L'instrumentalisation de la justice en Ukraine : dérive autoritaire d'un homme ou logique de développement politique ?

L'UE et ses voisins orientaux

Alla Lazareva

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23 juillet 2012
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Lazareva Alla

Alla Lazareva

Journaliste d'Ukrainian Week en poste à Paris.

L'instrumentalisation de la justice en Ukraine : dérive autoritaire d'un homme o...

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Introduction

Une question se pose: est-ce que les persécutions politiques des leaders de l'opposition en Ukraine sont une suite circonstancielle de l'inaction et du laxisme du pouvoir " orange " ? Ou bien les racines de cette tendance sont-elles encore plus profondes et donc, en quelque sorte, l'autoritarisme de Victor Yanoukovitch était-il inévitable ? Une réforme judiciaire est bien à l'ordre du jour depuis l'indépendance. Elle se met en route trop lentement, sans réelle volonté politique et rencontre une multitude de blocage. Il faut tenter de comprendre pourquoi.

Le premier Président Léonid Kravtchouk (1991-1995) est venu au pouvoir du fait d'un compromis au sein des élites communistes ukrainiennes et russes. Contrairement à la Pologne et à la République tchèque, l'Ukraine n'a pas connu de lustration des apparatchiks soviétiques. Bien au contraire : au nom de la paix civile en 1991, la nomenclature a obtenu toutes les clés pour se répartir les biens économiques en train d'être privatisés. Le pouvoir est resté entre les mains des mêmes personnes, avec leurs habitudes de confort et leur mode de gouvernance reposant sur un pouvoir fort imposé à une population maintenue dans la passivité et l'obéissance. Le pluralisme comme nouvel élément démocratique était la seule nouveauté venue avec le régime Kravtchouk. Aucune réforme plus ambitieuse n'a pu surgir de cette période.

L'époque du deuxième Président ukrainien, Léonid Koutchma (1995-2004), a été marquée par une nouveauté fondamentale : l'entrée de l'Ukraine au Conseil de l'Europe en 1995. Il en a découlé l'obligation de rendre ses lois et sa pratique juridique conformes aux standards de la Convention européenne des droits de l'Homme. Les reformes ont donc démarré timidement, et davantage dans la forme que dans l'esprit de la législation. Mais la société civile ukrainienne y a gagné des points d'appui pour demander des changements.

Le quinquennat du Président Victor Iouchtchenko (2005-2010) constitue, avec le recul, une période d'occasions manquées tant son administration semble avoir considéré que les réformes viendraient d'elles-mêmes. Il  a semblé croire qu'il suffisait de proclamer la vocation européenne de l'Ukraine pour que ces réformes adviennent. Ce discours, cependant, n'a pas eu beaucoup de force face à l'héritage soviétique : l'impunité quasi-totale des forces de l'ordre, la dépendance des juges vis-à-vis du pouvoir exécutif, l'état misérable des établissements pénitentiaires, la faible culture civique de la population, etc. Ce travail non-accompli a sévèrement rattrapé plusieurs dirigeants " orange " qui ont ensuite été victime de procès inéquitables. Au premier rang d'entre eux ont figuré Youlia Tymochenko, Youri Loutsenko et Valériy Ivashchenko.

Deux ans et demi de présidence Yanoukovitch (à partir de février 2010) s'avèrent donc comme un recul évident des standards démocratiques en vigueur en Ukraine. La personnalité de ce dirigeant, animé par un désir de vengeance et anxieux d'une éventuelle perte de pouvoir, y est sûrement pour quelque chose. Mais cette dégradation de la situation politique s'explique aussi par des raisons profondes : l'évolution inégale de la société civile dans les grandes villes et en province, les mœurs et les habitudes des fonctionnaires d'Etat, la faiblesse structurelle et idéologique de l'opposition, etc. Le pouvoir actuel a fait ressortir au grand jour toutes les lacunes et failles de la démocratie ukrainienne. Les persécutions politiques, condamnées par le Conseil de l'Europe, le Parlement européen, la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) et par la majorité des gouvernements démocratiques, apparaissent, dans le contexte actuel, comme un triste bilan de l'inaction du pouvoir " orange " qui n'a pas effectué les reformes indispensables pour protéger la démocratie naissante.

 

Malgré tout, une résistance citoyenne et juridique se met en place progressivement. Les actions de protestations dans les rues deviennent de plus en plus fréquentes. Et les prisonniers politiques se défendent tous en justice, comptant surtout sur les jugements de la Cour européenne des droits de l'Homme. Même si la Cour de Strasbourg ne peut pas imposer la libération de condamnés par la justice ukrainienne, ses verdicts ont un impact moral et politique énorme.

Une interprétation abusive du Code pénal

L'ancienne Premier ministre Youlia Timochenko, l'ancien ministre de l'intérieur Youri Loutsenko et l'ancien ministre de la Défense par intérim Valeriy Ivachtchenko sont tous les trois inculpés avec les mêmes accusations : abus de pouvoir ou de fonction, sur la base des articles 364 ou 365 du Code pénal ukrainien. Pour Youlia Timochenko, cet article est invoqué à propos de l'accord de livraison de gaz russe vers l'Ukraine qu'elle a "accepté sans autorisation du Président ni du gouvernement"; pour Youri Loutsenko, il est question de l'embauche de son conducteur ayant un an de plus que l'âge prévu pour cette fonction au ministère de l'Intérieur, de l'organisation de festivités pour la Journée de la Police et de la filature du conducteur de l'ex-numéro 2 des services secrets ukrainiens en 2004, dans le cadre de l'enquête sur l'empoisonnement de l'ancien Président Victor Iouchtchenko; pour Valeriy Ivachtchenko, il lui est reproché d'avoir avalisé des privatisations controversées en Crimée. Tous les trois sont incarcérés, et condamnés respectivement à 7, 4 et 5 ans de prison ferme. Tous les trois ont porté plainte devant la Cour européenne des droits de l'Homme, et Youri Loutsenko a obtenu gain de cause le 3 juillet 2012 sur les conditions de son arrestation et sa détention provisoire qui ont été jugés "illégales" [2].

Le Conseil de l'Europe demande explicitement à l'Ukraine de modifier ces deux articles de son Code pénal afin que des poursuites criminelles ne surviennent plus suite à des décisions politiques. Cette demande a été exprimée, pour la dernière fois, dans la résolution 1862 (2112) [3]. En particulier, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) a adopté le texte suivant :

"2. L'Assemblée exprime son inquiétude face aux poursuites pénales engagées aux termes des articles 364 (abus d'autorité) et 365 (outre-passement d'autorité ou de fonction) du Code pénal ukrainien contre certains membres de l'ancien gouvernement, notamment  Iouri Loutsenko, ancien ministre de l'Intérieur,  Valeri Ivachtchenko, ancien ministre de la Défense par intérim, Evgueni Kornitchouk, ancien premier vice-ministre de la Justice, ainsi que Ioulia Timochenko, ancien Premier ministre.

3. L'Assemblée considère que le champ d'application des articles 364 et 365 du Code pénal ukrainien est beaucoup trop large et qu'il permet effectivement une pénalisation postérieure au fait de décisions politiques normales, ce qui est contraire au principe de l'Etat de droit et inacceptable. L'Assemblée invite donc instamment les autorités à modifier rapidement ces deux articles du Code pénal pour les rendre conformes aux normes du Conseil de l'Europe et à lever les charges qui pèsent sur les responsables de l'ancien gouvernement et qui sont fondées sur ces dispositions. L'Assemblée tient à souligner que l'évaluation des décisions politiques et de leurs conséquences est une prérogative des parlements et, en fin de compte, de l'électorat, et non des tribunaux. A cet égard, l'Assemblée demande au Président de l'Ukraine d'examiner tous les moyens juridiques à sa disposition pour libérer ces membres de l'ancien gouvernement et leur permettre de se présenter aux prochaines élections législatives. Elle estime que des normes internationales strictes délimitant la responsabilité pénale et politique doivent être élaborées. "

Depuis, le parlement ukrainien, à majorité pro-présidentielle, a refusé plusieurs fois d'inclure dans son ordre du jour des modifications de ces deux articles du Code pénal, comme le souhaite le Conseil de l'Europe. Le pouvoir de Kiev préfère décevoir ses partenaires européens plutôt que contrarier le Président du pays qui ne souhaite pas, semble-t-il, laisser sortir de prison des opposants charismatiques comme le sont Youlia Timochenko et Youri Loutsenko, cela à la veille des élections législatives d'octobre 2012.

"Il n'est pas souhaitable de décriminaliser actuellement tout ce qui concerne l'abus de pouvoir, estime l'avocate Valentyna Telychenko qui représente devant la CEDH Youlia Tymochenko, Youri Loutsenko et Valery Ivachtchenko. Ces articles pourraient aussi, par exemple, permettre de poursuivre les crimes de policiers qui torturent durant les interrogatoires pour obtenir des aveux. Donc, il faut conserver ce délit mais le reformuler. A mon sens, quand il s'agit d'hommes politiques au pouvoir, il faudrait faire intervenir un qualificatif supplémentaire qui prendrait en compte l'intérêt personnel, un enrichissement matériel. Une motivation mesurable. Il n'y a rien de cela dans les affaires Tymochenko, Loutsenko et Ivachtchenko [4]."

 

L'affaire Loutsenko

L'affaire Loutsenko, la plus absurde et la plus avancée dans sa contestation devant la CEDH, reste très emblématique pour démontrer le fonctionnement de la justice en Ukraine : "nous avons eu toutes les raisons d'arrêter Youri Loutsenko et de le garder en prison !", s'obstine le Procureur Général Victor Pchonka trois jours après la condamnation de l'Ukraine par la CEDH. Même si le ministère de la justice a lâché sèchement : "On remplira les obligations devant la CEDH", il faut craindre que Kiev se contente de verser 15 000 € de dommages et intérêts à l'opposant prévus par la condamnation de l'Etat ukrainien sans changer le comportement en vigueur dans la salle d'audience. Car le 3 juillet, la CEDH ne s'est exprimée que sur les conditions de l'arrestation et de la détention préventive de Youri Loutsenko. Elle aura trois autre requêtes à étudier : sur les tortures, sur le fond du dossier qui a abouti à condamner une des personnalités clés de la Révolution " orange " à 4 ans de prison, et sur l'autre affaire qui passe en audience actuellement, sur les filatures dites "illégales" d'un chauffeur de l'ex-numéro 2 des services secrets ukrainiens, soupçonné alors d'être impliqué dans l'affaire de l'empoisonnement de Victor Iouchtchenko.

La décision de la CEDH reconnaît comme illégale l'arrestation et la détention provisoire de Youri Loutsenko. Mais la Cour n'est pas habilitée à lui rendre la liberté. Toutefois, l'avocat Valentyna Telychenko, qui représente Youri Loutsenko dans ses recours auprès de la CEDH, compte sur les  trois requêtes suivantes devant la Cour pour rétablir la justice dans cette affaire : "pour la première fois dans l'histoire de la Cour, les persécutions politiques sont reconnues à l'intérieur du pays. Un tel constat ouvre des possibilités similaires dans les affaires de Youlia Timochenko et Valériy Ivachtchenko. Cette décision est un précédent pour toute la pratique de la CEDH. Pour Youri Loutsenko, cela facilitera l'argumentation des ses prochains recours, qui ne tarderont pas, dès que la justice ukrainienne aura accompli ses jugements à tous les niveaux de la justice nationale," estime Mme Telychenko [5].

Les audiences dans les deux procès de l'ancien ministre de l'Intérieur ont offert un étrange spectacle. Dans l'affaire sur l'embauche de son conducteur et les festivités pour la Journée de la police en 2008 et 2009, l'Etat a reproché à Youri Loutsenko 40 000 hryvnia (4000 €) de gaspillage. Cette somme a été rapidement réunie par les anciens de la Police qui ont voulu la rembourser. Mais le Parquet Général refuse de prendre la somme. La défense de l'ancien ministre demandait d'interroger en audience 16 témoins. Le refus a été total. En revanche, l'accusation a pu faire entendre 86 témoins.

 

Plusieurs d'entre eux, comme Valery Melnyk [6] et Mykola Legenky [7], ont publiquement reconnu les menaces et les pressions qu'ils ont subies durant leurs interrogatoires. D'autres ont voulu revenir sur leur déposition initiale pour les mêmes raisons. Personne n'a confirmé en audience la culpabilité de l'ancien ministre. Mais en vain. Les juges semblaient faire preuve de surdité. "Les motivations politiques sont évidentes", affirme un autre avocat, Olexiy Baganets, qui s'est dit menacé par le Parquet Général [8].

L'affaire Tymochenko

Les poursuites de l'ancienne Premier ministre Youlia Timochenko, sa condamnation à 7 ans de prison, ainsi que les nombreuses enquêtes menées contre elle cristallisent toutes les imperfections et les lacunes du système judiciaire ukrainien. Mais pas seulement. L'affaire Tymochenko est aussi un reflet de la société, coincée dans ses contradictions. La méfiance totale qui règne dans les élites politiques et dans la société civile empêche une mobilisation efficace contre la justice arbitraire. L'opposition se retrouve décapitée et n'arrive pas à élaborer un projet regroupant tous les mécontents du pouvoir actuel. La politique ukrainienne reste toujours et avant tout une affaire qui tourne autour de quelques personnalités clés. C'est pourquoi la privation de liberté de Tymochenko et Loutsenko a un impact si négatif sur l'avenir du pluralisme en Ukraine.

La défense de Youlia Tymochenko au niveau national demeure aussi l'affaire de quelques avocats professionnels, de quelques militants des droits de l'Homme, de son parti politique, le BYUT [9], et de sa famille. Au niveau de la CEDH, une plainte a été déposée le 10 août 2011. Elle a été rapidement reconnue recevable. "La requête se réfère à tous les article de la Convention européenne des droits de l'Homme qui n'ont pas été respectés. Il s'agit du danger de mort, de tortures, d'arrestation illégale, de privation de droit à la justice équitable et, bien sur, de persécutions politiques", explique Valentyna Telychenko. Les échanges entre le gouvernement ukrainien et la CEDH sont en cours. L'audience est prévue le 28 août.

En espérant, sans doute, gagner du temps, Kiev repousse encore et toujours les audiences devant la Cour de cassation sur l'affaire dite gazière. Le calcul, semble-t-il, est de retarder le plus possible une nouvelle plainte devant la CEDH. Et pourtant, tôt ou tard, elle est inévitable.

Le pouvoir ukrainien n'est pas le seul qui utilise la jurisprudence pour éliminer ses concurrents politiques. Il ne sera sûrement pas le seul à découvrir que l'autoritarisme ne promet rien d'autre que l'isolement international. L'obstination, avec laquelle Kiev s'efforce d'écarter les opposants charismatiques de la vie politique démontre, que Viktor Yanoukovitch ne mesure pas ce danger.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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