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Jacques Rigaud
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L'Europe unie est pour nous aujourd'hui un fait, une évidence. Elle nous irrite par ses lourdeurs et sa complexité plus qu'elle ne nous satisfait par ses réussites pourtant incontestables. Je voudrais témoigner ici de ce qu'elle a été pour ceux qui, comme moi, ont eu dix-huit ans en 1950.
Nous faisons partie de ces générations de "l'entre-deux-guerres" (expression sinistre quand on y songe), dont l'enfance avait été bercée à la fois par les souvenirs de la guerre de 14 qui n'a épargné aucune famille française et par les bruits de bottes annonciateurs d'une nouvelle guerre. 8 ans en 1940, 13 ans en 1945 : chacun de nous a des souvenirs personnels de l'exode, de l'arrivée des Allemands ("les Boches" comme nous disions), de l'occupation avec son cortège de privations et de bombardements. Le débarquement des Alliés en 1944 et la Libération nous ont tous marqués dans nos vies d'adolescents. Nous nous demandions de quoi notre avenir serait fait. Encore des guerres ?
En 1950, la France dévastée n'avait pas encore achevé sa reconstruction mais elle se redressait peu à peu. L'Europe, encore barbelée, était alors peu accessible et encore moins familière. Elle n'était guère pour nous qu'une expression géographique et historique, avec ses frontières rébarbatives, sa mémoire de guerres et de traités, mais on sentait confusément que ces affrontements séculaires, notamment entre la France et l'Allemagne, devaient impérativement être surmontés. Comment ? C'était toute la question...
Les Etats-Unis n'étaient pas seulement venus au secours de l'Europe à partir de 1941 ; ils avaient contribué à sa reconstruction par le "Plan Marshall" mais en invitant les Etats européens à coopérer entre eux. Ce fut l'OCDE, première amorce encore timide de la construction européenne. L'opinion générale était que le temps des guerres européennes était révolu, mais on ne savait pas par quel miracle la paix en Europe pourrait désormais être autre chose qu'une absence de guerre ou un intervalle précaire entre des conflits armés. Dans un discours à Zurich en 1948, Winston Churchill avait bien parlé des "Etats-Unis d'Europe", mais ce n'était qu'un discours...
En proposant le 9 mai 1950 la mise en commun des industries du charbon et de l'acier, matrice des armements de guerre, de la France et de l'Allemagne et des pays qui voudraient s'associer à eux, Robert Schuman, alors ministre des Affaires étrangères d'un gouvernement Bidault, a pris "une initiative d'une audace inouïe à laquelle je ne connais pas de précédent" a écrit René Rémond. Je peux témoigner que, pour moi et mes camarades de Sciences Po, cette déclaration est tout de suite apparue, au-delà de son objet immédiat, comme annonciatrice de temps nouveaux pour l'Europe. Nous avons pressenti qu'elle allait être notre avenir, mais sans savoir comment et à quel rythme. Ce rêve d'adolescents est cependant devenu une réalité, et plus vite que nous n'osions l'espérer..
C'est le témoignage d'une "génération européenne" que je voudrais livrer.
Jusqu'à 1950, les relations internationales s'inscrivaient nécessairement et exclusivement dans le cadre des rapports entre Etats. La SDN puis l'ONU avaient été conçues par et pour les Etats. De même l'Alliance atlantique et son volet militaire l'OTAN à partir de 1949. La même année, le Conseil de l'Europe, assemblée consultative, réunissait des représentants des Etats.
Tout change à partir du "Plan Schuman". Le traité de Paris de 1952 qui en est l'aboutissement juridique crée en effet une "Haute Autorité commune" d'un genre inédit dont les décisions s'imposent directement dans les pays signataires. Un Conseil des ministres, une Assemblée parlementaire et une Cour de Justice alors institués vont être, avec cette Haute Autorité, la matrice de toutes les évolutions ultérieures. En transférant une fraction de leur souveraineté à un organe d'un type nouveau, générateur de normes et d'actes s'incorporant directement dans l'ordre juridique des pays signataires, cet organe étant soumis à un contrôle politique et juridictionnel propre, les Etats fondateurs ont, de leur plein gré, créé un nouvel ordre juridique qui s'imposait à eux.
Ce n'est pas faire injure à la mémoire de Robert Schuman que de dire que, tout en les pressentant, il n'imaginait sans doute pas les développements que son initiative allait engendrer ; mais c'est le propre des esprits visionnaires que de faire naître des concepts riches en devenir, bien au-delà de ce qu'ils avaient eux-mêmes envisagé.
Par lui-même, le dessein de Robert Schuman était cependant ambitieux. Ministre des Affaires étrangères, il avait accepté en 1949 au nom de la France la création d'un Etat allemand regroupant sous une forme fédérale les trois zones d'occupation des Alliés occidentaux. Un Etat sous tutelle, car on se méfiait de cette Allemagne qui évoquait de fort mauvais souvenirs dans la mémoire des peuples. Comme après 1918, on voulait punir l'Allemagne, dont la France avait détaché la Sarre. La réconciliation franco-allemande était cependant au cœur de la pensée politique de Schuman. "Mon expérience personnelle m'interdit de rêver quand il s'agit de l'Allemagne" a-t-il dit. Il était né en 1886 à Clausen dans la vallée luxembourgeoise de l'Alzette, au sein d'une famille enracinée au Luxembourg et en Lorraine. Le traité de Francfort du 10 mai 1871 avait offert aux Lorrains un droit d'option pour la France. La famille Schuman ne l'exerça pas et prit donc la nationalité allemande. Robert Schuman passa son enfance et une bonne partie de sa jeunesse à Luxembourg, alors terre allemande, et fit ses études supérieures à Bonn, Munich, Berlin et Strasbourg. Il eut donc une éducation germanique, comme Alcide de Gasperi, né au Trentin, alors rattaché à l'Autriche. Vivant ensuite à Metz où il était avocat depuis 1912, il raisonnait comme s'il devait rester allemand ; mais des témoignages de sa famille vivant en Belgique l'éloignèrent peu à peu de l'Allemagne, de son régime, de son caractère national et de ses principes conduisant à l'injustice et à la barbarie. Bien que ne connaissant alors la France que "très superficiellement", selon ses propres termes, la tradition paternelle, son enfance à Luxembourg, lui firent choisir la France à la fin de la Grande Guerre. Sa souche lorraine rendait d'ailleurs automatique sa réintégration dans la nationalité française. Le 16 novembre 1919, il fut élu député de la Moselle, ce qu'il devait rester jusqu'à la fin de la III° République avant de l'être à nouveau sous la IV° à partir de 1945. Si j'insiste ainsi sur le destin personnel de Robert Schuman, c'est pour montrer que l'Histoire se fait à partir de la mémoire et de la conscience des hommes, à chaque génération. Il fallait à la fois l'expérience intime et douloureuse que Schuman avait de l'Allemagne, son exigence morale et son choix délibéré de la nationalité française à l'âge adulte, pour qu'il ose ce qu'il a proposé à ses compatriotes et à ses voisins. Si important qu'ait été pour lui le dépassement de l'antagonisme franco-allemand où il voyait d'abord "une exigence morale" mais aussi "la condition d'une paix européenne durable", Robert Schuman inscrivit d'emblée cet impératif dans une perspective plus large et plus ambitieuse, celle de l'Europe unie, ouverte à tous les pays du continent qui le souhaiteraient. "La paix ne peut être fondée que sur l'égalité. Nous avons manqué la paix en 1919 parce que nous avons introduit la discrimination et l'esprit de supériorité. Nous sommes en train de recommencer les mêmes erreurs" avait-il souligné dès 1949 en se référant à la "paix négative" du traité de Versailles. Le 2 avril 1952, lors du débat de ratification du traité créant la CECA, il souligna que ce traité apportera "une contribution à l'édification d'une Europe politique où l'Allemagne aura sa place à droits égaux mais dans une discipline commune où chaque participant est garant de la loyauté de l'autre". Dans sa déclaration du 9 mai 1950, il avait prévenu que "l'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble ; elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord des solidarités de fait". Par son initiative sur "un point limité mais décisif", il entendait créer une solidarité de production "qui manifestera que toute guerre entre la France et l'Allemagne devient non seulement impensable mais matériellement impossible".
La genèse du Plan Schuman et de la CECA est riche d'enseignements. Au quai d'Orsay dès 1949, Robert Schuman cherchait une solution au problème allemand. Les Etats-Unis l'y encourageaient. Dans une lettre du 30 octobre 1949, le secrétaire d'Etat Dean Acheson, qui connaissait sa grande expérience de l'Allemagne, lui écrit : "L'apport de l'Allemagne au monde libre sera positif ou négatif. La réponse dépendra en premier lieu de la France. Le temps est venu pour elle de prendre une initiative". Oui, mais laquelle ? Ce n'est pas faire injure à la mémoire de Schuman que d'observer que l'imagination n'était pas sa qualité principale, mais sa volonté, son courage et son expérience politique étaient connus de tous ; c'est donc naturellement à lui que le commissaire général au Plan, Jean Monnet, s'adressa dans la seconde quinzaine de mars 1950. Dès 1943, en pleine guerre, Monnet avait compris que la réconciliation franco-allemande dans un cadre européen serait une nécessité ; il envisageait alors "une entité européenne sans droits de douane". Son expérience rue de Martignac, au Plan, l'avait convaincu qu'une approche économique, donc concrète, s'imposait si l'on voulait s'affranchir des blocages politiques. C'est lui qui eut l'idée d'une communauté européenne du charbon et de l'acier. A la mi-avril, il fit rédiger un projet par Paul Reuter, professeur de droit public. Ce projet, remanié par Monnet et son collaborateur Pierre Uri, fut soumis aux cabinets de Bidault et de Schuman. S'il n'y eut pas de réaction claire de Matignon, en revanche, le directeur de cabinet du ministre des Affaires étrangères, Bernard Clappier, le transmit aussitôt à son ministre. "Vous pouvez dire à Monnet que je marche" : telle est la sobre réponse que Schuman lui fit le 1° mai 1950 à la gare de l'Est en descendant du train qui le ramenait de Lorraine où il avait étudié le fameux projet. Le calendrier était serré, car il fut jugé indispensable de faire une proposition publique avant la session du Conseil atlantique fixée au 10 mai 1950. Tout se fit dans le plus grand secret. Le président de la République, Vincent Auriol, fut prévenu par Monnet ; seuls deux ministres, Pleven et René Mayer, furent mis dans la confidence, ainsi que le chancelier allemand Adenauer qui donna aussitôt son accord. C'est dans ces conditions que Robert Schuman rendit publique sa déclaration du 9 mai, dont le texte avait été rédigé par Paul Reuter.
En un temps comme le nôtre où l'on se gargarise de concertation et de communication, où les sommets, les G 8, les G 20 et autres se multiplient, renvoyant les décisions, quand il y en a, à la session suivante, on est stupéfait de cette simplicité, de cette rapidité et de cette discrétion. Il fallait de l'audace pour choisir une méthode aussi expéditive : aucune consultation des professionnels et des syndicats, pas plus que des partis politiques qui, à gauche notamment, s'élevèrent contre ce "saut dans l'inconnu" comme le qualifia Pierre Cot lors du débat parlementaire de ratification du traité. Une vraie levée de boucliers, qui n'empêcha pas le processus de suivre son cours. Les trois pays du Benelux et l'Italie acceptèrent immédiatement d'engager des négociations qui s'ouvrirent dès le 20 juin 1950 et aboutirent à la signature du Traité de Paris, moins d'un an plus tard, le 18 avril 1951. C'est d'ailleurs à cette occasion que Konrad Adenauer se rendit pour la première fois à Paris. La CECA se mit en place aussitôt. Plusieurs villes étaient candidates pour accueillir la Haute autorité : Strasbourg, Liège, Turin, La Haye. Schuman lui-même pensait à Sarrebrück Le premier ministre luxembourgeois Joseph Bech, proposa Luxembourg où s'installa en août 1952 cette Haute autorité présidée par Jean Monnet.
Comment expliquer cette prouesse ? La personnalité des fondateurs est évidemment le premier facteur auquel on songe. Schuman, Adenauer, de Gasperi, Bech étaient des hommes politiques d'envergure dotés d'une forte expérience gouvernementale ; tous avaient connu les horreurs de deux guerres mondiales ; dans la formation de chacun d'eux, la culture et la langue allemandes avaient joué un rôle décisif ; leur humanisme d'inspiration chrétienne avait été cruellement blessé par le nazisme qui était le contraire même de cet humanisme ; ils se faisaient une idée avant tout morale de l'engagement politique. En une époque où les relations entre gouvernants étaient beaucoup moins fréquentes et familières qu'elles le sont aujourd'hui, enserrées qu'elles étaient dans le formalisme protocolaire de la diplomatie classique, ils ont, sans le savoir, inventé un style de relations personnelles, franches et directes, que leur communauté de destins et de valeurs rendait possible.
Au-delà de cet aspect humain, l'esprit de l'époque accordait une importance nouvelle à l'économie dans la conduite des affaires publiques. Franklin Roosevelt, avec le New Deal, avait donné le "la" dans les années 30. Après la guerre, les nécessités de la reconstruction avaient conduit les gouvernants européens à privilégier cette approche concrète, dans un esprit de volontarisme. L'économie dirigée, la discipline du rationnement, les nationalisations, la reconstruction et la modernisation des infrastructures imprimaient partout l'action publique, moins axée qu'auparavant sur la rhétorique et l'idéologie. C'est dans ce contexte que l'on comprend combien l'initiative de Robert Schuman en 1950 fut novatrice tout en s'inscrivant dans l'esprit du temps.
Au même moment, la guerre de Corée allait donner le signal de la "guerre froide" qui, pendant quarante ans, jusqu'à l'effondrement du bloc soviétique, dominera les relations internationales. L'un de ses premiers effets fut de poser la question du réarmement de l'Allemagne et c'est ainsi que fut conçu un projet de Communauté européenne de défense qui, concernant notamment l'Allemagne, donna lieu à de vives controverses entre Alliés et dans chaque pays, principalement en France d'ailleurs. L'échec de ce projet aurait pu compromettre la réussite de la CECA et donner un coup d'arrêt durable à la construction européenne. Heureusement, il n'en fut rien. L'élan de la construction européenne était irrésistible, comme on le vit lors de la conférence de Messine dès 1956 qui privilégiant, là encore, une approche économique réaliste, donnera naissance au Marché commun, avec tous les développements ultérieurs que l'on sait. La CECA devait poursuivre sa tâche jusqu'n 1967, date à laquelle elle fusionna avec ses homologues l'EURATOM et la CEE, pour former la Commission de l'Union européenne.
Placée dans cette perspective du long terme, on ne peut que conclure que, décidément, le "Plan Schuman" fut une initiative prophétique. Il a inscrit la vie de ma génération et celle des suivantes dans un contexte inédit de paix et de fraternité entre les peuples d'Europe. Toute notre existence, à nous les jeunes de 1950, s'est inscrite dans un cadre européen, en termes d'engagements professionnels, de perspectives culturelles, de voyages et d'échanges de toute nature. C'est ce que nous devons aux "pères fondateurs" de l'Europe, et en premier lieu à Robert Schuman.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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