Préjugés, défis et potentiels : Une analyse sans idées préconçues du Service européen pour l'action extérieure

Stratégie, sécurité et défense

Elmar Brok

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21 mars 2011

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Brok Elmar

Elmar Brok

Député européen allemand, Groupe du Parti Populaire Européen (Démocrates-Chrétiens).

Préjugés, défis et potentiels : Une analyse sans idées préconçues du Service eur...

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I. Introduction

 [1]

 

L'Union européenne a une chance historique à portée de main : la chance de créer une politique étrangère cohérente. Cette politique doit être mise en œuvre par un instrument commun, le nouveau Service européen des affaires étrangères (SEAE), représenté par la Haute représentante (HR), qui est également vice-présidente de la Commission (VP) et présidente du Conseil des ministres " Affaires étrangères ".

Malheureusement, les chances et les perspectives apportées par le SEAE, qui a commencé son travail voilà à peine 4 mois, sont souvent masquées par nombre de préjugés dans le débat public. Le SEAE est souvent condamné sans réflexion : nouveau " mammouth " rempli de fonctionnaires, il serait une " supra-autorité " qui engloutirait l'argent des contribuables. " Trop cher, trop peu démocratique... et pour quoi faire ? ", voilà la teneur des débats. Ces préjugés trouvent leur origine dans une certaine mentalité eurosceptique, qui s'oppose à toutes les nouvelles évolutions, mais aussi dans l'ignorance et une mauvaise communication. Ils résultent également pour partie d'une vision unilatérale. Si l'on observe le SEAE uniquement par la lorgnette du budget, c'est vrai : il n'est pas neutre pour le budget de l'Union. Toutefois, en comparaison avec les services nationaux des affaires étrangères et au vu de son efficacité et de la réduction des redondances qu'il permettra d'effectuer, personne ne saurait prétendre sérieusement que ces dépenses sont inadéquates. Surtout, le SEAE ne peut pas être sorti de son contexte pour être observé sous un seul de ses aspects : cela fausse la vue d'ensemble. Il faut plutôt l'envisager dans son ensemble, en gardant à l'esprit son potentiel.

En effet, ces préjugés et raccourcis sont dangereux, car, par une sorte de cercle vicieux "circulus vitiosus", ils réduisent les chances de réussite du SEAE, un organe opportun et même nécessaire. Le plus grand danger pour le SEAE, c'est qu'il ne soit pas accepté. Ces préjugés représentent donc un obstacle majeur à l'acceptation du SEAE parmi la population et à la volonté des élites politiques des Etats membres de l'utiliser et de le faire vivre.

Pour cette raison, il est d'autant plus important de jeter un regard objectif, critique et plurilatéral sur le SEAE. Il n'est pas besoin de maquiller ses problèmes et ses défis, mais il faut souligner son potentiel et sa raison d'être. Les citoyens européens doivent pouvoir s'en faire une image sans idée préconçue, en comprendre l'utilité et le sens. Ils doivent saisir qu'il ne s'agit pas d'un 28ème ministère des Affaires étrangères (encore une idée préconçue !). L'idée du SEAE, c'est bien de créer une plus-value européenne.

 

II. De l'utilité et des potentiels du SEAE

Avec le traité de Lisbonne, l'Union européenne a réformé en profondeur sa politique étrangère. La création du SEAE doit également être regardée sous cet angle. Le SEAE est né de 3 nouveautés introduites par le traité de Lisbonne : la désignation d'un président permanent du Conseil européen, qui représente l'Union européenne  à l'étranger, comme un chef d'État ou de gouvernement, la nomination par le Conseil européen, avec l'accord du président de la Commission, également directeur de la PESC, de la Haute représentante pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité de l'Union et la reconnaissance écrite de la personnalité juridique de l'Union, qui l'habilite totalement à prendre des décisions sur le plan international.

Le Parlement européen (PE) appelait déjà en 2000 à la création d'un service diplomatique commun, qui répond au rôle international de l'Union et renforce sa visibilité et sa capacité d'action sur la scène internationale. Les raisons de cette réforme de la politique extérieure européenne et l'introduction du SEAE en particulier ne sont pas obscures, contrairement à ce que d'aucuns prétendent. Le SEAE n'est pas un " jouet " élaboré par les fonctionnaires européens ou les élites politiques, au contraire : dès la Convention sur l'avenir de l'Europe et la Conférence intergouvernementale pour le Traité de Lisbonne, on savait très précisément ce que le SEAE devrait et pourrait faire.

La création du SEAE vient premièrement du fait que, durant les dernières années, l'UE a vu régulièrement qu'elle montrait encore de nombreuses incohérences en matière de politique étrangère. Celles-ci se produisaient d'abord sur le plan horizontal de la coopération entre les différentes institutions et politiques. En effet, les affaires extérieures de l'UE sont partagées entre la PESC/PESD intergouvernementale d'un côté, et les politiques communes de l'autre, comme la politique européenne de voisinage, la politique de développement et la politique commerciale extérieure [2]. Ces deux politiques étaient développées sans concertation entre les institutions. Conséquemment, elles n'étaient pas assez coordonnées [3], ce qui a pu mener à des contradictions et des divergences. Par exemple, il pouvait arriver qu'une négociation commerciale ait lieu entre le Commissaire au commerce et un pays tiers, pendant que le Haut Représentant et le Conseil des ministres " Affaires étrangères " critiquaient le viol des droits de l'Homme dans ce même pays.

Par ailleurs, les incohérences pouvaient se produire de manière verticale entre la politique étrangère de l'UE et les politiques étrangères nationales. Ainsi, les États membres ne parvenaient souvent pas à trouver une position commune et agissaient isolément plutôt qu'ensemble. Il est arrivé que l'ancien Haut Représentant Javier Solana, le président du Conseil, la Commissaire aux affaires extérieures, le président français et la chancelière allemande s'expriment sur un même sujet de manière contradictoire. Conséquence : l'UE et ses États membres restaient sans influence. L'exemple le plus flagrant en est la guerre en Irak. Gerhard Schröder était contre, Tony Blair pour : finalement, les deux sont restés impuissants face aux États-Unis.

 

En faveur des intérêts nationaux

Parallèlement aux incohérences existantes, les États membres ont reconnu durant les dernières années que la coordination de leurs politiques étrangères devenait nécessaire face aux défis actuels, comme l'émergence des nouvelles puissances chinoise et indienne, le changement climatique, le terrorisme, l'immigration illégale ou la sécurité énergétique. Ils ont également reconnu qu'il fallait rassembler les différents instruments et ressources disponibles en matière de politique étrangère pour exploiter totalement le potentiel de l'Union européenne. Car celui-ci est énorme ! Avec ses 27 États membres, l'Union européenne  représente environ 500 millions de personnes, soit 8% de la population mondiale. Grâce à leurs ventes sur les marchés intérieurs et internationaux, ces 8% détiennent un tiers de la richesse mondiale, avec environ 31 % du PIB mondial [4]. Autres chiffres significatifs : l'Union européenne  est à l'origine d'environ 60% de l'aide mondiale au développement et possède des délégations dans environ 150 pays. Ce potentiel est resté stérile en raison des incohérences. Pourtant, il est nécessaire de l'utiliser si l'on veut pouvoir avoir voix au chapitre sur la scène internationale pour défendre les intérêts européens. L'Europe ne peut plus se permettre de rester un partenaire silencieux sans utiliser sa force, ses instruments et ses institutions pour faire valoir ses intérêts et ceux de ses citoyens dans le monde. Nos économies, notre sécurité, notre richesse : tous ces éléments sont liés. La crise financière et économique et le terrorisme international ne connaissent pas de frontières ; ce sont deux exemples parlants.

C'est pour cette raison que développer une politique étrangère et de sécurité commune sert tout d'abord à protéger les intérêts nationaux ! Si les États membres parviennent à créer une politique extérieure commune et efficace, cela servira leurs intérêts nationaux et améliorera la souveraineté qu'ils craignent parfois de perdre. La souveraineté ne sera pas perdue, mais mutualisée pour améliorer son efficacité. L'introduction d'une HR/VP et du SEAE destiné à la soutenir est donc une conséquence directe du fait que l'Union européenne n'était jusqu'à présent ni cohérente ni capable d'agir dans les domaines de politique extérieure. Le SEAE est la réalisation institutionnelle, la conséquence logique, d'une réalité apparue à la fin de la Guerre froide et consciente depuis le 11 septembre 2001 : actuellement, aucun État européen ne peut relever les défis actuels seul.   Devant cette nécessité objective de fonder le SEAE, les reproches ne sont pas d'une grande utilité. Par-dessus tout, il manque de contre-propositions constructives. Quelle seraient donc les autres solutions ? Ne rien faire et continuer à mener des politiques étrangères nationales ? Comment l'Allemagne et la France par exemple, deux des États membres les plus importants, les plus économiquement forts, peuvent-ils s'affirmer seuls sur la scène internationale face aux États-Unis, à la Chine ou à la Russie ? Dorénavant, c'est devenu impossible ! Nous devons comprendre que l'Union européenne est plus qu'une communauté économique. Elle est une communauté de destins !

Un service hybride

Pour comprendre les potentiels du SEAE, il faut bien examiner la fonction de la HR/VP. Celle-ci rassemble 3 postes en un : tout d'abord celui du Commissaire aux relations extérieures, qui avait des moyens financiers et des dispositifs conséquents. Ensuite, celui du Haut Représentant, qui était lié au Conseil et était habilité à négocier, mais qui n'avait ni moyens, ni dispositif. Enfin, celui de la présidence du Conseil des ministres " Affaires étrangères ", qui tournait tous les 6 mois en même temps que la présidence du Conseil. Toutes ces fonctions sont maintenant rassemblées en la personne de la HR/VP. Celle-ci, en tant que Haute représentante, est également responsable de la planification et du déroulement de la PESC/PESC intergouvernementale ; en tant que Vice-présidente de la Commission, elle coordonne les différentes politiques étrangères au sein de l'Union ; en tant que présidente du Conseil des ministres " Affaires étrangères ", elle décide de l'ordre du jour et tient donc les rênes dans la préparation des prises de décisions.

 

Dans le cadre de la création d'un poste de " ministre des Affaires étrangères de l'UE ", il ne peut sembler que logique que celui-ci dispose d'une sorte de ministère ou de service extérieur. Le SEAE reflète les différentes fonctions de la HR/VP, que l'on appelle aussi " double casquette ". Il est conçu pour être un " service hybride " et rassemble donc à la fois les services extérieurs de la Commission (délégations dans les pays-tiers incluses), ceux du Conseil, ainsi que les diplomates des États membres. Il faut également noter que les services de la Commission chargés des relations extérieures et les fonctions dirigeantes des délégations dans les pays tiers ont été rattachés au SEAE. De même, les structures de gestion des crises du Conseil ont été intégrées au SEAE.

Le Parlement européen a donc veillé dès le début du projet à ce que ce service soit une continuation logique de "l'acquis communautaire" et qu'il porte une " double casquette " dans le vrai sens du terme. Pour que la Commission ne devienne pas une simple agence exécutive ou une machine à faire tourner le marché intérieur, le Parlement européen  a également veillé à ce que ce service naisse dans le sens d'une Europe commune. Il s'est engagé dans les négociations pour que le SEAE ne puisse pas " ré-intergouvernementaliser " ces domaines, qui font déjà partie de la politique communautaire. Le SEAE doit être au service de l'Union européenne. Si on l'imagine au service des États membres, il ne peut en résulter qu'une dégradation de la situation, et pas d'amélioration.

En conséquence, cette " double casquette " a été transmise aux délégations et à leurs Ambassadeurs. Cela est judicieux, car l'Ambassadeur doit pouvoir être l'interlocuteur du SEAE comme celui de la Commission. Les délégations de l'Union  dans les pays tiers doivent pouvoir réunir sur place dans la pratique la face intergouvernementale et la face communautaire des relations extérieures. Ce sont elles qui représentent l'Europe à l'extérieur et qui mettent en œuvre les politiques de l'Union sur place. C'est ainsi que, sur place, se développera l'idée que l'Europe parle d'une seule voix.

 

Le SEAE : un point de jonction

 

Le SEAE doit pouvoir servir de point de jonction entre les différentes politiques étrangères de l'Union via la HR/VP et contribuer à former un tout cohérent. La création du SEAE n'est donc pas seulement la suite logique exigée par la realpolitik, mais également un développement logique de l'acquis communautaire dans le domaine des relations extérieures de l'Union, car il intensifie la coordination entre les services de Bruxelles, entre Bruxelles et les capitales nationales et entre l'Union et les pays tiers.

Avec le SEAE, qui selon l'article 13 du TUE doit servir de outil et d'office de soutien à la HR/VP et qui n'est donc pas - cela doit être clair - un organe décisionnel, la HR/VP a maintenant un instrument décisif en main pour exercer une politique étrangère de haut niveau, et non plus limitée au plus petit dénominateur commun des politiques nationales. Surtout, la PESC/PESD peut maintenant être coordonnée avec les relations extérieures et les instruments de la communauté sans que ces domaines soient intergouvernementalisés. De plus, on peut en attendre un flux d'information meilleur, plus détaillé et plus efficace. Avec les délégations étrangères de l'Union présentes partout dans le monde, Catherine Ashton peut obtenir des informations sur la base desquelles des décisions ciblées et à long terme pourront être préparées au siège du SEAE à Bruxelles. En outre, la HR/VP et le SEAE donnent une représentation commune de l'Union européenne face aux pays tiers, ce qui permet de faire valoir les valeurs, les normes et les intérêts européens et de renforcer la coopération avec les pays tiers en matière de mesures anti-terroristes, de respect des droits de l'Homme, etc. Avec la HR/VP et le SEAE, il est également possible de négocier ce que l'on appelle des " contrats mixtes ", qui ajoutent à l'objet concret du contrat des accords par exemple dans le domaine des poursuites judiciaires, des standards en matière de droits de l'Homme, de l'environnement et  du combat anti-terroriste. Cela représente un pas en avant pour 2 raisons : la politique extérieure européenne devient ainsi plus cohérente et plus transparente aux yeux du reste du monde. Elle rassemble à la fois les diplomaties européenne et nationales. Le SEAE peut donc agir comme lien et point de jonction, à la fois sur les plans horizontal et vertical entre les institutions et entre l'Union et ses États membres et rassembler les compétences et les intérêts communs.

Un outil légitime et contrôlé démocratiquement

On brandit souvent l'argument que le SEAE est une autorité non démocratique entre les mains des chefs d'État et de gouvernement.

Lors des négociations sur le SEAE, le Parlement européen s'est engagé pour que le budget et les droits de contrôle budgétaires et politiques de ce service (SEAE) soient sous la coupe du Parlement européen, c'est-à-dire démocratiquement légitimes, bien que le SEAE soit hors de la Commission. Et il a réussi ! Le Parlement a un droit de contrôle sur le budget du SEAE et décide du nombre de ses collaborateurs. Il peut ainsi contrôler les coûts des missions civiles de la PESD et les coûts administratifs des opérations militaires [5].

De plus, les droits de contrôle politique du Parlement sur le SEAE ont été garantis dans une déclaration signée par le Conseil, la Commission, le Parlement et la HR/VP [6]. C'est un grand succès politique ! Sa signification et sa portée ne peuvent être surestimées. Le contrôle parlementaire améliore encore la légitimité du SEAE.

Ainsi, jusqu'ici, la représentation politique de la HR/VP était effectuée par les commissaires responsables des relations extérieures et ce non seulement pour les compétences exclusivement communautaires, mais également pour des questions " mixtes ", dans lesquelles la PESC/PESD joue également un rôle. Actuellement, les responsables des délégations de l'Union, doivent encore se présenter au Parlement européen avant leur prise de fonction et répondre aux questions qui leur sont posées. De plus, le Parlement a réussi à faire en sorte que le personnel du SEAE soit composé d'au moins 60% de fonctionnaires de l'Union, afin que la composition du personnel du SEAE reflète la méthode communautaire.

Ce droit de contrôle du Parlement sur la HR/VP et sur le SEAE, complété par les droits garantis par traité du Parlement sur la HR/VP [7], donne au Parlement la possibilité de gagner en influence dans le domaine international de la PESC/PESD. En effet, la HR/VP et le SEAE, qui la soutient, forment le centre de la PESC et de la PESD: ses 3 fonctions (Haute représentante, vice-présidente de la Commission et présidente du Conseil des ministres " Affaires étrangères ") lui permettent de diriger largement la PESD. Elle décide de l'ordre du jour du Conseil des ministres des Affaires étrangères ; le SEAE prévoit, sous sa direction, la gestion des crises politiques et civiles. Il est donc primordial que toutes les structures de gestion des crises de la PESD, dont le CMUE, l'État-major (EMUE) et le Comité chargé des aspects civils de la gestion des crises (CIVCOM), qui dépendaient auparavant du Conseil, ainsi qu'une grande partie de la Direction Générale des relations extérieures (DG Relex) de la Commission, aient été intégrés au SEAE. Ils sont maintenant sous la direction de la HR/VP. Au sein du SEAE, on développe des objectifs globaux civils et militaires, on élabore des prises de position pour le COPS et on planifie les activités militaires via le CMUE [8]. Les droits de contrôle du Parlement européen sont donc décisifs !

Les contempteurs du SEAE prétendent également en partie que le Conseil a reçu l'accès aux fonds de la communauté, en compensation du droit de contrôle politique du Parlement sur le SEAE. Ces allégations suggèrent que les fonds communautaires se trouvent maintenant entre les mains du Conseil et seront absorbés par les structures intergouvernementales. Cela est faux ! Les instruments de financement restent dans la compétence décisionnelle de la Commission, qui décide également de leur utilisation. Et cela sous la législation et le contrôle budgétaire du Parlement (COCOBU) sur la Commission !

 

Ni gouffre financier, ni "armée mexicaine"

[9]

 

Écartons un autre reproche : le SEAE ne sera pas un nouveau " mammouth ", ni un gouffre financier. Bien au contraire : il évite l'éparpillement des compétences et crée des synergies qui exploitent totalement le potentiel de l'Union européenne en matière de politique étrangère. La majorité de ses collaborateurs sont déjà employés dans les différents services du Conseil et de la Commission.

Environ 1 500 collaborateurs des unités de politique extérieure du secrétariat du Conseil et de la Commission ont été mutés au SEAE. Un tiers du personnel sera employé par les États membres. En tout, seuls 100 nouveaux postes ont été créés au siège du SEAE et dans ses délégations. Face à ces chiffres, on ne peut pas parler d'un " mammouth ", surtout quand on voit que le ministère allemand des Affaires étrangères compte 13 600 collaborateurs [10]. Et quand on entend que le SEAE est décrit comme une " armée mexicaine " en raison de ses 50 postes de direction, qui seraient trop nombreux par rapport au reste du personnel, on est en droit de se demander si cela est vraiment trop quand on y inclut les 34 chefs de délégation ? Le SEAE a peut-être simplement une base plus restreinte que la plupart des services diplomatiques nationaux, justement parce qu'il est plus efficace que ceux-ci avec leurs bataillons de fonctionnaires ?

 

III. Succès ou échec ?

 

Le succès du SEAE dépend maintenant de ses acteurs. Tout d'abord de l'habileté de la HR/VP à endosser ses différents rôles pour créer une " politique étrangère d'un seul tenant " avec l'aide du SEAE, car, en tant que vice-présidente, elle peut consulter les autres commissaires chargés des relations extérieures, comme le commissaire au commerce. Son rôle de Haute représentante et de présidente du Conseil des ministres " Affaires étrangères " lui permet de coordonner sa politique avec celle des États membres et de préparer ses décisions, ce qui contribue à l'élaboration de définitions, de perceptions, de stratégies et de mesures communes.

Il faut une nouvelle fois souligner que le SEAE ne dispose de quasiment aucune compétence décisionnelle. Tout ce qui concerne la politique commune doit être visé par la HR/VP en sa qualité de Vice-présidente de la Commission en collaboration avec les Commissaires responsables ; elle doit également représenter les décisions prises. Comme elle est également présidente du Conseil des ministres " Affaires étrangères ", elle dispose d'un avantage conséquent, car le grand privilège du président est de pouvoir décider de l'ordre du jour. Elle a donc la possibilité de soumettre des propositions au niveau intergouvernemental, grâce aux services de ses 3 compétences et aux informations qu'elle obtient par ses ambassades dans 150 pays. En effet, elle ne dépend pas des informations et des analyses des États membres. Ses propositions se font au niveau communautaire et elle peut, grâce à la combinaison de ses 3 postes, les proposer au Conseil et à la Commission. Au Conseil, elle n'a pas de compétence décisionnelle, car les États membres y sont souverains. L'acceptation de ses propositions ne dépend donc que de leur qualité et de la force de persuasion de la HR/VP. C'est pour cette raison que lui a été confié le SEAE. Le fonctionnement de ce service dépend donc fortement des actions de la HR/VP, de son habileté et de ses objectifs.

Les autres acteurs tels que le président du Conseil européen et les États membres doivent participer pour que le SEAE fonctionne. Le président di Conseil européen a des prérogatives représentatives, mais aucune prérogative opérationnelle. Cela doit être clair. En aucun cas il ne doit pas y avoir d'opposition due à des querelles de compétences ou de vanité. Il est donc important que la HR/VP, le président du Conseil européen et le président de la Commission coopèrent.

Il faut également prendre en considération le fait que le président de la Commission  a attiré l'attention sur l'article 17 du TUE, selon lequel la Commission est responsable de toutes les relations extérieures à l'exception de la PESC/PESD. L'article 21 précise également que la Commission fait des propositions pour toutes les questions de relations extérieures, toujours à l'exception de la PESC/PESD. Cela signifie que des politiques telles que la politique commerciale, la politique d'élargissement, la politique énergétique ou la politique de développement ne peuvent pas être menées à un niveau intergouvernemental. Tous les domaines qui n'entrent pas dans les compétences du futur SEAE, mais restent dans la compétence de la Commission ont besoin d'être étroitement reliés, selon le principe d'intégration, grâce à une stratégie de politique extérieure commune sur le plan exécutif comme sur le plan législatif,  par exemple à l'image de la coopération de la Commission du commerce international et la Commission des affaires étrangères au Parlement.

Les États membres en particulier doivent être prêts à dépasser les clivages nationaux pour apparaître ensemble sur la scène internationale. L'Allemagne et la France, " moteurs " de l'Union européenne, ont ici une responsabilité toute particulière. Les objectifs de politique extérieure ne pourront pas être atteints si les acteurs politiques ne vivent pas cette solidarité et cette identité commune. Pour dépasser ces différences et ces divergences, l'article 34 du TUE (ex-article 19) prévoit que les États membres agissent dans un climat de fidélité, d'aide mutuelle et de clarté d'information. Les États membres doivent soutenir activement et sans restriction la PESC dans un esprit de loyauté et de solidarité mutuelle, respecter l'action de l'Union dans ce domaine et s'abstenir d'entreprendre toute action contraire aux intérêts de l'Union ou susceptible de léser son efficacité. C'est là que se jouera le destin du SEAE, dont la création est pourtant judicieuse et responsable.

Quelques défauts structurels doivent encore être corrigés. Par exemple, l'organigramme du SEAE ne prévoit toujours pas clairement comment le lien entre gestion civile et militaire des crises doit être effectué. Dans l'ensemble, nous devons réussir à concilier tous nos instruments de politique étrangère pour renforcer l'Union européenne dans son ensemble. Au sein des institutions, il faut également réfléchir à la manière dont les acteurs principaux des relations extérieures peuvent développer des méthodes efficaces de coopération dans l'échange d'idées afin de pouvoir utiliser la force relative de l'Union au service d'objectifs politiques centraux. Il serait également souhaitable que le SEAE, à l'image d'un ministère des Affaires étrangères, endosse un rôle de coordinateur en matière de commerce extérieur. En Allemagne, par exemple se tient tous les 2 à 3 mois le " Comité du secrétaire d'État aux Affaires européennes " sous l'égide du ministère des Affaires étrangères, où participent le secrétaire d'État aux Affaires étrangères et le représentant permanent auprès de l'Union.  C'est ici que se préparent les décisions et les positions, et que l'on essaie de résoudre les conflits entre les différents portefeuilles. De plus, chaque mardi, lors des " réunions du mardi ", se rencontrent les responsables de portefeuilles de chaque ministère concerné par les questions européennes. [11] De tels mécanismes devraient également exister au niveau de l'Union. Dans chaque direction générale de la Commission, on devrait trouver des fonctionnaires servant d'ambassadeurs entre leur portefeuille et le SEAE ; ceux-ci devraient se rencontrer régulièrement sous l'égide du SEAE. De plus, tous les commissaires responsables des relations extérieures, ainsi que les commissaires aux affaires intérieures et à la justice devraient également se rencontrer sous la direction de la HR/VP. Il serait également logique que les chefs de délégation de pays-tiers d'importance stratégique soient invités à participer aux discussions et à l'approbation des mesures.

Il existe au ministère allemand des Affaires étrangères un " groupe de coordination européenne ", qui analyse en continu les processus de pensée des institutions européennes pour identifier où se trouvent les conflits et où il est nécessaire d'agir. Il devrait exister un groupe similaire au SEAE pour assurer le lien avec les directions générales concernées par les relations extérieures (par exemple la DG Développement et coopération, la DG Élargissement, mais aussi la DG Justice et affaires intérieures). Un tel groupe de coordination devrait également être étroitement lié aux chefs des délégations des ambassades européennes, afin de leur donner les informations nécessaires à leur travail sur place. Il est important que la coordination et l'échange d'informations entre États membres, agences, institutions européennes (telles que FRONTEX, Europol, Eurojust ou OLAF) et SEAE soient intenses [12].

 

IV. Conclusion : le SEAE ni remède-miracle, ni poison

 

On cite souvent Robert Schuman, l'un des pères fondateurs de l'Europe, pour sa phrase "L'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble: elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait".

C'est évident : le SEAE ne pourra pas résoudre d'un coup tous les problèmes de la politique étrangère de l'Union : il ne sera pas un remède-miracle. Mais il ne sera pas un poison non plus. Sa création est judicieuse ; elle assemble les bases institutionnelles et administratives nécessaires pour que naisse une politique étrangère européenne plus cohérente. C'est pour cette raison que le SEAE ne devrait pas être totalement remis en question et qu'il est inutile de le considérer comme un " mammouth " inutile, non-démocratique et dépensier. Ces critiques sont injustifiées et contre-productives ; elles pourraient même être un frein au fonctionnement du SEAE.

Dernier-né de l'Union européenne, le SEAE n'est certainement pas exempt de défauts ; toutefois, on devrait lui accorder ainsi qu'à la HR/VP le temps de se développer et de faire leurs preuves. Personne ne devrait poser de jugement sérieux sur leur action après seulement 4 mois de fonctionnement. Le Parlement européen, représentant des citoyens européens, a ici une grande responsabilité. Il accompagnera le SEAE dans son développement, en commentant son action et en la corrigeant en utilisant ses droits de contrôle politiques et budgétaires. Cette année, via la commission des Affaires étrangères du Parlement, il conduira une première évaluation attentive du SEAE, afin de remédier à ses éventuelles faiblesses. Le SEAE fera l'objet d'une évaluation complète lors de "l'évaluation de mi-parcours" de 2013.

D'ici là, les États membres et la HR/VP ne devraient pas hésiter à utiliser le SEAE lors d'événements concrets. La réussite de l'Union européenne à développer une stratégie cohérente face aux événements actuels dans les pays arabes et à utiliser les possibilités offertes par la combinaison des politiques commerciales, de développement, de voisinage, des relations extérieures et de sécurité en sera par exemple un premier test. Dans cette situation, la HR/VP peut et doit utiliser le SEAE et ses délégations à bon escient. On peut voir concrètement l'utilité du SEAE aux premières mesures initiées envers la Libye : le SEAE observe et analyse la situation, il fait des déclarations au nom de la HR/VP et, le 23 février dernier, active son centre de suivi et d'information pour faciliter l'évacuation des citoyens européens. À l'initiative de la HR/VP, une mission exploratoire, composée de responsables du SEAE sous la direction d'Agostino Miozzo, le directeur pour la réponse de crises du SEAE, a été envoyée en Libye, pour se faire une idée réaliste de la situation sur place.

Un tel processus coordonné pour les cas concrets peut contribuer à créer peu à peu un climat de confiance et de solidarité. C'est seulement ainsi qu'un esprit de corps pourra se développer au sein du SEAE.

Si nous réussissons à développer une politique cohérente et à utiliser les synergies et l'expertise de la Commission, du Conseil et des États membres sous contrôle parlementaire, le SEAE deviendra l'instrument de politique étrangère par excellence et l'Union européenne passera du statut de " global payer " à celui de " global player " capable de faire valoir efficacement les intérêts de ses citoyens. Le contribuable perdra de l'argent si le SEAE est condamné par anticipation. Si ce n'est pas le cas, il ne peut que gagner, car nous avons besoin du SEAE pour faire prévaloir nos intérêts sur la scène internationale. Comme le disait le philosophe français Paul Valéry : " L'Europe s'unira ou deviendra un appendice du continent eurasiatique ".

Traduit de l'allemand par Emilie Fline

[1] Voir aussi à ce sujet "Déclaration sur la responsabilité politique du SEAE envers le Parlement européen" http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:C:2010:210:FULL:FR:PDF
[2] D'autres politiques communes ont des composantes diplomatiques fortes, comme la politique intérieure et judiciaire, mais aussi la politique énergétique et la politique de la pêche.
[3] Cf. Julia Lieb, Martin Kremer, Der Aufbau des Europäischen Auswärtigen Dienstes: Stand und Perspektiven, paru dans Integration 3/2010 (en allemand).
[4] Source Eurostat, Communiqué de presse du 16 avril 2010, http://epp.eurostat.ec.europa.eu/cache/ITY_PUBLIC/6-16042010-AP/DE/6-16042010-AP-DE.PDF, consulté le 20 avril 2010.
[5] Le mécanisme Athéna est financé directement par les États-membres mais il est géré par l'UE, ce qui signifie que les coûts administratifs sont imputés au budget de l'UE.
[6] Cf. la " Déclaration sur la responsabilité politique du SEAE envers le Parlement européen " signée par le Conseil, la Commission, le Parlement européen et la HR/VP Catherine Ashton cf note n°1.
[7] Selon le Traité de Lisbonne, le PE doit donner son accord pour la ratification des accords, notamment avec les États tiers. Selon l'art. 36 du TUE, il doit également être informé et consulté pour toutes les questions et négociations importantes, PESC/PESD incluses. De plus, le PE nomme le président de la Commission, approuve la composition de celle-ci et dispose d'un pouvoir de censure envers la Commission. Il peut donc obliger ses membres à démissionner, HR/VP incluse.
[8] Pour plus d'informations, cf. Marco Overhaus, Zivil-militärisches Zusammenwirken in der Sicherheits- und Verteidigungspolitik der EU. Operative Erfahrungen, Defizite, Entwicklungsmöglichkeiten, SWP-Studien, Berlin, mai 2010 (en allemand).
[9] Communiqué de presse de la députée européenne Ingeborg Grässle, EAD wird zur "mexikanischen Armee" - viele "Generäle", wenig "Fußtruppen", 5 octobre 2010. http://www.inge-graessle.de/image/inhalte/file/101005_Graessle_EAD_HH2011_COBU.pdf (en allemand)
[10] On compte parmi eux 6 900 collaborateurs au siège, auxquels s'ajoutent 5 500 employés locaux dans les délégations et environ 1 200 collaborateurs dépendant du ministère des affaires étrangères mais affectés à d'autres portefeuilles du gouvernement, des Länder, de l'économie ou d'autres institutions.
[11] cf. Martin Grosse Hüttemann, Die Koordination der deutschen Europapolitik, paru dans APuZ 10/2007, pp. 39-45, p. 42. (en allemand)
[12] Pour approfondir, cf. Elmar Brok, Christiane Ahumada Contreras, Der Europäische Auswärtige Dienst und seine Potentiale in Bezug auf die Gemeinsame Innen- und Justizpolitik, paru dans EUCRIM, der Zeitschrift des Max-Planck-Instituts für Internationales Strafrecht, 3/2010 (en allemand).

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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La Lettre
Schuman

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