Les industries aéronautiques, de défense et de sécurité veulent une Europe forte

Industrie

Jean-Paul Herteman

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26 mars 2012
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Herteman Jean-Paul

Jean-Paul Herteman

Président de l'Association des Industries Aérospatiales et de Défense d'Europe (ASD).

Introduction

Les industries aéronautiques [1], de défense et de sécurité ont en commun des technologies qui assurent la maîtrise du ciel et de l'interface terre-ciel dans des conditions de sûreté et de compétitivité optimales: la propulsion, la navigation inertielle, l'optronique, les ma- tériaux, l'électronique, la simulation par ordinateur mais aussi la biométrie ou encore la tomographie à fins de détection de substances illicites. Souvent qualifiées de duales, ces technologies s'insèrent dans des sous-systèmes (moteurs, équipements électroniques par exemple) qui équipent à la fois des véhicules civils et militaires. Toutes les puissances du monde les associent à leur souveraineté et à leur poids stratégique. Aujourd'hui, l'attracti- vité et le rayonnement de l'Europe dans le monde reposent notamment sur les industries aéronautiques, de défense et de sécurité, dont les fondamentaux économiques sont sains: un outil de production performant en termes de coûts de développement et de production mais aussi de durée de vie des produits ; une productivité du travail en hausse de 60 % en vingt ans, soit 3% par an ; un chiffre d'affaires (157 milliards d'euros en 2010) en crois- sance continue.

 

Les industries aéronautiques, de défense et de sécurité et l'Union Européenne partagent les mêmes ambitions

  

Elles souhaitent à la fois s'appuyer sur des racines nationales et consolider l'Europe. Nées avec les guerres qui ont agité l'Europe des nations aux siècles précédents, ces indus- tries demeurent imprégnées des cultures et liées aux institutions militaires des États. Elles se répartissent très inégalement entre les membres de l'Union Européenne. Six d'entre eux   concentrent 87%   du chiffre d'affaires de ces industries en Europe (2010): France, Royaume Uni, Allemagne, Italie, Espagne et Suède. Les trois premiers assurent les deux tiers de l'emploi : France (193 000), Royaume Uni (151 000) et Allemagne (133 000). La construction de l'Union Européenne par la libéralisation des échanges et l'européanisa- tion de l'industrie a d'abord exclu ce secteur. Puis, dans l'aéronautique civile, la création d'Airbus a permis à l'Europe de faire en quelques années jeu égal avec les États-Unis sur le marché des avions de ligne. Très vite, sous l'effet de la contrainte budgétaire des États et des avancées de l'Europe de la défense, d'autres programmes européens ont vu le jour. Récemment, le "paquet défense" voté sous la présidence française de l'Union Européenne a ouvert la voie à une simplification considérable des transferts de matériel de guerre au sein de l'UE et donné un cadre européen aux  appels d'offres publics en matière de défense, à travers deux directives en fin de transposition. Ces réformes ne pourront que renforcer l'attraction de l'Europe pour les industriels de l'aéronautique, la défense et la sécurité: elle reste le premier marché mondial en nombre de consommateurs et le deuxième pôle aéronautique après les États-Unis.

Ces industries peuvent aussi aider à donner aux citoyens européens un horizon dans la mondialisation. La crise industrielle de l'Europe depuis trente ans, et plus récemment la crise de la zone euro, appellent certes plus d'intégration économique mais justifient aussi  qu'on redessine pour l'Europe un horizon politique fait d'ambition industrielle. L'Europe s'est construite sur une vision de paix grâce au marché mais doit se consolider autour d'un projet de prospérité par l'industrie et les technologies. Les industries ADS font partie des rares qui ont créé des emplois au cours des années récentes en Europe, passant de 590 000 travailleurs en 2003 à 700 000 en 2010. Elles se sont renforcées grâce à leur ouverture sur l'extérieur. Les pertes d'emplois observées dans d'autres secteurs indus- triels ne trouveront pas de solution dans la fermeture de nos frontières. Au contraire, c'est la croissance des marchés extérieurs qui permet aujourd'hui à nos entreprises, par leurs exportations et leurs partenariats industriels, de maintenir leurs emplois en Europe. L'industrie aéronautique européenne réalise plus de la moitié de son chiffre d'affaires à l'exportation. Le groupe Safran assure les trois quarts de ses ventes à l'étranger et emploie les trois quarts de ses 56 000 salariés en Europe. Les étudiants et les travailleurs européens ont un avenir dans ces industries et ces industries ont besoin d'eux. En France seulement, les industries aéronautiques prévoient d'employer 9 000 personnes en 2012.

Par leurs performances, ces industries confortent le poids stratégique de l'Europe dans le monde. On nous dit souvent qu'elles sont trop fragmentées. Cela ne les empêche pas de placer bien souvent l'Europe au premier rang dans leurs domaines. Bien que concur- rents, Eurocopter et Agusta Westland donnent ensemble à l'Europe la première place sur le marché mondial des hélicoptères. Concurrents aussi, Safran et Rolls Royce placent l'Europe en tête du marché mondial de la propulsion. Autre technologie où s'illustre le génie européen, la biométrie permet de garantir le droit à l'identité, le droit à la propriété, et l'accès aux services publics et privés. Née dans les années 1970 afin de répondre aux besoins de la police criminelle, elle a pris son essor à la chute du mur de Berlin, pour identifier les électeurs et organiser les transitions démocratiques de l'espace ex-soviétique. Aujourd'hui, les États les plus peuplés du monde ont décidé d'appuyer la modernisation de leur administration sur l'enrôlement biométrique de leurs habitants. SAFRAN enrôle plus d'un million de personnes par jour en Inde, en développant la plus grande base biométrique au monde. La Chine a décidé de doter l'ensemble de ses provinces d'une administration biométrique de leurs citoyens et dès 2012 les entreprises européennes seront nombreuses à proposer leurs services pour y contribuer.

 

Les entreprises aéronautiques, de défense et de sécurité sont pionnières dans les partenariats de l'Europe avec le reste du monde

Ces entreprises ont noué des partenariats solides aux États-Unis. Après la guerre froide, les États-Unis ont restructuré leur industrie de défense autour de cinq grands groupes. Aujourd'hui, cette industrie reste la première au monde, avec neuf des quatorze premiers groupes mondiaux et 60 % de leur chiffre d'affaires. Sa taille permet d'importantes syner- gies en termes de recherche et développement entre les activités civiles et militaires. L'Europe compte pour sa part six groupes parmi les quatorze premiers mondiaux en chiffre d'affaires, et deux (EADS et BAE systems) parmi les cinq premiers. Entre États-Unis et Europe, toutes ces entreprises ont largement contribué à la dimension industrielle du partenariat transatlantique. On connaît le succès de la co-entreprise CFM, créée en 1970 entre General Electric et Safran/Snecma, renouvelée en 2008 et dont les moteurs aujourd'hui équipent les trois quarts des avions moyen courriers monocouloirs. Autre exemple, BAE Systems, cinquième groupe aéronautique mondial, qui réalise l'essentiel de ses ventes aux États-Unis. L'industrie européenne gagne, à travers ces synergies, un accès au grand marché américain et, plus largement, un rôle mondial de premier plan.

Au-delà des États-Unis, les industries aéronautiques, de défense et de sécurité euro- péennes abordent avec lucidité leur relation avec les pays émergents. Entre 2000 et 2020, la part conjointe de l'Europe et des États-Unis dans le PIB mondial sera passée de 48% à 35% en parité de pouvoir d'achat. Les marchés aéronautiques et de défense voient leur centre de gravité évoluer vers les pays émergents. La Russie s'appuie sur ses ressources énergétiques et sur son marché intérieur pour moderniser son appareil de production dans ce secteur. L'Inde et le Brésil cherchent à conforter leur statut de puissance régionale en se dotant d'une industrie de défense moderne. La Chine récupère son poids séculaire dans l'économie mondiale et veut renforcer la dimension industrielle de sa puissance. Il faut se souvenir qu'en 1820 elle produisait déjà 34% du PIB mondial. Aujourd'hui, elle représente 20% du marché aéronautique mondial et se donne les moyens d'en devenir un acteur. A travers son projet d'avion C919, la Chine lance un défi au duopole améri- cano-européen des moyens courriers monocouloirs, et pourrait être suivie par le Brésil et le Canada.

Tous  les pays  émergents utilisent leur  attractivité commerciale pour s'efforcer de remonter dans la chaîne de valeur. Ils exigent des offsets ou des partenariats industriels de plus en  plus riches en  technologies. L'industrie aéronautique et de défense euro- péenne se prête au jeu car elle a besoin de ces marchés. Elle connaît la sensibilité des technologies et demeure prudente sur celles qui font la force et touchent aux valeurs de l'Europe. Transférer des technologies de continuité déjà maîtrisées par nos groupes est moins risqué que transférer les technologies de rupture que nos laboratoires dévelop- pent. Les entreprises européennes partagent ces préoccupations avec leurs homologues américaines. Le C919 de l'avionneur chinois COMAC, prévu pour entrer en service en 2016, s'appuie sur des partenariats avec Safran (système propulsif et câblage) mais aussi Liebher (systèmes d'atterrissage et de freinage) et GE (avionique et électronique). L'avion régional Superjet 100 du conglomérat russe Sukoï bénéficie de la coopération de plusieurs acteurs européens, dont Alenia Aeronautica et Safran.

Nos industries ont intérêt à un partenariat constructif entre l'Europe et le reste du monde. L'Europe peut renforcer ses pôles de croissance en accompagnant intelligemment le développement des nations aéronautiques émergentes. Les coopérations industrielles en cours dessinent une périphérie est-européenne et nord-africaine aux pôles aéronau- tiques et de défense européens, comme le font de leur côté les États-Unis avec le Canada, le Mexique et même le Japon. Ces partenariats européens s'inscrivent dans le prolonge- ment des élargissements de l'Union Européenne : les nouveaux États membres de l'UE avaient apporté des travailleurs qualifiés, élargi la division intra-européenne du travail et amélioré la compétitivité de l'Europe ; l'Europe peut aujourd'hui nouer des liens industriels avec la Russie aussi  importants que ceux construits avec le Maroc. L'Union Européenne peut également, à travers la négociation de ses instruments commerciaux, aider les industries aéronautiques de défense et de sécurité à maintenir un juste équi- libre dans leurs partenariats avec les pays émergents: transferts de technologies contre achats de biens industriels européens et cofinancement de programmes partagés de R&D, réciprocité dans la gestion des appels d'offre publics. Il reste que la réciprocité et la confiance reposent tout autant sinon plus sur la qualité des relations interindividuelles à nouer avec nos partenaires industriels des pays émergents que sur des traités entre États.

Au-delà de ces coopérations industrielles, l'Union Européenne peut contribuer à forger les règles de la mondialisation des technologies. L'économie monde, comme tout système physique, se construit autour de  règles, qui résultent souvent d'un rapport de  forces. L'Europe peut peser sur leur élaboration à travers la promotion à l'extérieur des normes de son marché intérieur, une politique de propriété intellectuelle incitative et créative, une politique de certification reposant sur les impératifs de sûreté et de sécurité.

Les normes de bruit fixées par l'UE pour les aéronefs ont fait de l'Europe une référence mondiale et représentent un soutien important à la compétitivité de ses industries. Les règles de propriété intellectuelle qui  régissent les projets de l'Agence Européenne de Défense et le Programme cadre de recherche et de développement pourraient, elles-aussi, jouer un rôle important, à condition d'être réformées. Pour l'instant, elles ouvrent le bénéfice des résultats de ces recherches à tous les États membres sans distinction, ce qui dissuade les entreprises les plus innovantes de participer à ces programmes.

Il est de même nécessaire d'exporter nos exigences de sécurité en négociant des accords de certification avec les grands pays émergents sur une base de réciprocité. A cet égard, la création de l'EASA et les accords bilatéraux signés avec la FAA pour remplacer ceux des États membres ont marqué un progrès dans l'intégration des marchés européen et américain. Pour nouer des accords similaires avec les grands pays émergents, la question de la certification des aéronefs et des équipements aéronautiques doit être abordée sous le seul angle de la sécurité.

Dans le domaine de la régulation commerciale, l'Union Européenne peut mener une politique équilibrée et soucieuse de réciprocité. Il se trouve que sur le secteur aéronau- tique c'est avec  les États-Unis que l'Europe a le principal contentieux mais les deux acteurs ont intérêt à un monde mieux régulé. Ils gagneraient à clore à l'amiable le dossier Airbus Boeing ouvert en 2004 devant l'OMC  et à s'accorder sur des règles de soutien public aux industries qui puissent avoir valeur internationale.

L'Europe est actuellement la zone la plus ouverte du monde. Elle doit inciter les autres à s'ouvrir également et chercher à s'inspirer des législations les  plus efficaces de ses par- tenaires. Aux États-Unis, le  "Buy American Act" impose un minimum de composants américains et en pratique une maîtrise d'œuvre américaine dans les achats du ministère de la défense. Le comité pour les investissements étrangers (CFIUS) apprécie souveraine- ment et sans droit de recours la compatibilité des projets d'investissement étrangers avec la sécurité nationale des États-Unis, prise au sens le plus large   du terme (technologies critiques et approvisionnements énergétiques compris). On doit aujourd'hui considérer les fusions et acquisitions sous l'angle non seulement du principe de concurrence mais aussi de la consolidation d'une industrie européenne. Quand l'Europe a aidé certaines technologies à éclore, elle peut avoir intérêt à ne pas les laisser partir à la concurrence.

L'Union Européenne peut contribuer à renforcer son industrie aéronautique, de défense et de sécurité sur le territoire européen

 

L'UE, si elle peut aider à réguler la mondialisation des technologies, peut aussi utiliser son marché intérieur pour renforcer ses pôles technologiques. Ce marché intérieur de

500 millions de personnes est une opportunité pour les entreprises du secteur, notam- ment les industries de la sécurité. Mais encore faut-il poursuivre l'élaboration de normes pour asseoir ce marché, je pense en particulier aux équipements aéroportuaires de sécu- rité, qui continuent parfois à fonctionner selon des réglementations différentes au sein de l'Union.

 

Pour rayonner à l'extérieur, les pôles technologiques de  l'Europe doivent surtout pouvoir produire régulièrement des technologies nouvelles. Les compétences humaines de leurs entreprises ont besoin pour cela de nouveaux programmes de recherche. Or ces programmes appellent, par leur taille et leur complexité, des financements conséquents. Les États  membres ont à cet égard une responsabilité déterminante dans l'avenir des industries aéronautiques, de défense et de sécurité. S'ils veulent les renforcer, ils ont intérêt à promouvoir des programmes européens plutôt que d'acheter leurs matériels à l'extérieur, "sur étagère". Ils ont intérêt aussi à converger vers une demande réelle- ment européenne d'équipements, en renonçant à décliner des versions nationales de ces programmes, sources de surcoûts. Réduire le nombre de versions de l'avion militaire de transport A400M permettrait des économies d'échelle considérables. Cela n'aurait pas sur l'emploi l'impact que l'on croit. En effet, les  licenciements résultant des synergies déga- gées seraient largement compensés par les embauches que permettraient des volumes de vente en forte hausse. Les restructurations effectuées dans le passé par l'industrie aéro- nautique ne se sont jamais traduites par des réallocations massives d'activités. L'emploi reste là où se trouvent les compétences.

Par ailleurs, les États  ont d'importantes responsabilités en  matière de préservation de l'investissement et de la recherche dans leurs budgets. Les efforts d'économies en cours dans les États membres offrent une opportunité à la restructuration des budgets de défense. Ces budgets doivent être plus riches en investissements et en recherche. Dans la plupart des États membres, la part du personnel demeure de plus de 50%, contre 30% aux États-Unis. L'arbitrage se fait donc au détriment des investissements, qui ne dépassent pas 20%, soit 40 milliards sur 200 milliards d'euros en 2010, répartis entre 27 États membres. Quant à la recherche en matière de défense, d'après l'Agence Européenne de Défense, les  États de l'UE y ont consacré 9 milliards d'euros en 2008 contre 54 milliards pour les États-Unis. Toutefois, et il faut le reconnaître, des évolutions positives apparaissent. Le programme cadre de recherche et développement de l'UE s'est ouvert, depuis son budget 2007-2013, aux projets du domaine de la sécurité, et pourrait le faire progressivement à celui de la défense, comme le permet le traité de Lisbonne. En outre, si l'on regarde indi- viduellement les États membres, l'effort d'investissement effectué par la France à travers la création du crédit impôt recherche puis le lancement du grand emprunt témoigne, en pleine crise de la dette, d'une réelle volonté de préparer l'avenir.


[1] Ce texte est publié dans le Rapport Schuman sur l'Europe, l'état de l'Union en 2012, éditions Lignes de Repères, Mars 2012. http://www.robert-schuman.eu/fr/librairie

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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