Les relations transatlantiques
Simon Serfaty
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ENSimon Serfaty
En novembre 2012, Barack Obama a été réélu président des Etats-Unis, comme le furent avant lui Bill Clinton et George W. Bush. Mais les hésitations plus prononcées de ses clientèles électorales les plus fidèles - des foules moins enthousiastes, une marge de victoire rétrécie, un ton moins serein que quatre années plus tôt - confirment les hésitations et les déceptions d'une grande partie de l'opinion américaine. Pourtant, Obama a beaucoup appris durant son expérience du pouvoir. Et ce qu'il a appris augure bien de sa capacité à saisir l'opportunité qui lui est offerte de s'imposer dans l'histoire en faisant enfin preuve de l'audace avec laquelle il était identifié initialement [1].
C'est dans cette perspective non-partisane que se conjugue son triomphe : en une période particulièrement difficile, il sera bon de pouvoir compter sur l'expérience du président sortant plutôt que de s'en remettre à un nouveau venu aux idées encore mal formées et donc à la traîne de conseillers souvent encombrés d'idées trop bien formées, c'est-à-dire trop rigides - une "nouvelle administration Bush" se plaignaient déjà les mauvaises langues durant la campagne du candidat républicain. Jimmy Carter en janvier 1977, Ronald Reagan en 1981 et Bill Clinton en 1993, servent d'exemples. Ayant bloqué leurs prédécesseurs à mi-parcours, chacun d'entre eux eut du mal à s'adapter à un monde peu conforme aux idées qu'ils s'en faisaient durant leurs campagnes respectives : Carter, le moraliste, qui espérait le pacifier sans mal, promettant de redonner à son pays la supériorité morale - conçue comme "un droit de naissance" - que l'Union soviétique ne pouvait pas contester ; Reagan, le réaliste, qui, sensible à l'humiliation éprouvée par l'Amérique profonde durant les années précédentes, voulait en finir avec un adversaire - "l'empire du mal" - qu'il méprisait ; et Clinton, le pragmatique, qui, revenant aux fondamentaux - "the economy, stupid" - croyait pouvoir s'isoler des dossiers internationaux.
Pour le reste, c'est-à-dire pour l'essentiel, la dynamique des changements en politique étrangère n'est pas régie par un calendrier politique auquel l'Histoire, jalouse de ses prérogatives et toujours pressée de surprendre, ne se soumet pas. En fait, dans le domaine des grandes affaires surtout, les changements s'expriment moins d'une administration américaine à l'autre qu'au sein de la même administration. Ainsi, la politique étrangère de Dwight D. Eisenhower se dessinait déjà durant les deux dernières années de l'administration Truman, après que la guerre de Corée ait forcé Truman à donner à sa vision du monde la dimension globale qu'il lui avait nié précédemment, et elle se poursuivait encore durant les deux premières années de l'administration Kennedy, alors que celui-ci s'enfonçait dans les crises héritées de son prédécesseur. De même pour Reagan, le va-t-en guerre du début des années 80, mis en selle par Carter lui-même durci par ses mauvaises expériences en Iran et en Afghanistan : durant son deuxième mandat, Reagan devenait l'homme de la détente et du désarmement - un architecte de pointe, en fait, pour une fin paisible à la Guerre froide, confirmée par son successeur.
Plus près de nous, les changements de Bush à Bush, après les élections législatives de novembre 2006, auront été plus prononcés que ceux allant de Bush à Obama après l'élection présidentielle de novembre 2008. Le départ des forces américaines à une date que seul le gouvernement que seul le gouvernement irakien pourrait valider et un pivot militaire vers l'Afghanistan, pour assurer un "décent intervalle" avant le retrait des forces américaines promis pour 2014 - faut-il attribuer la fin de ces sales guerres à Bush ou à Obama ? De même pour un retour au multilatéralisme, inauguré par Bush avec un groupe 5+1 (à savoir les membres permanents du Conseil de Sécurité de l'ONU, plus l'Allemagne) pour sortir de l'impasse nucléaire avec l'Iran, puis confirmé avec le ralliement derrière un G20 réuni à la hâte suite à une initiative française au plus profond de la crise financière ouverte à l'automne 2008.
Les conséquences d'une victoire de Romney sur la politique étrangère américaine, auraient dû être dédramatisées. "Ni ange ni bête" – la formule pascalienne pouvait s'appliquer aux deux candidats puisque " qui veut faire l'ange fait la bête ". Du reste, en novembre 2012, seulement un Américain sur vingt a fait de la politique étrangère la question prioritaire des élections. Alors que la campagne présidentielle touchait à sa fin, il était de plus en plus difficile de distinguer l'un et l'autre des deux prétendants : Obama, n'ayant pu assimiler son adversaire à "George W.", durcissait son propre ton, sur l'Iran par exemple, alors que Romney, n'ayant pu réduire le président sortant à une caricature de Carter, s'attachait à adopter sa souplesse, sur le retrait des forces en Afghanistan par exemple. À se demander combien une victoire du gouverneur Romney aurait changé les choses, en dépit de son immense impopularité en Europe et ailleurs, si ce n'est pour un style qui aurait certainement perdu l'aisance et la décontraction associées au président sortant ?
Réélu, le président des Etats-Unis entame un mano a mano avec l'Histoire, dorénavant son seul adversaire et donc sa dernière ambition. Sa condition n'est pas originale : c'est durant leur second mandat que les présidents américains ont la possibilité d'assurer leur stature d'homme d'Etat. Voyez Truman et même Nixon - mais pas Eisenhower dont la réputation était déjà bien assise dès sa première élection –, et évaluez les efforts tardifs de Clinton au Moyen Orient, où il espérait trouver l'absolution pour une présidence affectée par ses indiscrétions personnelles. Comparé à ses prédécesseurs qui sont devenus ce qu'ils ne voulaient pas être (durcissement pour Carter, adoucissement pour Reagan), le deuxième mandat d'Obama lui offre donc une nouvelle chance de devenir enfin ce qu'il avait espéré être et, se faisant, justifier tardivement un Prix Nobel accordé prématurément.
Crise de l'apprentissage
Que Barack Obama soit venu au pouvoir dans des conditions difficiles est acquis. Inutile de revenir sur cette banalité si ce n'est pour souligner le caractère total de la crise qui l'attendait avant même qu'il n'entre en fonction : crise de confiance des Américains en leur gouvernement, et du monde en l'Amérique. Du moins, en 1933, Franklin D. Roosevelt avait pu choisir entre la remise en marche de l'économie américaine et la mise en place d'un monde dont la dérive suicidaire s'exprimait par l'élection en Allemagne d'Adolf Hitler ; sa "Nouvelle Donne" était un projet de société pour sortir de la terrible dépression économique des années 30. En 1969, ce fut l'inverse pour Nixon qui, embourbé dans une guerre au Vietnam allant de mal en pis, et accablé par un forcing soviétique encouragé par l'apparence d'un déclin de la puissance américaine, choisit au contraire de faire du monde sa priorité, tout comme son ancien adversaire, John Kennedy, avait voulu le faire en 1961.
Privé du luxe de pouvoir choisir entre le national et l'international, Obama fut reçu en 2008 comme l'homme providentiel - le grand magicien qui, ayant débarrassé le pays du mal-aimé universel, George W. Bush, remettrait tout en ordre par sa seule apparition. En finir avec les guerres, y compris les guerres de religion ; réconcilier les races et soulager les inégalités ; faire rêver l'Amérique et donner au monde son modèle de société ; renouer avec la croissance économique mais aussi spirituelle. A espoirs démesurés, déceptions assurées : comment, sur cette base, aurait-il pu ne pas décevoir ? Personnage-fiction - en France, Obama pouvait être assimilé au Dr. Rieux, créé par Albert Camus pour en finir avec "la peste", mais il se révéla plus proche de Meursault, " l'étranger " gardant ses distances par rapport à ceux qui, tel Nicolas Sarkozy, s'affirmaient d'emblée être son "copain". Aux Etats-Unis, aux références littéraires différentes, il enterrait enfin "l'homme invisible" de Ralph Ellison, le grand romancier noir des années 1950, le successeur de Richard Wright et le précurseur de James Baldwin : "invisible" parce qu'incapable de faire preuve de l'audace voulue pour réaliser ses "possibilités infinies". Rien de tel pour Barack, investi dès sa naissance de la "baraka" qui allait lui permettre de réaliser ses ambitions. Se vantant "des frères, des sœurs, des nièces, des neveux, des oncles et des cousins de chaque race disséminés sur trois continents" Obama se déclarait "citoyen du monde" – davantage, donc, que le citoyen américain qu'il était pourtant "fier" d'être dans un monde qui avait oublié comment aimer une Amérique qu'il comptait bien renouveler [2].
Obama aura eu la particularité d'être à la fois le président le plus réfléchi et le moins bien préparé dans l'histoire moderne des Etats-Unis. Trop intelligent pour ne pas être conscient de son inexpérience - il hésita avant d'annoncer sa candidature en 2007 –, il agit, une fois élu, avec une extrême prudence plutôt qu'avec l'audace dont son éloquence en faisait spontanément le héraut. Sombrant dans l'attentisme, son premier objectif a souvent été d'éviter l'erreur prématurée, tels Kennedy à la baie des Cochons au printemps 1961, ou même George W. Bush après les évènements du 11 septembre 2001 - situations dont ni l'un ni l'autre n'était responsable mais évènements qui allaient pourtant définir leur présidence, l'un dans la crise des missiles qui menaça la survie du pays et l'autre dans une sale guerre qui menaça de le ruiner. En septembre 2009, la passivité de Barack Obama alors qu'une révolution des rues faisait trembler Téhéran est un exemple, parmi d'autres, confirmant sa crainte d'un "faux départ" dans sa course avec une réalité qu'il avait déformée au nom de la "nouvelle donne" évoquée dans ses discours et son image.
Certes, Obama a rétabli l'image internationale de son pays - une image de marque qui était devenue la cible d'un mouvement anti-américain planétaire dont le principal accusé était son prédécesseur. À l'étranger, Obama est aimé pour ce qu'il est ou représente et en dépit parfois de ce qu'il fait ou ignore : un "président européen" en Europe, où 75% des citoyens auraient voté pour lui (et seulement 8% pour Romney, d'après un sondage réalisé avant les élections du 6 novembre 2012) [3] ; mais aussi "le premier président du monde" puisque le seul à avoir des racines en Asie et le premier à se vanter de ses ancêtres africains. C'est "l'homme universel" d'Henry de Montherlant, une identité qui prêterait à confusion si ce n'est qu'un vote pour Obama et l'image qu'il incarne est un vote pour l'Amérique et l'image qu'elle représente.
Ce n'est pas rien, mais même en tenant compte de cette distinction, l'apprentissage difficile de Barack Obama rappelle en partie celui de Jimmy Carter. L'enfer est pavé de bonnes intentions : en voulant trop faire on en vient à confondre ce qui est souhaitable avec ce qui est réalisable, et dans la hâte de tout faire on en vient à conjuguer le futur au présent - jusqu'à ce que, intimidé par les obstacles ou découragé par les résultats, tout est remis à plus tard. En 2009, le président Obama, nouvellement élu, a dit ce qu'il allait faire - à Strasbourg, au Caire, à Prague, à New York, à Stockholm et ailleurs - mais après coup il n'a pas fait beaucoup de ce qu'il avait dit - pour en finir avec le nucléaire, faire la paix au Proche-Orient, bâtir un nouveau partenariat avec l'Europe, prendre un nouveau départ avec la Russie, réformer les institutions multilatérales, et bien plus encore. Tuer Oussama Ben Laden ne suffit pas à résumer une "grande" politique étrangère, comme l'a prétendu le vice-président Joseph Biden. Finir une guerre ou deux ne suffit pas à en finir avec les guerres, comme l'a affirmé le président américain.
Au fond, Obama, qui se disait, et se voulait, être un "homme révolté" n'a pas osé. Au Proche-Orient en particulier, après un discours visionnaire au Caire, où il était reçu quelques semaines après son entrée en fonction avec un enthousiasme d'autant plus surprenant qu'il était spontané, il est resté distant, cherchant surtout à gagner du temps avant, durant et depuis un "printemps arabe" qu'il avait appelé de ses vœux mais durant lequel les Etats-Unis sont restés en queue de peloton : de l'étape en Libye en 2011, dans un sprint bien amené par la France, au contre-la-montre à Gaza en novembre 2012, en poursuite de l'Egypte - en attendant une arrivée difficile en Syrie où Obama, méfiant et hésitant, a préféré ne pas s'impliquer. La même conclusion s'impose pour ce qui est du discours anti-nucléaire de Prague, promettant monts et merveilles aux partisans du désarmement. Ailleurs, la main tendue par Obama a été souvent ignorée et parfois mordue. Les relations bilatérales avec la Russie, par exemple, ont commencé à se dégrader avant même que Vladimir Poutine, réélu à nouveau président, ne ferme la parenthèse ouverte par Dimitri Medvedev, avec lequel Obama semblait avoir de rares affinités personnelles. Avec l'Iran, entre autres adversaires de taille comme la Corée du nord, le dialogue qu'il recherchait s'est fait entre sourds-muets : je vous parle et je vous écoute, et moi non plus. En bref, entre les deux guerres héritées de son prédécesseur, Obama a été dépassé par le "monde tel qu'il est" et qu'il s'est ensuite efforcé de rejoindre - un "réaliste malgré lui" dont la bonne conscience rappelle que la fin justifie les moyens. [4]
Obama nouveau
De ce premier mandat, le président des Etats-Unis, dorénavant plus expérimenté mais aussi moins idéaliste, en retire une vision stratégique qui manquait après son élection en novembre 2008. Ayant vécu sa volonté d'être - Yes, I can - Obama doit dorénavant démontrer sa volonté de faire - Yes, I must. Comme Clinton en 1997, qui préféra Madeleine Albright, la première femme à être nommée à la tête de la diplomatie américaine, à Richard Holbrooke, au tempérament jugé trop fort - mais aussi comme Bush qui remplaça Colin Powell par la fidèle "Condi" Rice - Obama aurait préféré sa jeune protégée Susan E. Rice au sénateur John Kerry –pour remplacer Hillary Clinton. Kerry devra s'assurer de ne pas faire obstacle à un président durant un moment qu'il veut être entièrement le sien.
Durant la campagne présidentielle, le gouverneur Romney attaquait son adversaire comme un prophète du "déclin" insuffisamment respectueux du caractère exceptionnel de son pays. En fait, Obama représente ce qu'il y a de mieux dans l'exceptionnalisme américain : en 2009, son prix Nobel aurait dû aller à l'Union américaine qui, surmontant son histoire somme toute raciste, l'avait élu et, ce faisant, avait donné au reste du monde des leçons de démocratie. Plutôt que de douter ou de dénigrer la puissance américaine, Obama se réjouit d'une supériorité qu'il veut préserver, in toto, par rapport à celle de tout autre pays afin de la maintenir, ipso facto, indispensable, une condition dont il se réjouit. Mais Obama reconnait les limites des Etats-Unis à agir seuls, par économie de ressources en un moment d'austérité mais aussi par manque de volonté nationale en une période de retranchement. Par instinct dès son inauguration, et par expérience depuis, le président des Etats-Unis est d'autant mieux disposé à s'intégrer dans un ordre post-américain que celui-ci n'a rien d'anti-américain : à ce jour, ce seraient plutôt ses partenaires qui ne sont pas prêts à s'adapter à un déclassement de la puissance américaine - en Europe pour faire contrepartie à ses faiblesses et en Asie pour faire contrepoids à la Chine.
Dans un monde en mutation, une multitude d'Etats, d'institutions et d'organisations non-gouvernementales ou groupuscules antiétatiques composent une structure apolaire dans laquelle même une puissance hors-pair, tels les Etats-Unis, ne peut pas faire jeu à part : il y a un besoin d'alliés et de partenaires qui doivent être "disponibles" et capables, capables et pertinents, pertinents et compatibles. De son propre aveu limité dans la géographie qu'il a vécue et l'histoire qu'il a connue, Obama n'a pas pour l'Europe le je-ne-sais-quoi qui le ferait sentir chez lui là-bas - ayant grandi ailleurs et ayant donc rêvé à d'autres choses, en Afrique et en Asie. Embourbée dans des débats institutionnels que le président des Etats-Unis comprend mal, et accablée par la médiocrité relative de ses chefs avec lesquels Obama ne se sent pas à l'aise, l'Union européenne ne lui semble pas être une valeur sûre, comparée à d'autres régions avec lesquelles il peut s'identifier plus facilement et vers lesquelles il préférerait donc se tourner. Pour l'heure pourtant, la nouvelle donne stratégique qu'annoncerait un glissement vers l'Asie reste un objectif plutôt qu'une stratégie - une spéculation sur le long terme alors que l'Europe reste un investissement de longue durée qui continue d'être d'une extrême profitabilité.
Pas moins que ses prédécesseurs, Obama continuera donc d'offrir un droit de premier refus aux Etats européens et leur Union (dans laquelle, de préférence, se maintiendrait le Royaume-Uni et où entrerait éventuellement la Turquie) : pour refaire l'Alliance, il faut faire l'Europe sans pour autant se défaire des Etats-Unis. Rien de nouveau dans une approche américaine qui fait d'une Europe unie son partenaire privilégié : ambition exprimée déjà par John F. Kennedy en juillet 1962, lorsque, cinq ans à peine après la signature des traités de Rome, il évoquait une "communauté atlantique" dont une Europe unie serait un des deux principaux piliers ; par Henry Kissinger, inaugurant " l'année de l'Europe " en 1973 en invitant les membres d'une communauté européenne qui venait de compléter son premier élargissement, à définir leur action dans la complémentarité avec leur partenaire américain ; par George H.W. Bush en 1991, offrant à l'Allemagne unie au sein d'une Union européenne instituée par le traité de Maastricht le "co-leadership " du nouvel ordre mondial inauguré par la fin de la Guerre froide ; et aussi par Obama, en avril 2009, lorsqu'il plaidait la cause d'un partenariat renforcé au Parlement européen qui le recevait à Strasbourg pour son premier voyage officiel en Europe.
C'est en acceptant pleinement la fin du "moment unipolaire" de l'après-guerre froide, et en rejetant la "tentation impériale" à laquelle George W. Bush avait succombé, que l'Amérique d'Obama, soulagée, redécouvre un multilatéralisme négligé à prix fort après le 11 septembre. Les "guerres du 11 septembre" ayant démontré combien il serait difficile de planer au-dessus des autres puissances et d'agir sans elles, l'Amérique d'Obama s'installe avec et parmi elles : confiante de la place de choix qu'elle occupe, elle fait équipe avec les 33 autres pays membres de l'OTAN et de l'Union européenne, y compris les 21 États européens qui sont membres des deux institutions. Certes, ce G2 transatlantique a des concurrents de taille dont la montée en puissance n'est pas contestée, individuellement ou dans de nouvelles alliances. Mais trop d'histoire (comme la guerre de 1962 entre la Chine et l'Inde) et trop peu de géographie (plaçant des centaines de millions de Chinois aux portes d'un immense territoire russe sous-peuplé), ou, inversement, trop peu d'histoire et trop de géographie (comme c'est le cas entre ces trois Etats et le Brésil), font obstacle à une entente stratégique durable parmi les puissances montantes qui se ferait aux dépens de leurs relations avec les Etats-Unis et l'Europe.
S'organiser pour une meilleure gouvernance multilatérale, dans le cadre du G20 par exemple, ou s'associer à des coalitions formées, avec ou sans la bénédiction de l'ONU, par d'autres Etats directement engagés par leurs intérêts, est la préférence du président américain : ayant attaqué l'unilatéralisme de son prédécesseur et n'ayant pas vécu pleinement la structure bipolaire de l'après-guerre, celui-ci peut en effet s'adapter à une multipolarité dont la flexibilité lui convient intellectuellement même s'il en connaît mal les modalités historiquement [5].
Un moment Sarajevo
Finie l'époque où une petite île pouvait conquérir ou défier le monde, comme le Royaume-Uni ("Grande" Bretagne) ou le Japon impérial ; finie l'époque où un Etat défini exclusivement par sa puissance militaire, telle l'Union soviétique, pouvait aspirer à une hégémonie globale sans rapport à son histoire régionale ; finie l'époque où un gouvernement pouvait faire chanter ses partenaires en leur refusant l'accès à ses ressources à des prix abordables ou à ses marchés sur une base égalitaire ; finie l'époque où deux pays n'ayant rien en commun sinon un dédain historique de l'autre suffisaient à transformer l'histoire des pays qu'ils occupaient, soit par invitation soit par imposition. Finie, aussi, l'époque où "cultiver son jardin" était une vocation lucrative, et "gagner du temps" une stratégie payante. Ces conditions semblent remonter à loin - non seulement un autre siècle mais un autre millénaire.
C'est donc, une fois de plus, la croisée des chemins - un tournant, à la sortie duquel l'Histoire se permet des choix qu'elle ne partage pas au préalable avec ceux qui les vivent ou devront en subir les conséquences. De tels tournants se présentent régulièrement, mais c'est la totalité de la mutation en cours qui est rare. À l'inverse de 1815, il n'y a pas de monde prérévolutionnaire à renouveler dans un concert européen ; à l'inverse de 1871, il y a plus d'une puissance montante à gérer et absorber ; à l'inverse de 1919, il n'y a pas de puissances vaincues à punir ; à l'inverse de 1945, il n'y pas d'alliés à sauver d'eux-mêmes ; à l'inverse de 1991, il n'y a pas de triomphe à célébrer ; à l'inverse de 2001, il n'y a pas un "axe du mal" à annihiler ; et, hélas, à l'inverse de 2008, il ne semble plus y avoir d'homme-providence pour cicatriser un monde en mal d'histoire.
C'est "un moment américain", insiste Hillary Clinton, qui ajoute "nous devons être partout" [6]. Et partout, elle s'est rendue - un secrétaire d'Etat qui a voulu donner à tous les pays qu'elle a visités, y compris les plus petits, et à toutes les questions dont elle a traitées ou qu'elle a négociées, y compris les moins traditionnelles, une importance et un sérieux compatibles avec sa vision d'un monde intégré qui doit être vécu en temps réel et dans toutes ses dimensions, y compris les plus anodines. Mais à vouloir être partout, même Hillary Clinton s'est épuisée, réalisant graduellement que ses moyens n'étaient pas à la mesure de son énergie, son énergie à la mesure de sa volonté, sa volonté à la mesure de son rôle, et son rôle à la mesure de ses moyens : finie aussi, en parallèle, l'image d'une Amérique qui se voulait et se croyait pouvoir être tout à la fois - un flic, une sage-femme, un contremaître, un banquier, un chirurgien, un prêtre, un éducateur, et davantage.
Avant de confirmer une structure post-américaine élargie à un plus grand nombre de pays à puissance et influence variables, il y a pourtant une nouvelle mise en scène que les Etats-Unis doivent assumer dans une région dont l'assainissement ne peut pas être laissé à la remorque de projets qui trainent (comme le projet européen) ou de puissances qui freinent (comme la Chine et la Russie) ou de pays qui peinent (comme la Turquie). A plus tard les préférences du président, "en direction de la justice" avait-il promis lorsqu'il acceptait le prix Nobel en 2009 ; et à plus tard également les changements de direction annoncés en 2012, vers l'Asie surtout. Le "moment américain" se jouera au Moyen Orient, et c'est donc là qu'Obama devra démontrer sa capacité à orienter le cours de l'Histoire : échos du siècle précédent, lorsque le centre de gravité géopolitique était dans les Balkans, où la longue agonie de l'empire des Habsbourg, manifesté dès 1815, était sur le point de s'achever dans une guerre suicidaire déclenchée par un accident terroriste relativement mineur.
Faire du Moyen-Orient la région-pivot du deuxième mandat de Barack Obama n'est pas une perspective heureuse. En ayant fini avec les deux guerres du 11 septembre, et après un "printemps arabe" qui a permis une timide ouverture démocratique, les Américains sont fatigués de cette région : seulement un Américain sur deux s'est intéressé à la confrontation entre Israéliens et Palestiniens en novembre 2012, et environ un Américain sur trois seulement pense que les Etats-Unis ont intérêt à armer les rebelles pour en finir avec le régime en place à Damas. [7] Après deux sales guerres et pire encore, la tentation de s'éloigner de cette région est non seulement compréhensible mais dorénavant concevable alors que les Etats-Unis émergent comme le premier pays producteur de gaz (d'ici à 2015) et de pétrole (d'ici à 2017). Voilà peut-être la partie du monde où Obama, contesté en Israël, et les Etats-Unis, compromis dans le monde arabe, semblent être le plus handicapés. De 1956 à Suez à 2006 en Irak, c'est là que les Etats-Unis ont été le plus isolés, leur leadership le plus controversé, et leurs résultats le plus contestés. L'intimité américaine avec l'Etat israélien en a souvent été la raison, présentée comme le principal obstacle à la mise en place d'une architecture durable pour la région : 59% des Américains ont une opinion favorable de cet Etat, une opinion qui n'est partagée que par 34% des Européens, et souvent moins ailleurs.
Bien que le temps presse pour sa résolution, le conflit israélo-palestinien n'est pourtant pas la priorité la plus urgente pour la région : plus pressante encore, et même davantage décisive, est la crise avec l'Iran, vécue à ce jour au ralenti mais se rapprochant irrévocablement de son dénouement. Avec une frappe israélienne en Iran jugée de plus en plus probable en 2013 ou peu après, le temps manque pour des négociations bilatérales avec un gouvernement iranien peu susceptible de satisfaire un allié que le président américain ne peut ni abandonner ni contrôler. Les enjeux sont pourtant trop importants pour négliger le risque croissant d'un nouveau conflit dans la région, un conflit qui n'épargnerait aucun Etat, y compris les Etats-Unis : dans un choc pétrolier se répercutant sur des économies déjà fragiles, un choc économique menaçant de faire dérailler des institutions déjà à la peine, des chocs politiques empirant des poussées populistes apparemment déjà irrésistibles, et des chocs géopolitiques sources de "pivots" tous azimuts entre grandes et petites puissances réagissant différemment à l'action israélienne et la réaction américaine. Dans les turbulences créées par un tel conflit, les échos de la première crise pétrolière en 1973 seraient amplifiés par une condition singulièrement instable sur l'ensemble de la région : des nations en transition, comme l'Egypte, qui repensent leurs traités et alliances ; des Etats à la dérive, comme la Syrie, qui anticipent une guerre régionale comme une alternative de choix à leur guerre civile ; des pays défaillants, comme la Libye, qui sombrent dans le chaos ; voire, plus loin, des gouvernements à la dérive, démunis de tout sauf de l'arme nucléaire, comme le Pakistan, puissance-refuge pour des Etats arabes qui n'en ont pas et, comme l'Arabie saoudite, se cherchent de nouvelles garanties ailleurs qu'aux Etats-Unis.
C'est un moment Sarajevo : trop d'Etats, trop de gouvernements, trop de groupuscules et, tout simplement, trop de gens au Moyen-Orient semblent avoir ou percevoir un intérêt à voir éclater un conflit parmi leurs voisins ou entre leurs adversaires, chacun de ces conflits étant un détonateur pour une explosion ailleurs. Souvenirs à nouveau peu rassurants : il y a 100 ans aussi, l'incapacité des chefs d'Etat et de gouvernement à résoudre l'un ou l'autre des "petits" conflits qui enflammaient les Balkans déclencha une "grande" guerre qui allait donner son caractère sanglant à la première moitié du XXème siècle. Que de belles choses auraient pu se faire pourtant si cette guerre, inutile, avait été évitée ou, pour le moins, contrôlée ?
Conclusion
À l'aune d'un deuxième mandat présidentiel, Obama se voit offrir une deuxième chance de réussir là où ses prédécesseurs ont échoué. C'est, au fond, le rendez-vous avec l'histoire auquel il a aspiré et qu'il ne lui est pas possible de retarder. Il en va de l'intérêt de l'Europe d'accompagner Obama à ce rendez-vous afin qu'il s'y présente avec les meilleurs atouts - y compris l'expérience et les capacités des États européens et de leur Union - pour éviter la confrontation qui menace la totalité de la région, mais aussi pour la maîtriser si celle-ci avait lieu.
[1] Ce texte est inspiré par des remarques faîtes à un colloque sur "les élections présidentielles américaines" organisé sous la direction de Julian Fernandez, à Lille, le 25 et 26 octobre 2012. Une version un peu plus brève de cet essai est apparue sous le titre "Seconde chance pour Barack Obama", Revue de Défense Nationale, janvier 2013. Il a été également publié dans "Le Rapport Schuman sur l'Europe, l'état de l'Union en 2013", éditions Lignes de Repères, février 2013 (à paraître)
[2] S. Serfaty, "Obama peut-il réussir ?" Politique Internationale, no. 127 (Printemps 2010), p. 287-299.
[3] The German Marshall Fund, Transatlantic Trends, Key Findings, 2012, pp. 3 et 28. En France, la préférence pour Obama s'est chiffrée à 89 % (et à 87% en Allemagne).
[4] Simon Serfaty, "The Limits of Audacity ", The Washington Quarterly (Automne 2009); Ryan Lizza, "The Consequentialist", The New Yorker, May 2, 2011, p. 44-55.
[5] Voir S. Serfaty, "The Folly of Forgetting the West", Policy Review, no. 174 (Août/Septembre 2012), p. 35-48, et "The West in a World Recast", Survival, vol. 54, no. 6 (Décembre 2012-Janvier 2013), p. 29-40.
[6] "Une conversation avec Hillary Clinton", 8 septembre 2010. Stephanie McCrummen, "The secretary of 1,000 things", Washington Post, 26 novembre 2012.
[7] Bruce Stokes, "Americans on Middle East turmoil: Keep us out of it", Pew Global Attitudes Project, 14 décembre 2012.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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