Union économique et monétaire
Thierry Chopin,
Jean-François Jamet
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ENThierry Chopin
Jean-François Jamet
Introduction
La question du devenir de la zone euro se pose avec de plus en plus d'acuité [1]. La proposition, finalement retirée, d'un référendum en Grèce sur les décisions prises lors du sommet de la zone euro du 27 octobre 2011 avait entraîné l'incompréhension de ses partenaires européens, des Etats-Unis et des puissances émergentes ; cette inquiétude est réapparue après les élections législatives grecques du 6 mai dernier avec l'absence d'une majorité claire issue des urnes et l'impossibilité de constituer un gouvernement : l'Union européenne est-elle en mesure de prendre au plus haut niveau des décisions qui l'engagent ? On savait que les décisions européennes étaient difficiles à prendre compte tenu des divergences entre les Etats membres mais si, en outre, des décisions prises à l'unanimité peuvent être ensuite remises en cause par un seul Etat membre, la crédibilité de ces décisions devient très faible.
Le choix semble a priori clair : d'un côté, l'évolution vers un système politico-économique plus intégré au niveau de la zone euro, de l'autre le repli national, potentiellement jusqu'à l'éclatement de la zone euro. Pourtant, depuis le début de la crise, c'est un entre-deux qui l'emporte. Les Etats membres ont choisi de privilégier un mode de décision intergouvernemental qui garantit en apparence les intérêts nationaux et affaiblit les institutions garantes de l'intérêt commun, comme la Commission et le Parlement européen. En même temps, ils ont pris sous la pression des marchés financiers des décisions qui vont dans le sens d'une solidarité budgétaire toujours plus forte et de règles de supervision renforcées. Cet entre-deux résulte sans doute de la situation paradoxale de l'Europe : la combinaison de fortes divergences qui conduit les Etats membres à vouloir conserver un droit de veto sur les décisions européennes et d'une forte interdépendance économique.
Mais cet entre-deux semble de plus en plus fragile. Il suffit de parcourir les blogs et les enquêtes d'opinion pour constater que de nombreux citoyens dénoncent la confiscation du débat et un mode de décision qui fait la part belle aux décisions négociées par les diplomaties nationales sous la pression des marchés. Quant aux investisseurs, ils s'inquiètent de l'incertitude qui résulte du mode de décision intergouvernemental. Le résultat est un agacement général devant une crise politique et économique qui n'en finit plus.
Alors que l'Union européenne et la zone euro hésitent entre éclatement, statu quo et poursuite de l'intégration, des débats fondamentaux sur l'avenir de l'intégration européenne sont posés : union politique, fédéralisme budgétaire, statut des pays hors de la zone euro et du Royaume-Uni en particulier. Le débat est engagé au plus haut niveau en Allemagne. Angela Merkel a été très explicite dans un entretien accordé à plusieurs quotidiens européens le 19 janvier 2012 : "Au fil d'un long processus, nous transférerons davantage de compétences à la Commission, qui fonctionnera alors comme un gouvernement européen pour les compétences européennes. Cela implique un parlement fort. Le Conseil qui réunit les chefs de gouvernement formera pour ainsi dire la deuxième chambre. Pour finir, nous avons la Cour européenne de justice comme cour suprême. Cela pourrait être la configuration future de l'Union politique européenne (...)" [2]. Elle a relancé le débat à nouveau dans un entretien le 7 juin 2012 sur l'Union politique et l'Europe à deux vitesses. Ce débat doit trouver un écho dans l'ensemble de l'Union, et notamment en France. Pourtant, tandis que de nombreux tabous sont en train de tomber concernant l'avenir de la construction européenne, un non-débat sur l'Europe est devenu une évidence dans maints pays membres de l'UE. La crise nous pousse pourtant à des choix dont les conséquences économiques et politiques doivent être débattues sans délais.
1. La crise : une opportunité pour compléter l'intégration européenne ?
Du fédéralisme de crise ...
Avec la crise de la dette au sein de la zone euro, la question du fédéralisme européen est de nouveau d'actualité.
La crise actuelle met en évidence l'état inachevé de la construction européenne et plus singulièrement de la zone euro : ses Etats membres sont au milieu du gué, ayant quitté les rives des politiques monétaires et des marchés nationaux sans pour autant rejoindre l'autre rive, celle de l'intégration budgétaire et d'une voix commune incarnée dans un leadership politique clair disposant d'une légitimité démocratique forte.
Comme l'avait anticipé Tommaso Padoa-Schioppa, dans les périodes normales, un tel état intermédiaire peut durer ; par contre, dans un contexte de crise et de circonstances exceptionnelles, l'Europe est à la fois confrontée à un risque et à une opportunité : ou bien l'éclatement de la zone euro et le démantèlement de l'Union, ou bien de nouveaux progrès de l'intégration sur le plan budgétaire et politique.
L'échec du traité établissant une constitution pour l'Europe avait dans un premier temps conduit à une volonté évidente, de la part des élites politiques nationales, d'abandonner toute référence à un quelconque avenir "fédéral" de la construction européenne. Or, que constate-t-on ? Par une sorte de ruse de l'histoire, la crise actuelle est en train de pousser à une intégration croissante des pays fondateurs de l'Union européenne. Le Fonds européen de stabilité financière (FESF) créé en mai 2010, et dont la force de frappe a été accrue en 2011, n'est rien d'autre qu'un mécanisme par lequel certains Etats empruntent sur les marchés pour le compte d'autres Etats en difficulté, instaurant ainsi un partage des risques au sein de la zone euro. Les conditions rigoureuses qui y sont associées limitent de facto la marge de manœuvre des Etats bénéficiant des plans d'assistance. En outre, la crise a renforcé le rôle d'une institution de nature fédérale, la BCE, dont seul le rôle de prêteur en dernier ressort – pour autant qu'elle soit prête à l'assumer – semble de nature à rassurer les marchés.
Par ailleurs, les Etats membres et les institutions communautaires cherchent à renforcer les mécanismes de gouvernance économique. Le Conseil et le Parlement européen ont ainsi voté six actes législatifs pour renforcer la supervision économique dans la zone euro (" six-pack "). Les Chefs d'Etat et de gouvernement se sont par ailleurs accordés sur un traité intergouvernemental établissant un nouveau "pacte budgétaire" qui prévoit l'application de règles renforcées en matière de lutte contre les déficits et l'endettement publics mais aussi des sanctions possibles contre les Etats faisant preuve de laxisme dans ce domaine. S'esquisse ainsi un authentique fédéralisme budgétaire, même si le mot est tabou dans certains Etats membres et difficilement audible en France.
Pourtant, si nécessaires soient-ils, ces éléments ne paraissent pas suffisants pour restaurer la confiance. Non seulement, parce que ces "petits pas" - qui renforcent des politiques essentiellement préventives - ne peuvent fournir une réponse globale à une crise systémique qui est déjà là ; de surcroît, parce que cette méthode ne répond pas au défi de la légitimité démocratique de l'Union et de la zone euro. C'est d'ailleurs ce déficit qui alimente la défiance à la fois contre les politiques d'austérité "imposées de l'extérieur" aux Etats fragilisés par la crise et contre les politiques de solidarité dont les citoyens des Etats sollicités pour leur aide craignent qu'elles créent des effets d'aubaine et incitent au laxisme des "autres" Etats.
C'est parce qu'ils ne parviennent pas s'accorder sur une conception commune de la gouvernance politique et économique de l'Union que les Etats membres ne parviennent pas à prendre la crise de vitesse.
... A un projet économique commun
Si la crise conduit à une fédéralisation croissante de la politique économique, la poursuite de l'intégration de l'Europe ne peut se contenter d'avancer à marche forcée, sous le seul empire de la nécessité. Un tel projet doit se faire avec un dessein préalable et avec une légitimation politique suffisante [3]. Si l'on veut redonner du sens à la politique européenne, il faut alors remédier sans tarder à cette absence de colonne vertébrale et oser débattre publiquement du contenu à donner aux orientations à venir du projet européen [4].
Dans cette perspective, il convient de définir les contours d'un gouvernement économique de la zone euro. Ceux-ci ne sont en effet toujours pas clarifiés. A chaque étape de la crise, la zone euro fait certes un pas dans le sens de l'effort et de la solidarité, et semble prendre conscience un peu plus de la nécessité d'unir ses forces. Mais, dans le même temps, l'Europe ne sait pas comment faire pour aller plus loin que l'adoption de règles contraignantes et pour se donner une véritable stratégie de sortie de crise. Divergences économiques et politiques, reconnaissance de la nécessité de l'effort sans accord sur sa répartition, conduisent chaque Etat membre à attendre des autres qu'ils fassent le premier pas, empêchant de penser notre intérêt commun.
La Banque centrale européenne (BCE) attend des Etats qu'ils concrétisent l'union budgétaire en cours de construction, qu'ils mettent en œuvre les réformes structurelles nécessaires et qu'ils créent une union bancaire. L'Allemagne – et avec elle des Etats comme les Pays-Bas ou la Finlande – attend des Etats du Sud qu'ils démontrent leur capacité à renoncer à une économie sous perfusion d'endettement public et privé et qu'ils procèdent aux réformes de structure qui leur permettront de lutter contre l'évasion fiscale, la corruption et le corporatisme. L'Allemagne veut soumettre les budgets nationaux à un contrôle indépendant, pour que politique ne signifie pas clientélisme. Elle souhaite également qu'une union politique vienne donner un fondement légitime au partage des risques financiers. La France souhaite une stratégie de croissance et attend de la BCE qu'elle prenne ses responsabilités de prêteur en dernier ressort, pour rassurer les marchés financiers, et ainsi protéger ses conditions d'emprunt et ses banques. Elle veut un gouvernement européen capable de réagir aux crises et de mener une politique contracyclique. Les pays du Sud de l'Europe fragilisés par la crise de la dette espèrent la solidarité financière de leurs partenaires. Ils demandent des obligations européennes (eurobonds) qui allègeraient la charge des intérêts d'emprunt.
Et si pourtant chacun détenait une part de la vérité ? Et si au lieu que chacun attende que les autres fassent le premier pas, nous le faisions ensemble ? Tous pourraient y trouver plus d'avantages que d'inconvénients et l'Europe sortirait par le haut de la crise. Une part importante des attentes de l'Allemagne a d'ores et déjà été satisfaite : les mécanismes de supervision économique communs ont été très largement renforcés. Le Pacte budgétaire a confirmé l'engagement des Etats membres en ce sens. Mais si la supervision est utile pour éviter de répéter les erreurs du passé (endettement excessif et divergence de compétitivité), elle ne peut résoudre à elle seule la crise actuelle. Il faut donc aller plus loin.
2. Que faire ? Apporter une réponse politique globale à une crise systémique
Au-delà des mesures d'urgence indispensables prises tout au long de l'année 2011 pour tenter d'éteindre l'incendie et de restaurer la stabilité financière de la zone euro, une réforme fondamentale des institutions européennes est nécessaire pour dessiner les contours d'un véritable gouvernement économique de la zone euro [5]. Voici quels pourraient être les éléments de cette solution globale.
Tout d'abord, le premier pilier viserait à assurer la lisibilité politique et la légitimité démocratique de la zone euro. Des réformes institutionnelles visant à préparer la gouvernance européenne de demain sont en effet nécessaires. A l'échelle mondiale, les Etats de la zone euro devraient disposer d'une représentation commune au sein du FMI et des institutions financières internationales. L'Union européenne devrait d'autre part étudier les moyens de protéger ses intérêts légitimes dans la mondialisation. Ceux-ci pourraient inclure des réformes des règles d'accès aux marchés publics ou encore un renforcement de la protection de la propriété intellectuelle des entreprises européennes.
Ce renforcement de l'Europe économique doit aller de pair avec une réflexion sur l'Union politique, qui est engagée au plus haut niveau en Allemagne. Les pistes sont nombreuses et désormais bien connues :
- association accrue des parlements nationaux aux décisions prises, en concrétisant l'article 13 du Traité de Stabilité ;
- fusion de la présidence de la Commission – dont la composition devrait être revue - et du Conseil européen à partir des élections européennes de 2014, avec une élection du titulaire de ce poste au suffrage universel, ce qui permettrait de répondre à la fois au besoin d'un leadership européen et à l'impératif de responsabilité démocratique ; etc.
Par ailleurs, second pilier, une stratégie de croissance s'appuyant sur des propositions concrètes allant au-delà de grandes orientations, qui engagent en réalité peu ceux qui les formulent, doit être définie. Ces propositions pourraient s'organiser autour de différents axes dont la combinaison serait apte à satisfaire les diverses sensibilités qui s'expriment au sein de l'Union, facilitant ainsi la conclusion d'un accord politique sur un pacte de croissance européen : un renforcement de l'efficacité de la dépense publique existante, ce qui pourrait satisfaire des pays comme l'Allemagne, les Pays-Bas ou encore la Finlande ; un véritable plan d'investissement européen tel que demandé par la France ; enfin, des réformes structurelles, notamment en matière sociale et fiscale. Face aux tensions sur les marchés, il s'agirait aussi de renforcer la stabilité financière afin de recréer un environnement macroéconomique prévisible au sein de la zone euro, avec notamment la création d'une autorité de surveillance bancaire supranationale de la zone euro qui aurait le pouvoir de restructurer les banques risquant la faillite et de garantir les dépôts des épargnants.
En troisième lieu, afin de répondre à l'impératif d'efficacité économique, un Trésor européen doit être créé pour gérer des émissions de dette communes à la zone euro, avec une ressource fiscale propre pour assurer sa crédibilité (par exemple un impôt sur les sociétés européen se substituant à leurs équivalents nationaux décrédibilisés par la concurrence fiscale). La dette mise en commun serait limitée aux bons du trésor, c'est-à-dire à la dette de court terme (eurobills), à hauteur de 10% de leur PIB, comme proposé récemment par Thomas Philippon et Christian Hellwig [6]. Le Trésor européen pourrait également émettre, avec l'accord des institutions politiques européennes, des emprunts à long terme pour financer – aux côtés des fonds structurels partiellement transformés en fonds conjoncturels contracycliques – un programme d'investissement européen. Enfin, le Mécanisme de stabilité européen, dont l'entrée en vigueur a été avancée au début juillet 2012, serait conçu comme un réel fonds monétaire européen capable d'organiser le défaut ordonné d'un Etat ou d'une banque européenne : sa première mission serait d'organiser un nouveau rééchelonnement de la dette grecque. Celui-ci serait complété par un plan de privatisations à long terme : les actifs publics grecs seraient réunis dans une structure commune, qui serait achetée par une institution européenne financée par les Etats membres et hébergée par la Banque européenne d'investissement, ce qui permettrait à la Grèce de réduire immédiatement son endettement.
En dernier lieu, la BCE, rassurée par la mise en place de cette union budgétaire plus efficace, plus crédible et plus légitime, reconnaitrait son rôle de prêteur en dernier ressort. Pour éviter néanmoins que ceci crée un effet d'aubaine, la BCE annoncerait simultanément qu'elle refuserait à l'avenir (en dehors des périodes de récession) de prendre en collatéral les nouvelles obligations émises par les Etats lorsque ceux-ci ne respectent pas les règles budgétaires communes.
Chacun des acteurs du psychodrame européen actuel a une partie du puzzle, il est temps de l'assembler : à la crise systémique, proposons une réponse systémique. Pour une partie des réformes, des changements du traité seront nécessaires. Ils prendront du temps mais le chemin sera clairement tracé. Il est normal qu'ils soient validés démocratiquement par les Parlements, ou directement par les citoyens. Mais le choix devra alors être clair : rester dans l'Union européenne ou en sortir. La question reste naturellement entière de savoir si certains pays pourront échapper dans le cadre d'un éventuel processus de ratification à la tentation du blocage et du veto. Quoi qu'il en soit, des progrès dans l'intégration ne pourront être effectifs qu'à la condition d'anticiper des alternatives en cas de non-ratification par un ou plusieurs Etats. Indépendamment de solutions comme la ratification à une majorité (super) qualifiée, il semble impossible d'échapper à une réflexion sur les voies d'intégration différenciée au sein de l'Union.
3. L'Europe à deux vitesses : une voie pour l'intégration ?
Les sommets à répétition réunissant ces derniers mois les Chefs d'Etat et de gouvernement de la zone euro et visant à apporter une réponse à la crise de la dette ont mis en lumière, selon maints observateurs, le fossé qui semble se creuser entre la zone euro et le reste de l'Union. La crise semble ainsi faire réapparaître le spectre d'une "Europe à plusieurs vitesses" et dans un tel contexte la question de l'Europe "à géométrie variable" doit être revisitée.
L'Europe à plusieurs vitesses existe déjà
La différenciation, souvent désignée sous l'expression plus commune de "géométrie variable", a été mentionnée à plusieurs reprises ces dernières années comme un moyen d'échapper au statu quo et de ménager des perspectives d'actions communes tout en tenant compte des intérêts nationaux des Etats membres. Il s'agit ainsi de permettre aux pays qui le souhaitent d'aller plus avant dans l'intégration lorsque l'unanimité est source de paralysie au niveau communautaire, et réciproquement, de permettre aux pays les plus réticents face à l'intégration de ne pas s'y engager (" opt-out ") [7].
La différenciation a néanmoins fait l'objet de critiques qui soulignent le risque de créer une "Europe à plusieurs vitesses" et de multiplier les arrangements institutionnels au détriment de la lisibilité des politiques communautaires. L'histoire montre pourtant que l'Union européenne a déjà connu de nombreuses formes d'intégration différenciée, à la fois dans et hors des traités. L'Europe "à plusieurs vitesses" est d'ores et déjà une réalité et la différenciation, sous ses différentes formes (hors traité, dans les traités, abstention constructive, coopérations renforcées) a joué un rôle important dans le processus d'intégration communautaire : l'euro et l'espace Schengen figurent parmi les symboles de la construction européenne ; le traité de Prüm en matière de coopération policière, les projets industriels dans le domaine de l'aéronautique et de l'espace (Airbus-EADS, l'Agence spatiale européenne et Arianespace) ou encore le lancement récent des coopérations renforcées sur le règlement des divorces transfrontaliers et la création d'un brevet européen en sont d'autres exemples. Plus récemment, le pacte budgétaire, le "pacte euro +" et le Fonds européen de stabilité financière ont été initiés sans l'ensemble des Etats membres.
Cette méthode, qui a fait ses preuves, est-elle encore d'actualité ? Il est évident aujourd'hui que l'ensemble des politiques à venir de l'Union dans certains domaines éminemment politiques (fiscalité, social, diplomatie, défense, énergie, etc.) ne peut pas concerner de la même manière tous les pays de l'Union, ce qui doit conduire à négocier la mise en place de coopérations entre tels et tels Etats pour progresser dans ces domaines. La seule référence à ces domaines régaliens montre que la construction européenne s'est désormais engagée dans des perspectives politiques nouvelles qui touchent à la souveraineté des Etats et aux consensus socioéconomiques et politiques nationaux, et pour lesquels il est d'autant plus délicat pour les gouvernements européens de se dessaisir de leur "droit de veto". Il faut donc reconnaître l'hétérogénéité des intérêts au sein d'une Union à 27, tout en ménageant un espace pour des avancées possibles pour ceux qui le souhaitent.
Une voie pour surmonter les divergences révélées par la crise
La crise actuelle a mis en lumière les divergences économiques et les désaccords politiques au sein de l'Union européenne : traditions économiques diverses ; divergences de compétitivité et des modèles de croissance ; visions différentes des stratégies de désendettement à mettre en œuvre, etc. Plus généralement, il est possible de distinguer différents modèles socioéconomiques au sein de l'Union européenne – latin, scandinave, anglo-saxon et rhénan –. Or, en raison de cette diversité de modèles, d'histoires et de stratégies, l'Union européenne est, par exemple, encore loin de l'harmonisation, pourtant nécessaire, sur les plans fiscal et social.
Dans le domaine fiscal, la différenciation pourrait s'avérer très utile. Les décisions qui concernent ce domaine sont en effet prises à l'unanimité et certains Etats sont très réticents à une plus grande convergence de la fiscalité des Etats membres (l'Irlande et le Royaume-Uni notamment, mais aussi les pays Baltes). Or, cette situation est dommageable : la complexité et la diversité des fiscalités des Etats membres est un obstacle majeur à la circulation du capital, des travailleurs et des services. Elle a donc un coût objectif pour le développement du marché intérieur, le niveau des prix et la croissance de l'Union. Au contraire, une harmonisation au moins partielle permettrait un système plus simple pour les travailleurs mobiles, une plus grande attractivité pour les investisseurs et des économies de coûts administratifs non négligeables pour les entreprises opérant dans plusieurs Etats membres. Ainsi, définir un cadre d'action pour rapprocher les fiscalités des Etats membres pourrait d'abord passer par une "coopération renforcée" entre les Etats membres de la zone euro souhaitant une harmonisation des assiettes de l'impôt sur les sociétés, dans un premier temps, de leur taux dans un second. La décision prise par l'Allemagne et la France l'été dernier à ce sujet ouvre la voie. Autre piste : il serait possible d'imaginer la création, également sous une forme différenciée, d'une fiscalité environnementale européenne pouvant prendre la forme d'une harmonisation des assiettes actuelles de la fiscalité environnementale et des niveaux des taxes appliquées.
En matière sociale, la différenciation pourrait permettre d'aller plus loin sur quelques points précis et d'initier un processus de convergence dans ce domaine, en raison des différences de vues des Etats en matière sociale. La création d'un salaire minimum européen pourrait ainsi être envisagée. Ce salaire minimum serait fixé en pourcentage du salaire médian de chaque Etat membre (le pourcentage serait identique pour l'ensemble des Etats participants et le niveau absolu du salaire minimum varierait donc en fonction du salaire médian de l'Etat considéré). Les Etats membres conserveraient la possibilité de fixer un salaire minimum supérieur à ce seuil. Cette solution permettrait de respecter la diversité des niveaux de vie et de productivité en Europe, tout en assurant une protection sociale certaine à l'ensemble des travailleurs européens. Il serait possible de prendre bien d'autres exemples d'application de l'Europe à "plusieurs vitesses" comme modalité d'une Europe plus intégrée.
La construction européenne est le produit de compromis entre intérêts nationaux et visions politiques distinctes de l'Europe. Dans cette perspective, il est normal que des sujets de désaccords existent, et ce d'autant plus quand il s'agit de se prononcer sur des enjeux éminemment politiques et structurants pour l'avenir de la construction européenne comme c'est le cas pour la fiscalité ou le social. De ce point de vue, il ne s'agit pas tant de déplorer ces divergences, par définition inhérentes à une entreprise qui vise la construction d'une Union d'Etats, que de les reconnaître et de les accepter comme des réalités incontournables et de trouver les modalités permettant de gérer l'hétérogénéité des préférences collectives et nationales des Européens dans tel ou tel domaine.
Sans doute, L'Europe "à plusieurs vitesses" est-elle l'une des modalités privilégiées à cet égard. Une telle démarche présente, in fine, un double avantage : tout d'abord, ouvrir des espaces d'action commune en dépit de la diversité des visions et des intérêts nationaux tout en répondant aux exigences d'efficacité et de légitimité ; par ailleurs, permettre de rompre avec le fantasme de l'unité et de l'homogénéité tout en reconnaissant que l'Union est le niveau d'action publique pertinent pour relever un certain nombre de défis, en particulier celui de la convergence, mis en lumière par la crise.
Plusieurs Europe ?
Dans une telle perspective, la juxtaposition de plusieurs Europe (une "Union" large aux liens plus lâches et une "Communauté" resserrée et plus intégrée à partir de la zone euro) ne pourrait-elle devenir à terme une option à prendre très au sérieux ? Plusieurs niveaux d'intégration peuvent être conçus :
- une zone euro plus intégrée politiquement et financièrement ;
- une Union européenne intégrant les pays souhaitant rejoindre la zone euro et participer à une intégration renforcée dans des domaines autres qu'économique ;
- un espace économique européen renforcé correspondant au marché intérieur et donnant aux pays qui ne sont pas membres de l'UE (par exemple l'Islande, la Norvège et le Lichtenstein) la possibilité de participer aux décisions concernant le marché intérieur.
La question se posera à l'évidence pour plusieurs Etats membres de choisir entre plusieurs options, en particulier s'agissant du Royaume-Uni, qui pourrait préférer la dernière option. La dernière option pourrait également offrir une solution pour élargir l'intégration européenne à de nouveaux Etats sans mettre en question la cohérence politique et économique de l'Union européenne et de la zone euro.
Certes, le risque existe de diviser les Etats membres en crispant les positions de ceux qui restent en dehors. Cette voie ne doit donc pas être conçue comme la constitution d'un club dont les membres auraient le choix d'accepter ou de refuser de nouveaux participants, car ce choix risquerait de dépendre plus de l'intérêt particulier de chacun des membres du club que de l'intérêt commun du nouvel ensemble. Il est donc indispensable de s'assurer que cette intégration différenciée soit un processus ouvert et que si elle fait l'objet d'une conditionnalité (comme dans le cas de la participation à la zone euro), celle-ci est légitime, transparente et respectée. Ces précautions étant posées, et en dépit des obstacles qu'elle ne manquera pas de rencontrer de part et d'autre, la question du rôle de l'Allemagne et de la France dans la mise en place d'une telle Communauté intégrée doit être débattue et résolue d'abord entre les deux pays tant la force du "couple" franco-allemand tient à sa nature hétérogène. S'ils souhaitent conserver leur force d'entraînement, la France et l'Allemagne doivent toutefois associer étroitement leurs partenaires du Benelux, les pays de l'Europe méridionale comme l'Espagne et l'Italie, mais aussi des pays d'Europe centrale à l'instar de la Pologne.
Conclusion
Nous entrons ainsi dans une période de refondation qui suppose un projet de renouveau de la construction européenne. Par sa projection, celle-ci nécessite de s'inscrire dans une perspective de moyen et long terme. Les leaders européens ne peuvent plus gérer l'urgence tout en renvoyant leurs idées les plus ambitieuses à plus tard. C'est dans l'incertitude que se situe la noblesse du politique, celle de dessiner un projet tout en créant les moyens de le mettre en œuvre. La réflexion sur des mécanismes de décision européens plus efficaces et plus démocratiques est avancée en Allemagne au plus haut niveau. Les propositions venant d'Outre-Rhin sur l'avenir de l'Union européenne se sont en effet multipliées ces derniers mois. Cette réflexion est également poussée dans un pays comme la Pologne. Elle doit trouver un écho dans l'ensemble de l'Union, et notamment en France. Les Européens sont-ils prêts à animer ce débat ? C'est aux responsables politiques européens et nationaux et, au-delà, à tous les acteurs qui le souhaitent, de relever un tel défi.
[1] Une première version de ce texte a été publiée dans le "Rapport Schuman sur l'Europe, l'état de l'Union en 2012"
[2] http://www.lemonde.fr/europe/article/2012/01/25/angela-merkel-ma-vision-c-est-l-union-politique_1634107_3214.html#ens_id=1634127
[3] Dans un discours sur " L'Europe et les marchés " prononcé, le 3 novembre 2011, à l'Ambassade d'Allemagne à Paris, Josef Ackerman, Président du directoire et du comité exécutif du groupe Deutsche Bank AG déclarait : " Nous devrons, j'en suis sûr, nous soumettre très rapidement à un débat sur la légitimation constitutionnelle de l'unification européenne ".
[4] Cf. Jean Pisani-Ferry, Le réveil des démons. La crise de l'euro et comment nous en sortir, Paris, Fayard, 2011.
[5] Voir sur ce point Jean-François Jamet, L'Europe peut-elle se passer d'un gouvernement économique ?, La documentation française, coll. Réflexe Europe – Débats, 2011.
[6] Christian Hellwig and Thomas Philippon, "Eurobills, not Eurobonds", voxeu.org, 2 décembre 2011.
[7] Cf. T. Chopin et J.-F. Jamet, "La différenciation peut-elle contribuer à l'approfondissement de l'intégration communautaire ? ", Questions d'Europe, Policy paper de la Fondation Robert Schuman, n°106 et 107 juillet 2008
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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