Le modèle social européen en émergence, un atout face à la crise

Modèle social européen

Yves Barou

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16 juillet 2012
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Yves Barou

Ancien Directeur des Ressources Humaines et des affaires sociales chez Thales de 2000 à 2010, il est aujourd'hui Conseiller social du Fonds stratégique d'investissement (FSI).

Le modèle social européen en émergence, un atout face à la crise

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Introduction

 

La dimension sociale de l'Europe est souvent oubliée [1] ; ou bien elle est réduite à l'action de la Commission européenne. Or, si la Commission a un rôle évident et important, la dimension sociale de l'Europe doit être définie dans une perspective plus large.

Dans chacun des pays européens, l'histoire sociale s'est construite à partir d'une combinaison de conflits et d'innovations avec, dans les deux cas, des négociations pour trouver des solutions adaptées et, ainsi, pour définir des normes sociales. Partout les gouvernements ont joué un rôle de régulation mais ces interventions législatives nécessaires ont le plus souvent suivi l'action des "partenaires sociaux": syndicats, entreprises, branches, régions, etc.

Il y a eu de fait une autonomie du champ social qui n'est pas née de la sphère politique ; la démocratie sociale ne s'est pas identifiée à la démocratie politique parlementaire. Il en va et il en ira de même pour l'Europe.

L'Europe et le social : l'unité dans la diversité

 

Mais peut-on considérer l'Europe comme un tout ? Beaucoup d'auteurs ont décrit les différents modèles existants : continental, méditerranéen, anglo-saxon, nordique [2]. Et il est vrai qu'il existe des différences significatives entre les pays de même qu'il en existe entre entreprises, secteurs ou régions ; le mode de  structuration des syndicats, les structures industrielles, les niveaux de décentralisation sont d'ailleurs le legs évident de ces histoires différenciées. Mais ce découpage rend de moins en moins compte des avancées et des innovations car celles-ci sont d'abord des réponses aux questions nouvelles et largement communes.

Autrement dit, s'il n'est pas question de nier les histoires, cultures et traditions différentes, il faut aussi voir, et c'est le plus important, ce qui est en train de se construire sous nos yeux : un modèle social européen fondé sur une histoire spécifique, une approche originale, une culture commune. Un modèle qui peut être un atout face à la crise.

Pour le percevoir, il faut en effet  prendre de la hauteur au sein d'un monde de plus en plus globalisé. Il faut, par exemple, comparer la Chine, les Etats-Unis et l'Europe. Ce faisant, il apparaît clairement, en particulier pour des DRH ayant une expérience, une pratique et des responsabilités  mondiales, que nous avons en Europe beaucoup en commun et que, sur cette base, nous pouvons renforcer nos avantages concurrentiels ; à condition cependant de ne pas passer sans transition de l'arrogance qui caractérisait l'Europe il y a encore peu d'années à une attitude d'autodénigrement systématique ; à condition aussi de s'intéresser plus à nos convergences qu'à nos différences. Avec leur fonctionnement transnational, les entreprises construisent l'Europe !

Nous sommes Européens et revendiquons cette identité car nous ne pensons pas que le modèle social américain ou le modèle social chinois soient pertinents pour l'avenir.

Au contraire, l'Europe, avec 27 pays, peut devenir un laboratoire du monde ; apprendre à dépasser des différences nationales pour élaborer des normes nouvelles et communes peut s'avérer un savoir-faire critique à l'échelle mondiale. Dans un domaine très spécifique, l'Europe a su élaborer des normes de signalisation ferroviaire et jeter les bases de normes mondiales. Pourquoi ne pas viser une démarche analogue pour le social : cela suppose de tirer parti des expériences, de comprendre les bonnes pratiques et d'organiser la pollinisation de celles-ci ; cela suppose aussi de bien mesurer les spécificités européennes et de définir ce fameux "modèle social européen".

Dans le cadre de la globalisation, la région Europe jouit en effet de circonstances très particulières : les distances sont comparables à celles des États-Unis par exemple, et la qualité des infrastructures rend possible de partager la semaine de travail avec, par exemple, deux jours à Paris et trois jours à Hambourg (ceci n'est pas le cas à l'inverse entre Londres et Sydney) ; les différences culturelles existent en Europe mais elles sont néanmoins de second ordre par rapport à celles d'autres continents ; les niveaux de vie sont beaucoup plus proches qu'à l'échelle mondiale ; les systèmes politiques des Etats membres sont assez similaires ; l'Union européenne est active pour créer un cadre commun pour le dialogue social ; l'Europe se traduit désormais par un marché du travail spécifique.

Une définition du modèle social européen en émergence : pacte pour l'emploi, dialogue social et distribution des fruits de la croissance

 

Le modèle social en émergence peut se définir par plusieurs caractéristiques liées dont pourtant seules les deux dernières sont habituellement prises en compte. Sur chaque point cependant, des forces divergentes sont parallèlement à l'œuvre et des défis nouveaux apparaissent.

 

Des normes communes créées par les entreprises

 

Les firmes européennes bénéficient encore de fortes cultures d'entreprise avec des niveaux d'engagement et d'appartenance élevés ; le mercenariat n'est pas devenu la règle et les entreprises bénéficient d'une certaine stabilité de leur équipe et donc de leurs compétences. Un pacte implicite pour l'emploi, particulièrement manifeste en Allemagne, caractérise ainsi l'Europe, en particulier l'Europe continentale. Globalement, les entreprises européennes se sont singularisées par un plus haut niveau de protection par rapport aux aléas de la conjoncture renforçant ainsi l'adhésion à l'entreprise. La sécurisation des parcours professionnels est désormais recherchée face à la crise qui oblige à une plus grande mobilité professionnelle.

La gestion du temps de travail reflète plus qu'ailleurs la volonté de trouver un équilibre entre vie professionnelle et vie familiale. Le temps de travail est l'un des marqueurs sociaux les plus significatifs mettant en jeu le mode de vie, la part croissante des femmes dans les entreprises, le niveau des équipements collectifs d'accueil des jeunes enfants par exemple. Les Pays-Bas, du fait du temps partiel, et l'Allemagne, du fait des accords négociés le plus souvent par "Land ", ont les durées annuelles les plus basses (respectivement 1 378 h et 1 390 h). La France est, contrairement aux idées reçues, dans une position intermédiaire avec une durée annuelle moyenne de 1 473 h résultant pour l'essentiel d'accords d'entreprises signés au début des années 2000 et avec des mécanismes originaux de flexibilité (annualisation, forfait/jours pour les cadres, etc.).De son côté, le Royaume-Uni conserve des durées plus élevées malgré un vendredi souvent raccourci (1 643 h en moyenne), sans  toutefois atteindre les durées observées aux Etats-Unis ou en Chine.

La distribution des rémunérations est plus resserrée qu'ailleurs, en tout cas qu'aux Etats-Unis ou en Chine ; cela reste vrai dans les entreprises comme dans la société et constitue un ciment social. Le modèle européen s'est longtemps caractérisé par un cercle vertueux entre des gains de productivité collectifs importants et une dynamique plus égalitaire de distribution des fruits de la croissance.

Le syndicalisme est un fait majeur même si l'observation des différences quant au taux de syndicalisation peut étonner. Outre les pays scandinaves avec des taux de syndicalisation aux environ de 70%, du fait d'un syndicalisme de services, les taux sont variables d'un pays à l'autre : France (8%), Allemagne (19%), Royaume-Uni (26%). Mais partout, les organisations syndicales sont des acteurs majeurs avec des taux élevés de participation aux élections professionnelles. De plus l'émergence d'un syndicalisme européen, avec la Confédération Européenne des Syndicats (CES), la Fédération syndicale européenne des services (UNI Europa) et la Fédération de l'industrie en cours de création, est manifeste depuis le congrès d'Athènes de 2011.

Les modes de consultation ou de négociation sont aussi constitutifs du modèle européen : les directives européennes sur l'information, la consultation ou encore les comités européens ont contribué et contribuent à transposer à l'échelle européenne et, ce faisant, à rapprocher les traditions nationales. Le mode de négociation, né dans certains pays de la valorisation du consensus et dans d'autres de la nécessité de sortir positivement des conflits, converge de trois manières : partout les négociations se font de plus en plus au niveau de l'entreprise et moins au niveau de la branche ou de la région et le pragmatisme et la recherche de solutions sur-mesure l'emportent sur l'idéologie ; les accords européens signés par les groupes internationaux pour leurs filiales européennes se développent (200 environ à ce jour) et contribuent, en abordant de nouveaux thèmes, à élargir le champ de la négociation collective tout en faisant naître des standards européens; enfin le concept d'accords majoritaires, par définition plus solides et plus faciles à mettre en œuvre, évidents dans beaucoup de pays, se généralisent en particulier en France où la tradition des accords minoritaires étaient pourtant solidement ancrée.

 

Le choix de la régulation

 

La législation du travail s'est développée avec le temps, par la loi et la négociation, et offre des garanties réelles aux salariés ; mais sa complexité pose problème aux entreprises. Si les législations nationales restent très différentes, il y a néanmoins une inspiration commune en Europe continentale, celle d'un cadre collectif qui relativise la portée du contrat de travail individuel.

L'Etat providence avec son rôle de redistribution a caractérisé enfin la maturité des pays européens. L'approche plus égalitaire qu'ailleurs ne s'est pas limité à l'entreprise mais a pris tout son sens pour les biens sociaux comme l'éducation et la santé. Malgré des imperfections, cette approche s'est avérée efficace et a clairement participé à la croissance. Elle doit maintenant contribuer à un équilibre générationnel différent.

 

Des enjeux communs

             

La globalisation et la crise obligent évidemment les pays européens à s'interroger sur ce modèle social. Mais cette interrogation, loin d'être un facteur de nouvelles différenciations, peut conduire à élaborer des solutions nouvelles qui, de fait, harmoniseraient les pratiques existantes. Et pour chacun des défis actuels, certains pays montrent la voie.

 

L' humain dans l'entreprise

Le défi commun le plus évident est bien sûr celui de la montée du chômage aux alentours de 10% désormais au sein des Etats membres et son corollaire, le dualisme du marché du travail segmenté entre emplois stables et précaires. Le poids du chômage pèse principalement sur les jeunes. L'Allemagne fait cependant exception avec un taux de chômage deux fois moindre. Se reflète ici la manière originale dont l'Allemagne a géré ces dernières années les baisses d'activité en évitant que l'emploi ne soit la première variable d'ajustement mais en recourant au chômage partiel et en ne pratiquant les délocalisations qu'avec modération. Conjugué avec la force traditionnelle de l'apprentissage et, bien sûr, avec la solidité de l'industrie, ces comportements ont stabilisé les entreprises en leur permettant de garder leurs compétences et ont permis de maintenir le chômage à un niveau modéré. Cette exception, même si bien sûr tout n'est pas transposable, ouvre des pistes pour les autres pays.

Par ailleurs, la démographie pose la question la plus difficile car le poids des seniors est très important en Europe et que plusieurs pays, dont la France, se sont adonnés depuis les années 1970 à la drogue des préretraites. La place des sexagénaires reste à inventer et le temps partiel peut y trouver un nouvel élan.

Un autre défi, managérial et mondial, est lancé aux entreprises européennes, celui de l'accueil de la génération Y, les enfants d'Erasmus, en quête de plus d'autonomie et dans un rapport plus critique avec l'organisation traditionnelle du travail et le rapport salarial. Mais l'Europe a, là aussi, potentiellement des atouts spécifiques : la tradition d'équilibre entre le collectif et l'individuel, les possibilités de mobilité qu'offre un marché du travail unifié, les expériences de temps choisi notamment aux Pays-Bas, la place faite aux femmes dans le marché du travail en particulier dans les pays d'Europe du Nord. L'Europe peut, si elle refuse les dogmes de la pensée unique managériale, trouver des réponses adaptées à la vie dans l'entreprise : comment évaluer la maîtrise d'un métier sans stigmatiser les personnes ? Comment rendre chacun acteur de son développement professionnel ? Comment redonner vie au travail en équipe ? Comment redonner toute sa place à l'humain dans l'entreprise ?

 

Un nouveau pacte social adapté à une faible croissance

 

La crise des dettes souveraines oblige à se réinterroger sur le niveau de redistribution qui s'est cependant réduit ces dernières années, et sur les priorités des politiques sociales. Des choix devront être faits si possible communs et, pourquoi pas, des éléments communs de politique sociale. Le contrat social européen est néanmoins à refonder dans un contexte de croissance lente et d'une remise en cause de la course à la productivité.

Par ailleurs, la crise financière a clairement lancé le défi de la gouvernance. Là encore, il peut y avoir une voie européenne. Tous les ingrédients sont en effet présents en Europe. Il y a la tradition allemande de relations sociales qui se caractérise par la présence de salariés dans les conseils d'administration et la  recherche de solutions sociales partagées. Il ne s'agit pas pour autant de cogestion car les solutions partagées ne s'appliquent qu'au champ social. L'exemple des restructurations est éclairant, puisque la décision économique ne fait l'objet, comme en France, que d'une simple consultation alors que les mesures sociales doivent faire l'objet d'un accord. Chacun reste ainsi dans son rôle mais les "plans sociaux" doivent faire l'objet d'un consensus.

Potentiellement, l'Europe peut apporter des réponses à ces enjeux. Elle a la diversité, la qualité du capital humain, la taille, la culture humaniste pour répondre à ces défis. Les mécanismes de convergence sont à l'œuvre même s'ils ne sont guère visibles pour les citoyens. Elle a aussi la négociation, soit la méthode la plus moderne pour innover et régler les problèmes. Celle-ci est possible en Europe du fait de la présence des syndicats dans l'entreprise et de leur indépendance. Cette double condition n'est de nos jours remplie ni aux États-Unis ni en Chine ! Or pour négocier, il faut être deux ! Le dialogue social à l'européenne, outre le fait qu'il a fait école dans beaucoup d'autres pays du monde, de l'Amérique latine à l'Australie, est clairement un atout, un avantage comparatif et, en tout cas, un marqueur du modèle social européen. Il peut s'avérer décisif au moment de reconstruire un nouveau pacte social sans lequel les changements ne sont guère possibles

 

Conclusion

 

Mais l'Europe en a-t-elle le temps ? Les rapports de force mondiaux évoluent vite. Il est donc urgent de reconnaître que le modèle social européen, revisité et plus cohérent peut être un atout pour l'Europe.


[1] Ce texte est paru initialement dans le Rapport Schuman sur l'Europe, l'état de l'Union en 2012, dirigé par T. Chopin et M. Foucher, aux éditions Lignes de Repères, avril 2012 http://www.robert-schuman.eu/fr/librairie
[2] Cf. Gosta Esping-Andersen, The Three Worlds of Welfare Capitalism, Princeton University Press, 1990 ; on pourra aussi se reporter à André Sapir, "Globalisation and the reform of European social models", Bruegel policybrief, novembre 2005.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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