La création du Service européen d'action extérieure Analyse critique

Stratégie, sécurité et défense

Dr. Ingeborg Gräßle

-

14 février 2011

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Gräßle Dr. Ingeborg

Dr. Ingeborg Gräßle

Membre du Parlement européen (PPE, DE) - Voir sa biographie complète sur le site du Parlement européen.

La création du Service européen d'action extérieure Analyse critique

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La communautarisation de la politique étrangère, comme pourrait le laisser penser le SEAE, est confrontée à des obstacles considérables.

Le premier, à savoir l'absence de compétences de l'Union européenne en politique étrangère et la primauté des États dans ce domaine, n'est pourtant pas le plus sérieux. L'Union européenne a toujours montré, au cours de son histoire, qu'elle était toujours plus avancée de facto que de jure : le transfert formel de compétences à Bruxelles constitue une adaptation a posteriori de la situation existante.

Des obstacles bien plus importants apparaissent car, pour la première fois dans l'histoire de l'Union européenne, une institution a été chargée de l'organisation d'une politique dont la mission même n'est pas tout à fait claire. Beaucoup de temps sera nécessaire afin de clarifier et de discuter sans relâche de son propre objectif en interne.

Aux postes clés du SEAE, on trouve des partisans et des opposants à la communauté, des personnes neutres et d'autres s'étant adaptées, tous faisant part de leurs revendications. Les blocages sont programmés d'avance. Seule la Haute représentante elle-même peut les surmonter, si elle imprime sa propre marque au Service et à son personnel : celle d'une véritable politique étrangère européenne.

 

Des risques de conflits de compétence avec la Commission européenne

 

L'équipe du SEAE a, jusqu'à présent, maintenu son unité grâce aux nombreux conflits qui l'opposaient au " monde extérieur ", et notamment à la Commission européenne, car la majorité des collaborateurs du SEAE ont fait partie pendant plusieurs années des directions générales " Relations extérieures " (RELEX) et " Développement ".

 

Les véritables conflits de compétences avec la Commission européenne ne sont apparus au grand jour que de manière vague, en arrière plan de la querelle sur les questions administratives : ils concernaient la concurrence des deux institutions en matière d'aide extérieure. Durant la phase d'élaboration du SEAE, il a été sciemment créé un chevauchement des domaines de compétences.

D'après le traité, seule la Commission européenne a le droit de gérer des fonds opérationnels, c'est-à-dire qu'elle peut non seulement avoir son propre budget de fonctionnement, mais elle peut aussi accorder des subventions à des tiers. C'est pourquoi la Commission européenne est tant liée au Parlement européen, en termes de responsabilité et de présentation des comptes. Jusqu'à présent, elle disposait d'un très important pouvoir de décision pour octroyer près de 8 milliards € chaque année dans le cadre de programmes communautaires d'aide au développement, d'aide au voisinage ou de droits de l'Homme. Le Parlement européen n'avait son mot à dire sur ces programmes qu'à un niveau d'ordre général.

Le changement de paradigme du SEAE tient au fait que celui-ci, en accord avec le seul commissaire compétent, pourra à l'avenir décider des bénéficiaires de ces fonds. La Commission européenne reste la gestionnaire mais, en raison du nouveau rôle politique du SEAE, elle se cantonne désormais à un strict rôle de gestion, devenant une sorte d'agence exécutive du nouveau service européen.

 

Le traité de Lisbonne prévoit sciemment un double rôle à la Haute représentante : elle est à la fois vice-présidente de la Commission européenne et présidente du Conseil des ministres " Affaires étrangères ". Elle porte donc une " double casquette ".

D'une part, elle élabore les programmes pluriannuels communautaires que le Parlement co-rédige et elle surveille la gestion annuelle de ces fonds. D'autre part, elle est associée aux mesures purement gouvernementales du Conseil des ministres " Affaires étrangères ", sur lesquelles le Parlement européen n'a ni droit de contrôle ni influence, à savoir près de 300 millions € accordés par les États pour la politique étrangère, et notamment des missions de police.

Lors des négociations, il était évident que c'était ce point qui susciterait des conflits. Dès le début, les responsables de la politique étrangère au Conseil et au Parlement européen avaient essayé d'élargir leurs compétences au détriment des autres. Les moyens financiers considérables de la Commission ont suscité la convoitise du Conseil et inversement, les possibilités de décision au Conseil en matière de politique étrangère ont suscité la convoitise des responsables de la politique étrangère au Parlement européen. Concrètement, il s'agissait d'un marchandage entre " la responsabilité politique de la Haute représentante " face au Parlement en échange d'une augmentation de l'influence du Conseil sur l'utilisation des fonds de la Commission en matière d'aide extérieure. Dans ce domaine, le Conseil a cédé sa compétence initiale sur la " responsabilité politique " de la Haute représentante, car elle lui semblait sans importance, mais inversement, il a gagné plus d'accès aux 8 milliards € de fonds communautaires. Le Parlement, sous l´influence de ses responsables de politique étrangère, a cédé l´influence forte de la Commission européenne sans gagner un rôle réel dans la politique étrangère.

 

En outre, il est convenu que la " double casquette ", accordée à la Haute représentante, s'appliquera aussi aux 136 ambassadeurs de l'Union européenne, bien que le traité ne le prévoie pas.

Ainsi, les représentants de l'Union seront non seulement chargés des questions de politique étrangère, comme les autres services diplomatiques, mais aussi de la gestion des fonds de la Commission européenne dans chacun des pays. L'ambassadeur de l'Union européenne est donc désormais personnellement responsable des fonds de la Commission, responsabilité qui peut lui coûter jusqu'à une année de son salaire en cas de grosse négligence. Suivant les pays, il dépense plusieurs centaines de millions d´€.

Le fait que le SEAE puisse accéder à beaucoup d'argent le rend, en comparaison des autres services diplomatiques, extraordinaire et attractif pour les États membres, car les sommes concernées sont importantes, certains États membres pouvant voir augmenter concrètement leur influence par le biais de l'Union européenne dans leurs anciennes régions coloniales et aussi parce que des décisions spontanées de financement, à titre de récompense ou de punition, sont désormais envisageables. Avec la création du SEAE et un meilleur accès aux 8 milliards € qui y sont associés, le Conseil a donc fait une bonne affaire.

 

Les conflits de compétence, les combats de terrain et une méfiance réciproque bien entretenue à Bruxelles sont les caractéristiques de la vie quotidienne sous cette double casquette. On peut douter d'avoir rendu service aux ambassadeurs de l'Union européenne, qui ont néanmoins une véritable mission politique, en leur accordant cette double casquette et en les nommant donc à la tête de la gestion de ces projets. Toute personne prenant sa mission au sérieux se verra surchargé : le chef d'une délégation de la Commission devrait consacrer jusqu'à 40% de son temps pour la gestion des fonds. La connaissance des méandres du droit budgétaire européen ne peut être considérée comme un pré-requis, notamment chez les diplomates nationaux, mais aussi chez tous les fonctionnaires du Conseil et de la Commission qui n'étaient autrefois pas associés à la gestion de fonds.

Cela implique une obligation de formation, inscrite spécifiquement dans le règlement financier applicable au budget communautaire, mais aussi une autorisation de gérer les fonds de la Commission tout en appartenant à une institution distincte. Il est étrange de constater que cela n'est pas considéré comme une faiblesse ou un risque particulier, et, qui plus est, le SEAE n'est même pas conscient de ce risque.

Le responsable du SEAE récemment nommé pour s'occuper de ces domaines a certes une longue carrière derrière lui mais ne dispose d'aucune expérience dans la gestion de projet ou dans l'audit. Il en découle des erreurs, qui auraient pu être évitées, qui risquent de " gripper la machine " et qui ne garantissent pas un fonctionnement sans accroc.

Le SEAE a donc échoué à engager des modifications juridiques de l'instrument d'aide au développement purement intergouvernemental de l'Union européenne : le Fonds européen de développement (FED). Actuellement, les ambassadeurs de l'Union européenne gèrent sur place les fonds communautaires, relativement réduits, mais non les fonds intergouvernementaux des États membres, bien plus importants, qui restent du ressort des fonctionnaires de la Commission dans les ambassades de l'Union européenne. À cela s'ajoute le fait que l'ambassadeur de l'Union européenne n'a pas toujours d'adjoint issu de la même institution que lui, et personne n'est donc habilité à signer des documents financiers des fonds communautaires en son absence.

 

Sur place, la Commission européenne continue à jouer un rôle décisif comme gestionnaire de projet : la direction générale DEVCO, à savoir le regroupement d'EuropeAid (AIDCO) et de la direction générale Développement (DEV), compte plusieurs centaines de collaborateurs à Bruxelles et 3 700 personnes dans les ambassades de l'Union européenne, ce qui est bien plus important que l'effectif du SEAE.

Comme le SEAE, la DG " DEVCO " compte aussi des directions pour la Méditerranée, le Proche-Orient, l'Amérique latine, l'Asie, les pays ACP, et elle s'occupe des mêmes domaines. Au sein de la Commission européenne, il existait déjà souvent des conflits entre la DG EuropeAid, et la DG Développement, mais l'institutionnalisation du Service européen d'action extérieure va rendre ces conflits encore plus compliquée.

En outre, jusqu'à présent, de nombreux autres services de la Commission européenne avaient pris en charge, pour la DG RELEX, divers aspects allant du budget et des négociations budgétaires aux bâtiments en passant par les questions sur le statut du personnel. Désormais, le SEAE doit prendre tout cela en charge et nécessite donc du personnel qui, dans leur carrière de diplomate ou de spécialiste de la politique étrangère au sein de la Commission européenne, n'a pas nécessairement eu besoin, ou du moins pas avec ce degré de précision, de s'intéresser à ces questions. D'autres aspects peuvent se révéler problématiques, du propre bâtiment destiné au SEAE jusqu'à l'accès aux bâtiments de la Commission européenne, dans lesquels les collaborateurs du SEAE n'ont plus que le statut de visiteur.

 

L'absence de neutralité budgétaire

 

Le SEAE débute avec un budget de fonctionnement de 464 millions €, dont environ 180 millions attribués aux services centraux. Il compte 3 720 emplois équivalent temps plein [1].

 

Dans son article 27, le traité de Lisbonne indique que le SEAE doit employer les fonctionnaires des services compétents du secrétariat du Conseil et de la Commission, ainsi que des diplomates nationaux détachés. Au départ, il était convenu que 411 postes soient pourvus par le Conseil et 1 114 par la Commission, ainsi que 118 nouveaux postes par les diplomates des États membres. Les seuls fonctionnaires sont donc, d'après ce tableau des effectifs, au nombre de 1 643 (dont 1 099 à Bruxelles et 544 dans les ambassades de l'Union européenne). À cela, il faut ajouter 2 077 experts nationaux, contractuels et employés locaux.

D'ici 2013, le SEAE doit créer 160 postes de fonctionnaires supplémentaires pour des diplomates des États membres. En fait, le SEAE voulait être guidé par le principe de neutralité budgétaire ; il souhaitait même, en regroupant les postes du Conseil et de la Commission travaillant sur la politique étrangère, parvenir à des gains d'efficacité de 10%, ce qui correspondrait à 111 postes dans le tableau des effectifs. Hélas, ceci n´a pas été réalisé ! Au contraire, il n'existe pas de tableau ou d'indications sur la taille de l'organisation et sur la proportion entre le nombre de collaborateurs et de directeurs, bien que la Commission ait pu apporter son expertise technique au SEAE dans ces domaines.

Le SEAE a été estampillé comme une " armée mexicaine ", qui compte de nombreux généraux mais peu de soldats. L'organigramme provisoire présenté en janvier 2011 le confirme encore : la multitude de niveaux hiérarchiques et de petites unités font du SEAE une institution lourde et inefficace. Après plus d'un an de préparatifs, le SEAE n'a pu présenter qu'un organigramme provisoire. Il semble que les querelles internes entre le SEAE, la Commission et les États membres ont été si importantes, et la conception de la Haute représentante si floue, qu'il n'a pas été possible d'élaborer une structure organisationnelle claire.

 

Si l'on compare le SEAE avec le ministère allemand des Affaires étrangères, l'expression " armée mexicaine " est bien trouvée. Le ministère allemand des Affaires étrangères compte 13 600 collaborateurs, dirigés par 34 chefs au niveau des deux grades de salaires les plus élevés. À l'échelle européenne, cela correspond au niveau des directeurs généraux et leurs adjoints. Le SEAE a 3 720 collaborateurs dont 50 personnes au niveau des directeurs généraux ou adjoints. Il compte seulement un tiers du personnel diplomatique allemand mais trois fois plus de fonctionnaires à ces deux grades les plus élevés. Le salaire de base à ces niveaux pour les diplomates allemands varie de 9 410,04 à 11 507,27 € (Directeurs de service / Secrétaires d'État B9 et B11) ; au niveau européen, il varie de 14 953 à 18 370 € par mois (directeurs généraux AD15 et AD16).

 

Les règles très avantageuses relatives aux congés et à la durée de travail (qui devraient être réformées) font que dans les pays tiers les fonctionnaires de l'Union européenne sont absents 40% de leur temps de travail [2].

 

Une chose est claire : le contribuable a perdu à double titre car il doit continuer à financer les services nationaux mais doit désormais aussi financer un nouveau service européen, généreusement pourvu, dont l'inefficacité persistera tant que les gouvernements nationaux ne lui auront pas accordé de véritables fonctions ; tant, qu'avec le Parlement européen, ils ne l'auront pas contraint à une structure puissante ; tant aussi que ce service et la Commission européenne ne seront pas tenus d'améliorer leur efficacité et que les doublons en termes de fonctions ne seront pas évités.

 

Les premières nominations

 

Dès le début, les États membres ont vu leur heure venue lorsqu'il a fallu pourvoir les postes. Tout le reste ne les a jusqu'à présent pratiquement pas intéressé. Pour qui a appris à connaître et apprécier les procédures relativement objectives de l'Union européenne, à savoir le système de sélection des meilleurs par le biais du " concours ", il faut désormais faire face de plus en plus à un système dans lequel l'influence politique prévaut seule.

La baronne Ashton a peu fait pour rendre possible la sélection des meilleurs. En externe, l'onéreux processus de sélection en plusieurs étapes continue à s'appliquer, mais il perd tout son rôle en interne. Les États membres ont pu accéder aux postes les plus attrayants dans les services centraux, tout comme dans les ambassades de l'Union européenne.

En 2010, les rotations et départs à la retraite de chefs de délégation de la Commission européenne ont permis de libérer 29 postes dans ces ambassades. Les États membres se sont vu octroyer des postes dans les pays les plus importants sur le plan politique, tels la Chine, le Japon ou l'Afrique du Sud, tout comme les États tiers dans lesquels ils entretenaient traditionnellement des relations ou avaient des intérêts particuliers, comme l'Albanie ou l'Argentine. Les États membres ont envoyé 13 ambassadeurs. Les fonctionnaires de la Commission européenne ont été nommés à 16 postes. On constate qu'ils occupent majoritairement des postes dans des pays ACP de peu d'importance, où ces ambassades s´occupent traditionnellement des budgets importants d'aide au développement. Les postes de certains pays ont été publiés à plusieurs reprises, témoignant là d'un manque de professionnalisme et des conflits internes. Et de nouveaux problèmes apparaissent, pour lesquels le SEAE n'a pas de réponse. Une nouvelle enquête en Bulgarie a montré qu'au sein du service diplomatique bulgare comportant 462 ambassadeurs, ministres conseillers et consuls, 192 étaient des collaborateurs officieux des services secrets [3].

 

***

 

Il ne fait aucun doute que si, dans ces conditions, un esprit de corps devait ressortir du SEAE, ce serait contre toute attente. La création du SEAE a pour but essentiel, et pour seule justification, de permettre à l'Union européenne de parler d'une seule voix dans le monde, mais c'est précisément ce que nos États membres ne veulent pas.

Le SEAE osera-t-il agir comme un " ministère européen des affaires étrangères ", et développer concrètement, dans son travail quotidien, sa propre ligne européenne, dans laquelle les intérêts politiques et économiques ou les questions des droits de l'Homme et de la garantie de la paix pourraient jouer un rôle important ?

Ou se contentera-t-il de ce que les États membres seront prêts à lui donner, avec l'espoir secret d'un service extérieur européen à domination britannique, française ou allemande ?

Le regard porté à l'actuelle " politique étrangère commune " laisse présager de son évolution.

 

 

 

Traduit de l'allemand par Mathilde Durand.

[1] Tous les chiffres proviennent du document Amending Letter N°1/2011.
[2] Chiffres extraits de Commission européenne, Inspection des délégations, 2008, p. 7.
[3] setimes.com, 16.12.2010

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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