
Il a fallu trois ans pour mettre au point les modalités de ce concours. Piloté par le Conseil européen, le processus de décision s'est révélé particulièrement chaotique. Mais, dans la douleur, malgré contradictions, maladresses et marches arrière, c'est un véritable modèle européen de solidarité qui a commencé de se mettre en place. On peut le comparer au traitement d'un athlète malade.
Le premier stade de l'intervention, c'est le SAMU. La victime d'un infarctus à son domicile est ranimée au bouche-à-bouche par le service d'urgence : c'est le rôle que la BCE a finalement accepté de jouer.
Second stade : le malade est conduit à l'hôpital. Il y est mis en observation permanente et, au besoin, sous perfusion. Mais il doit accepter de se mettre à la diète et de prendre ses médicaments : c'est la règle d'or budgétaire. Intervient alors le fonds dit Mécanisme européen de stabilité (MES), qui apporte les compléments nutritifs nécessaires. Il pourra y consacrer jusqu'à 700 milliards. Notons au passage que ce montant est quatre fois et demie supérieur au budget communautaire !
L'hospitalisation peut être de longue durée, mais elle n'est pas conçue pour s'éterniser. Le troisième stade sera celui du retour à la vie normale, quand le malade guéri pourra recommencer à s'alimenter et à vivre normalement.
Mais cela acquis, il faudra aller plus loin. A l'âge de la compétition mondiale exacerbée, l'Europe peut être considérée comme un athlète, qui doit impérativement retrouver la forme maximum pour reprendre, à armes égales, à la lutte sans merci avec les redoutables concurrents américains, chinois, indiens, brésiliens, qui l'ont distancée pendant son absence des stades. L'entraînement de haut niveau, la musculation, le régime de champion, c'est l'objet de la politique de compétitivité et des investissements d'avenir résumés dans le programme " Europe 2020 ".
Et c'est là qu'intervient le budget. Car les prêts de secours pour rembourser les dettes anciennes n'y suffiront pas. Le financement de la recherche, des nouvelles technologies, des grands réseaux continentaux, des énergies renouvelables ne peuvent pas se passer d'un effort proprement budgétaire à l'échelle européenne : dans ces domaines, l'efficacité exige une masse critique qui ne peut être obtenue qu'à l'échelle continentale ; en outre, les pays convalescents resteront longtemps hors d'état de se doter d'un budget d'investissement allant au-delà d'un cofinancement partiel des programmes communautaires. Mais alors, qui va financer quoi, et dans quel cadre ?
La vraie question : qui sera le contribuable de dernier ressort ?
Curieusement, depuis trois ans, cette dimension proprement budgétaire a été systématiquement exclue des projets de renforcement de l'Union et de la zone euro. Et pourtant, elle ne cesse de hanter l'esprit des dirigeants et des opinions publiques des pays d'Europe du nord, appelés à aider l'Europe du sud. Car derrière les débats d'experts sur la banque de dernier ressort, se cache l'interrogation politique fondamentale : si les prêts consentis aux Etats surendettés ne sont pas remboursés, qui sera le contribuable ultime, en dernier ressort ? C'est en ces termes qu'il convient de poser dorénavant la question de la solidarité européenne.
Trois réponses sont théoriquement possibles.
1 - Première option : personne. Il n'y a pas de contribuable de dernier ressort en dehors de celui du pays en difficulté. Donc, aucun manquement d'un Etat débiteur envers le M.E.S. ou tout autre fonds prêteur ne sera toléré. Cela conduit à imposer aux bénéficiaires des conditions exceptionnellement dures. Et cela transfère sur " l'Europe " toute l'impopularité de la politique d'assainissement. C'est la position qui avait longtemps été prise à l'égard de la Grèce. On en a mesuré le caractère irréaliste.
2 - Deuxième option : les contribuables des pays " fourmis ", les seuls qui, au-delà de l'apparence, garantissent le Fonds. C'est la solution implicitement retenue actuellement. Or, elle est inacceptable pour les électeurs des Etats donateurs, tandis que les conditions imposées par les " fourmis " en contrepartie de leur aide deviennent elles-mêmes intolérables pour l'opinion publique des pays " cigales ". S'est mise en marche une redoutable machine infernale, propre à faire renaître toutes les rancœurs et les pires préjugés nationalistes en Europe. Au nord, cela fait la fortune électorale des partis populistes xénophobes, d'Anvers à Helsinki, de Vienne à La Haye. Tandis qu'au sud se multiplient les manifestations de colère au cours desquelles l'image de la chancelière allemande est brûlée en effigie dans les rues d'Athènes, de Madrid, de Barcelone ou de Lisbonne. C'est une situation intenable.
3 - D'où la troisième option : le contribuable de dernier ressort ne peut être que le contribuable européen. C'est la seule solution authentiquement européenne. C'est aussi la seule qui est compatible avec un processus de décision démocratique et un contrôle parlementaire digne de ce nom. Il nous faut donc trouver de nouvelles ressources fiscales, levées à l'échelle de l'Europe, pour remplacer les contributions nationales et pour faire assumer directement les engagements pris dans le cadre de l'Union par l'ensemble des citoyens européens. Qu'il s'agisse de garantir les prêts faits aux pays en difficulté ou, à plus forte raison, de financer les investissements d'avenir décidés en commun.
Non seulement cela n'exige pas un nouveau traité, mais il suffit de revenir à la lettre et à l'esprit du traité de Lisbonne : le principe y est clairement posé que les engagements financiers de l'Union doivent être financés par des ressources propres affectées à l'Union. Et cela ne comporte aucun transfert de souveraineté fiscale : l'Union européenne doit être simplement considérée comme une collectivité territoriale, certes de taille géographique supérieure à chacun des Etats qui la composent, mais ne disposant que des ressources fiscales déléguées par ceux-ci.
C'est parce que le Parlement européen en a fait une condition expresse à la négociation sur le prochain cadre financier que la Commission a mis sur la table les deux propositions qui sont actuellement en cours d'examen : la taxe sur les transactions financières, et une nouvelle ressource TVA. On peut naturellement en imaginer d'autres, notamment dans le domaine des énergies polluantes.
Une fausse piste : plus de budgets pour moins d'argent
L'automne 2012 a vu fleurir une profusion d'idées les plus variées pour compléter l'union monétaire par une solidarité financière dépassant les seuls mécanismes de prêt : euro-obligations fusionnant tout ou partie des dettes souveraines, Trésor européen émettant des bons à court terme, fonds commun de rédemption des banques en détresse, fonds européen de garantie des dépôts bancaires, etc. La plus spectaculaire a été la proposition d'un budget propre à la zone euro. Inspirée par Berlin, elle a donné lieu à une surenchère d'éloquence des deux côtés du Rhin. Rive droite, il est question d'aider les pays en difficulté qui ont le courage d'honorer leur feuille de route, en finançant des investissements qu'ils ne sont plus en mesure de prendre en charge. Rive gauche, on n'évoque rien de moins que la " compensation de chocs asymétriques " et la mutualisation de l'assurance chômage ! Avec la volonté commune de franchir un pas supplémentaire dans l'intégration européenne. Quel fédéraliste n'y souscrirait ?
Mais qui peut le croire ? La logique profonde des intervenants n'a pas changé : chacun espère trouver le moyen d'être généreux... avec l'argent des autres. C'est pourquoi, l'idée de doter la zone euro d'un budget propre doit être jaugée à l'aune des réponses à quatre questions.
- S'agit-il d'un vrai budget ou d'un nouveau fonds de type bancaire ? Prêter plus à des pays déjà surendettés conduirait à l'overdose. Les faire bénéficier d'un vrai transfert budgétaire renvoie immédiatement à la question suivante.
- D'où viendrait l'argent ? Qui est prêt à payer combien ? Promoteurs du concept, les dirigeants allemands reprennent à leur compte tous les arguments thatchériens contre toute augmentation du budget de l'Union : ils s'opposent bec et ongles à l'augmentation, timidement proposée par la Commission, de moins de 1 pour 1000 du PIB d'ici 2020 ! Et ils refusent d'y affecter toute nouvelle ressource propre. 2013 est une année électorale outre-Rhin, et l'opinion publique y est massivement exaspérée par l'aide donnée aux partenaires méridionaux : il est clair que le lyrisme européen actuel n'a pas pour but d'annoncer un concours supplémentaire mais de compenser son absence.
- Quelles dépenses seraient ainsi prises en charge ? Des secours pour les plus pauvres ? La même Allemagne et ses voisins du nord sont allés jusqu'à saisir la Cour de Justice pour mettre fin à la seule dépense très sociale financée par l'Union, l'aide alimentaire aux plus démunis. Des aides à la formation professionnelle des travailleurs licenciés ? Le fonds d'ajustement à la mondialisation a été créé pour cela et il tourne à plein régime : il suffit d'augmenter ses moyens. Des investissements de compétitivité ? Cela reviendrait à réinventer les fonds structurels et le programme-cadre recherche.
- Et finalement, quels pays seraient concernés ? Les seuls membres de la zone euro ? Cette perspective est désormais dépassée : il y a un an, ardent défenseur d'une organisation propre au club de l'euro, le Président Sarkozy a dû accepter l'entrée dans le traité de stabilité budgétaire de huit Etats non-euro qui voulaient absolument rester ancrés au cœur de l'Europe. Cette volonté ne fera que s'accroître. Car d'ores et déjà leurs monnaies nationales dépendent entièrement de l'euro, et leurs économies sont totalement liées aux nôtres.
Imaginer une entité propre aux pays de l'euro avait un sens il y a quinze ans, lorsqu'on pensait que ceux-ci ne seraient pas plus d'une demi-douzaine. En 2013, le problème se pose à l'envers. Désormais, " l'Europe utile " ne doit pas être pensée comme la zone euro " plus ", mais comme l'Union européenne " moins " : moins ceux de nos partenaires qui veulent en rester là, voire revenir en arrière. L'article 40 du traité de Lisbonne - la clause de divorce - a été conçu à leur intention. Et le Premier ministre britannique a annoncé son intention de soumettre cette question de confiance à ses concitoyens dès les prochaines élections législatives, d'ici deux ans.
Conclusion : la dimension budgétaire de la solidarité européenne ne passe pas par de nouvelles institutions, de nouveaux traités, de nouveaux budgets, mais par la mise à niveau et l'adaptation du bon vieux budget communautaire.
Pour une solidarité budgétaire européenne
La crise est favorable aux réformes audacieuses mais, hélas, pas à l'extension de la générosité publique au-delà des frontières nationales : au contraire, Flamands, Ecossais, Basques, Catalans, Lombards voudraient même en réduire le cadre géographique en s'exonérant de la solidarité nationale. Que ce soit à 17, à 25 ou à 27 Etats, un budget méritant le nom de fédéral reste hors d'atteinte. En revanche, un vrai saut qualitatif peut être obtenu si le pilier financier du modèle de solidarité qui s'invente peu à peu depuis deux ans est complété par un pilier budgétaire, comportant trois volets :
1 - L'adaptation du budget communautaire aux besoins du XXIe siècle. Tant du côté des ressources - la taxe sur les transactions financières ou/et la taxe carbone remplaçant les droits de douane - que du côté des dépenses - les nouvelles technologies, les grands réseaux continentaux, les échanges universitaires, les laboratoires d'excellence montant en puissance, pendant qu'une décentralisation intelligente peut transférer au niveau national ou régional une partie des politiques traditionnelles pour lesquelles la dimension européenne n'est plus aussi pertinente.
2 - La création d'un fonds d'investissement, venant compléter les crédits budgétaires, pour financer les projets de long terme à rentabilité différée. De nombreuses solutions sont possibles pour l'alimenter : mutualisation des futures " obligations de projets " (project bonds), réaffectation des remboursements des prêts consentis par le M.E.S. ou de ses produits financiers, mutualisation d'emprunts nationaux destinés à financer des investissements d'avenir, etc. Un tel fonds aurait vocation à devenir le budget d'investissement dont l'Union est privée. Ce serait une traduction réaliste du concept lancé maladroitement sous le nom de " budget de la zone euro ".
3 - Enfin, la mise en place, entre les Etats membres, d'une coordination budgétaire qui ne se limite plus au respect des garde-fous, mais qui porte sur le contenu même de la politique économique et fiscale. Pour prendre une comparaison musicale, il ne suffit pas de vérifier que chaque instrumentiste de l'orchestre européen ne fait plus de fausses notes ; il faut aussi que les partitions de chacun débouchent sur une symphonie harmonieuse, c'est-à-dire sur la maximisation d'une croissance saine et durable pour l'ensemble de l'Union. La crise de la dette ne doit pas nous faire oublier que le mal le plus grave de l'Europe est l'anémie pernicieuse de la croissance. Au lieu de proposer sans cesse d'autres traités, d'autres sanctions, d'autres disciplines, il est temps que les grands dirigeants parlent du contenu de leurs politiques respectives.
Conclusion
Alors se posera une nouvelle question : s'il apparaît qu'un Etat membre a une politique trop égoïste, s'il faut le convaincre de se montrer plus coopératif envers ses partenaires, qui sera le décideur de dernier ressort ? Chut ! Le lecteur le saura en lisant le prochain numéro du Rapport Schuman !
[1] Ce texte est issu du "Rapport Schuman sur l'Europe, l'état de l'Union 2013" publié aux éditions Lignes de repères. L'ouvrage est disponible à l'achat sur notre site http://www.robert-schuman.eu/fr/librairie/0160-rapport-schuman-sur-l-europe-l-etat-de-l-union-en-2013
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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