Le Service Européen pour l'Action Extérieure : vers une diplomatie commune ?

Stratégie, sécurité et défense

Maxime Lefebvre,  

Christophe Hillion

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25 octobre 2010

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Lefebvre Maxime

Maxime Lefebvre

Diplomate, ancien ambassadeur, professeur de relations internationales à l'ESCP Business School, auteur de La politique étrangère européenne ("Que sais-je ?", 2021) et La politique étrangère de la France ("Que sais-je ?", 2022)

Hillion Christophe

Christophe Hillion

Professeur de droit européen, universités de Leiden et de Stockholm, chercheur au Swedish Institute of European Policy Studies, Stockholm.

Le Service Européen pour l'Action Extérieure : vers une diplomatie commune ?

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La mise en place du Service européen pour l'action extérieure (SEAE) découle du traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er décembre 2009. Au bout de quelques mois de discussions, les Etats membres, la Commission et le Parlement européen se sont mis d'accord sur l'organisation et le fonctionnement du Service, permettant l'adoption de la décision créant le SEAE le 26 juillet 2010 [1]. Après la nomination d'un Président stable du Conseil européen, Herman van Rompuy, et d'une Haute Représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Catherine Ashton, cette nouvelle création permettra-t-elle à l'Union européenne de s'affirmer de façon plus forte et plus cohérente sur la scène internationale ?

 

Le contexte

 

Avec le traité de Lisbonne, la politique extérieure européenne a connu une double réforme.

 

La première consiste en un rapprochement entre les deux anciens piliers du traité de Maastricht, le pilier "communautaire", sur lequel la Commission européenne a la main, et le pilier de la " politique étrangère et de sécurité commune ", qui est de nature plus intergouvernementale.

 

Le projet de Constitution européenne, dont le traité de Lisbonne a pour l'essentiel repris le contenu, a entrepris une imbrication de ces deux piliers en fusionnant le poste de Commissaire aux relations extérieures (détenu, dans l'ancienne Commission, par Benita Ferrero-Waldner) et celui de " Haut Représentant " pour la PESC (créé par le traité d'Amsterdam, et occupé, de 1999 à 2009, par Javier Solana). Il a été aussi décidé que ce nouveau Haut Représentant à " double casquette " (membre de la Commission européenne et représentant de l'Union pour la politique étrangère et de sécurité commune) présiderait le Conseil des Affaires étrangères (presque mensuel), lui conférant ainsi un rôle supplémentaire d'impulsion au détriment des anciennes "présidences tournantes" des Etats membres.

 

La seconde réforme est la création, au bénéfice de ce Haut Représentant, d'un "Service européen pour l'action extérieure". L'article 27-3 du traité sur l'Union européenne (TUE) revu par le traité de Lisbonne, indique à cet égard : "Ce service travaille en collaboration avec les services diplomatiques des Etats membres et est composé de fonctionnaires des services compétents du secrétariat général du Conseil et de la Commission ainsi que de personnel détaché des services diplomatiques nationaux. L'organisation et le fonctionnement du service européen pour l'action extérieure sont fixés par une décision du Conseil. Le Conseil statue sur proposition du haut représentant, après consultation du Parlement européen et approbation de la Commission."

 

La mise en place du service traduit ainsi sur le plan administratif la création du poste de Haut Représentant à double casquette. C'est-à-dire qu'elle rapproche les services des deux institutions impliquées dans les relations extérieures de l'Union européenne. A la Commission, il s'agit principalement de la Direction générale des relations extérieures (" DG Relex "), encore que de nombreuses autres directions soient également impliquées (DG élargissement, DG développement, DG aide humanitaire, Europaid, etc.). Le Secrétariat Général du Conseil (SGC) est un service du Conseil (organe qui rassemble les ministres des 27 Etats membres) ; il assiste en particulier l'Etat qui assure la présidence tournante et qui, à ce titre, préside l'institution et ses instances préparatoires (Comité des représentants permanents, Comité pour la politique et de sécurité, groupes de travail, etc.). Avant la création de la PESC par le traité de Maastricht, existait un secrétariat de la coopération politique européenne, qui a été intégré dans les institutions européennes par l'Acte unique de 1986. Dorénavant les relations extérieures sont suivies au SGC par une direction entière (la DG E) ainsi que par une "unité politique", une direction de la planification de la gestion des crises, une capacité civile de planification et de conduite d'opération, un Etat-major militaire, et un "centre de situation" pour le renseignement.

 

Au-delà du rapprochement des deux institutions de la rue de la Loi (la DG Relex siège au bâtiment "Charlemagne", juste à côté du "Berlaymont", siège de la Commission, tandis qu'en face le bâtiment "Justus Lipsius" héberge les services du Conseil), le traité comporte une innovation supplémentaire. En prévoyant que le SEAE est aussi composé de diplomates issus des Etats membres, il nourrit l'espérance qu'à la diplomatie (domaine traditionnel de la souveraineté des Etats, et donc de l'inter-gouvernementalité) pourrait s'appliquer la méthode "fonctionnaliste" de Jean Monnet, conduisant à l'émergence de "solidarités de fait" et à l'affirmation d'une culture diplomatique commune.

 

C'est là probablement que réside l'élément le plus intéressant de la création du Service européen pour l'action extérieure. Au fond, le traité de Lisbonne n'a pas fondamentalement changé les modalités de prise de décision sur la politique extérieure de l'Union européenne : ce qui relevait jusqu'ici du "communautaire" reste pour l'essentiel piloté par la Commission (en particulier les programmes d'aide extérieure, qui ont un montant non négligeable : environ 7 milliards € par an) et ce qui est politique demeure en général décidé à l'unanimité par le Conseil [2]. Pour accommoder les Britanniques, le Président de la Convention européenne, Valéry Giscard d'Estaing, avait à l'époque renoncé à renforcer le vote à la majorité qualifiée. En conséquence, les réformes sont restées d'ordre procédural, et toute la question est de savoir si ces aménagements techniques seront de nature à faire naître une véritable diplomatie commune. En particulier, la collaboration institutionnalisée de personnels des Etats Membres, de la Commission et du Conseil, qui jusque là agissaient plus en concurrence qu'en cohérence, peut-elle accoucher d'une action extérieure européenne plus ambitieuse, mieux coordonnée, et partant plus efficace ?

 

La négociation et ses acteurs

 

Comme l'indique le TUE, la décision fixant l'organisation et le fonctionnement du service européen pour l'action extérieure devait être approuvée par le Conseil, à l'unanimité, sur la base d'une proposition du Haut Représentant et après approbation par la Commission européenne, le Parlement européen étant seulement consulté. Néanmoins, ce dernier a cherché à peser de tout son poids dans cette négociation du fait qu'il devait aussi approuver la modification du règlement financier (concernant le budget du SEAE) et celle du statut des personnels (pour les procédures de recrutement).

 

Avant même que le traité de Lisbonne n'entre en vigueur le 1er décembre 2009, la présidence suédoise a fait adopter un rapport par le Conseil européen des 29-30 octobre 2009 reflétant un consensus sur la création du service. Il y était acté que le SEAE serait un service sui generis, distinct de la Commission et du Secrétariat du Conseil ; que les structures de gestion de crises (outils de la politique de sécurité et de défense commune, budget PESC) y seraient intégrées tout en continuant de relever d'une logique plus intergouvernementale ; qu'il jouerait un rôle stratégique dans la programmation financière des instruments d'aide communautaire (conjointement avec la Commission) ; qu'il couvrirait toutes les zones géographiques du monde, mais que l'élargissement et la politique commerciale continueraient de relever de la Commission ; et enfin qu'il serait composé de façon équilibrée (et avec une égalité de traitement) de fonctionnaires issus de la Commission, du SGC et des Etats membres. Les délégations de la Commission se transformeraient pour leur part en délégations de l'Union européenne, intégrées au service et placées sous l'autorité du Haut Représentant.

 

Du fait de l'entrée en vigueur tardive du nouveau traité, la Commission européenne n'a été investie qu'en février 2010, bien que José Manuel Barroso ait été confirmé dès septembre pour un second mandat à sa tête, et qu'Herman Van Rompuy (Président permanent du Conseil européen) et Catherine Ashton (Haute Représentante) aient été nommés par le Conseil européen le 19 novembre 2009. En mettant en place sa nouvelle Commission et fort du soutien du Parlement européen en ce sens, José Manuel Barroso semble avoir cherché à établir une certaine suprématie de la Commission sur le nouveau service diplomatique européen. Il y était aidé par le fait que Catherine Ashton était issue de la Commission sortante (elle avait succédé à Peter Mandelson comme Commissaire au commerce), et que José Manuel Barroso avait placé à la tête de la DG Relex son chef de cabinet, Joao Vale de Almeida [3].

 

Usant de son pouvoir d'attribution des portefeuilles au sein du collège, José Manuel Barroso a, par exemple, veillé à ce que trois commissaires "flanquent" Lady Ashton dans son champ de responsabilité sur la politique extérieure : un Commissaire pour l'élargissement et la politique de voisinage (Stefan. Füle, Tchèque), un Commissaire pour le développement (Andris Piebalgs, Letton), une Commissaire pour la coopération internationale et l'aide humanitaire (Kristalina Georgieva, Bulgare). Le président s'est également assuré que la politique commerciale, domaine de compétence exclusive de l'Union, soit exclue des attributions de la Vice-présidente. Cette répartition des portefeuilles donnait à penser que la Commission garderait le contrôle d'une partie de la politique extérieure de l'Union par rapport au SEAE (en particulier sur les pays du voisinage - Est de l'Europe et pays méditerranéens - qui sont ceux où l'Union a probablement l'influence la plus forte).

 

La présidence espagnole, première présidence tournante du Conseil selon les dispositions du Traité de Lisbonne, fut quelque peu prise au dépourvu par l'entrée en vigueur de ce dernier. Elle avait préparé sa présidence selon l'ancien modèle et se réjouissait de se faire valoir sur la scène internationale par un agenda extérieur ambitieux reflétant les priorités espagnoles, avec de nombreux sommets prévus avec les Etats-Unis, l'Amérique latine, les pays méditerranéens (sommet de l'Union pour la Méditerranée), le Maroc, etc. Très vite l'Espagne a dû en rabattre sur ses ambitions, laisser Herman van Rompuy présider les Conseils européens, et Catherine Ashton les Conseils des ministres des affaires étrangères. Néanmoins des arrangements ont été trouvés pour la consoler. Certains sommets avec des pays tiers se sont tenus en Espagne, permettant à José Luis Zapatero de les présider (mais le sommet avec les Etats-Unis et le sommet de l'Union pour la Méditerranée (UpM) ont dû être reportés). Le ministre espagnol des Affaires étrangères, Miguel Angel Moratinos a représenté Catherine Ashton dans des voyages à l'étranger (par exemple dans le Caucase du Sud) ou a présidé à sa place des sessions des ministres. Tout cela a donné lieu à des critiques de parlementaires européens, pour qui l'esprit des traités n'est pas respecté.

 

Au demeurant, l'Espagne a joué un rôle important, en tant que présidence de transition entre l'ancien et le nouveau système, présidence du COREPER et du comité politique et de sécurité (le COPS n'ayant pas encore de présidence permanente), [4] et membre de la petite équipe de diplomates et de hauts fonctionnaires des institutions (13 au total), chargée par Catherine Ashton de préparer le projet de décision du Conseil sur l'établissement du service.

 

Du côté des Etats membres, les préoccupations ont été diverses. D'une façon générale, les Etats, et en particulier les plus grands, ont cherché à contrer l'emprise de la Commission sur le SEAE. Leur implication dans le service est en effet capitale pour que la greffe prenne entre les diplomaties nationales, coordonnées (plus ou moins bien) par la PESC, et la diplomatie "communautaire" reposant sur l'intégration (le droit, les politiques communes, l'aide extérieure). Dans un domaine aussi dominé par les prérogatives de souveraineté que l'est la politique étrangère, il est essentiel d'assurer une bonne articulation entre Bruxelles et les capitales européennes, notamment les plus grandes d'entre elles. Le Royaume-Uni a été bien servi puisqu'il est le pays d'origine de la Haute Représentante. La France a souhaité que Catherine Ashton soit épaulée par un Secrétaire général puissant ; Pierre Vimont, ancien représentant permanent à Bruxelles et actuellement ambassadeur à Washington, a été désigné le 25 octobre [5]. L'Allemagne, étant donné qu'elle devrait récupérer le poste de Secrétaire général du Conseil abandonné par Pierre de Boissieu (qui partira à la retraite), devrait se contenter d'un poste hiérarchiquement moins élevé (mais pas moins important)  : le poste de Secrétaire général adjoint pour les affaires politiques (l'équivalent d'un directeur politique) est évoqué pour Helga Schmid, actuellement chef de l'unité politique au SGC ; tandis qu'un Polonais pourrait occuper le poste de Secrétaire général adjoint pour les affaires opérationnelles (administratives) [6]. Les grands Etats membres entendent ainsi s'octroyer des positions clés dans le futur service, tandis que les autres ont insisté, en particulier les petits Etats membres et notamment ceux d'Europe centrale et orientale, sur une représentation adéquate de toutes les nationalités à tous les niveaux hiérarchiques, de manière à éviter une mainmise des grands Etats sur la diplomatie européenne.

 

Se basant sur le rapport d'octobre 2009, Lady Ashton et son équipe ont préparé un projet de décision sur le SEAE qui a été déposé le 25 mars. Le travail a été bien défriché, puisque le projet a été ébauché en étroite concertation avec la Commission européenne et les Etats membres, qui avaient déjà approuvé le rapport d'octobre et qui ont été associés au processus de rédaction du projet (discussions au COREPER, association de certains à l'équipe de rédaction de Catherine Ashton). Après d'ultimes négociations au COREPER sur le projet de décision, le Conseil des affaires étrangères, réuni le 26 avril, a acté un accord politique entre les Etats membres et la Commission. La procédure suivie est originale : d'habitude c'est la Commission qui prend l'initiative en matière législative, puis qui participe aux "trilogues" avec la présidence (représentant les Etats membres) et le Parlement européen ; cette fois c'est la Haute Représentante qui a négocié avec le Conseil (COREPER, présidence) et la Commission principalement, mais aussi avec le Parlement européen, voire le Secrétariat du Conseil ("quadrilogue" ou "pentalogue").

 

S'agissant particulièrement du Parlement européen qui a coutume de travailler dans la transparence, ses positions ont bénéficié d'une publicité inversement proportionnelle à son influence réelle sur la décision [7]. Les traités sont clairs en effet : le SEAE est établi par la Commission et le Conseil ; alors que le Parlement n'est que consulté. Ce dernier a néanmoins utilisé les leviers dont il disposait (l'approbation de la modification du règlement financier et de la révision du statut des personnels) pour défendre ses propres conceptions sur l'organisation du service. Le Parlement européen, à travers notamment ses deux rapporteurs, Elmar Brok (PPE, DE)  et Guy Verhofstadt (ALDE, BE), a défendu l'idée d'un service proche de la Commission et de la logique communautaire, sur lequel il aurait eu davantage d'emprise que si celui-ci était tiré vers la logique intergouvernementale. En particulier, le Parlement plaidait pour l'implication des commissaires pour la politique de voisinage, pour l'aide au développement et pour l'aide humanitaire dans la conduite du service, et pour des adjoints politiques plutôt que pour des hauts fonctionnaires (type SG et SG adjoints) pour épauler et représenter Catherine Ashton, qui peut difficilement faire face toute seule à tous les engagements de calendrier que représente la charge de Haute Représentante. Le Parlement souhaitait pouvoir aussi auditionner les différents responsables du service, y compris les chefs de délégation et les "Représentants spéciaux" de l'Union européenne, c'est-à-dire des diplomates spécifiquement chargés d'une région ou d'un conflit.

 

A l'issue de négociations difficiles avec le Parlement européen, un compromis a été trouvé à Madrid à la fin du mois de juin 2010. Le Parlement a pu ainsi donner un avis favorable le 8 juillet, et après l'approbation formelle de la Commission le 20 juillet, le Conseil a adopté la décision créant le SEAE le 26 juillet.

Enfin, le nouveau règlement financier et le nouveau statut des personnels ont été votés par le Parlement européen le 20 octobre dernier.

 

Les choix retenus pour le fonctionnement du service

 

Comme il a été acté dès le mois d'octobre 2009, la décision établissant le SEAE prévoit dans  son article 1 que celui-ci est un organe autonome par rapport à la Commission et au SGC, la notion de service sui generis étant cependant abandonnée. Cette autonomie est renforcée par le fait qu'il est considéré comme une "institution" au titre du statut du personnel et qu'il dispose d'une ligne budgétaire propre au sein du budget de l'Union sur laquelle le Parlement exercera son contrôle budgétaire. Le service est composé d'une administration centrale et des délégations de l'Union dans les pays tiers et auprès des organisations internationales. Il est placé sous l'autorité de la Haute Représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, et assiste la Commission et son Président, ainsi que le Président du Conseil européen.

 

Le service est géré par un Secrétaire général "exécutif", qui forme avec la Haute Représentante, ses deux adjoints et les différents directeurs une direction collégiale ("policy board" dans le projet d'organigramme interne du service). Le SEAE est structuré en directions générales constituées de bureaux géographiques et de bureaux multilatéraux et thématiques, en une direction générale de l'administration, et en structures de gestion des crises qui sont tenues séparées du champ "communautaire" (à la demande de la France, la décision créant le SEAE a été accompagnée d'une déclaration de Catherine Ashton sur ce point). Les délégations de l'Union à l'extérieur font partie du service et dépendent de la Haute Représentante, mais peuvent héberger du personnel relevant seulement de la Commission (par exemple des responsables pour la politique commerciale, l'agriculture, etc.) [8]. Les délégations devront travailler en concertation avec les ambassades des Etats membres, et pourront apporter (mais pas de façon systématique) une aide en matière de protection consulaire. L'unification de la représentation extérieure de l'Union devrait se traduire par une présidence permanente (par des fonctionnaires du SEAE) d'une vingtaine d'organes préparatoires du Conseil [9] et par le fait que les délégations de l'Union assureront la plupart du temps les tâches des anciennes présidences tournantes dans les pays tiers (démarches auprès des autorités au nom de l'Union, préparation de rapports des chefs de délégation, présidence des réunions des ambassades de l'Union).

 

Le recrutement doit se faire au mérite en tenant compte de l'équilibre géographique et de l'équilibre des sexes. Les personnels provenant des trois sources (SGC, Commission, services diplomatiques des Etats membres) doivent être traités sur une base d'égalité, ce qui veut dire que les personnels des Etats membres auront le statut d' "agents temporaires", les fonctionnaires issus de la Commission et du SGC relevant d'une nouvelle catégorie de fonctionnaires européens. Ce principe tripartite s'applique aussi aux procédures de recrutement (constitution tripartite des panels de sélection), mais la Commission a obtenu un droit de veto sur le choix des chefs de délégation.

A terme, il est prévu que les diplomates des Etats membres occuperont au moins un tiers des postes de niveau "administrateur" du SEAE - le Parlement ayant fait préciser qu'au moins 60 % seraient occupés par des fonctionnaires  européens.

 

En comptant tous les personnels diplomatiques ou militaires des Etats membres qui travaillent actuellement dans les institutions européennes, au sein des structures de gestion des crises ou comme "experts nationaux détachés" [10], les Etats membres représentent déjà un quota important. La décision spécifie précisément les services de la Commission et du SGC qui sont "versés" dans le SEAE : en particulier, la DG Relex ainsi qu'une partie de la DG Développement de la Commission, ce qui garantit que le service couvrira toutes les régions géographiques.

Comme la création de postes nouveaux sera initialement très limitée - la décision affiche un principe d'économie budgétaire et de rationalisation, et il existe déjà des doublons entre les bureaux de la DG Relex à la Commission et de la DG E du Secrétariat du Conseil -, le service diplomatique européen devrait initialement compter environ 1500 postes d'administrateurs (dont 70 % en centrale), soit un effectif total de l'ordre de 3000 personnes en comptant les personnels d'exécution (et jusqu'à 6000 si l'on y ajoute les personnels des délégations qui relèveront de la Commission). Plus de la moitié des postes d'administrateurs devraient, au départ, être pourvus par des fonctionnaires de la Commission (DG Relex, une partie de la DG Dev - pour les pays Afrique, Caraïbes, Pacifique (ACP) - et les personnels des délégations travaillant dans le domaine diplomatique). Une centaine de postes doivent être créés au sein du service en 2010 (dont 80 en délégations), et 350 supplémentaires d'ici 2013.

 

Les nouveaux recrutements sont ouverts aux diplomates des Etats membres [11], ce qui fait que ceux-ci vont monter progressivement vers le quota d'un tiers : ainsi, sur la trentaine de postes de chefs de délégation renouvelés à l'été 2010, les diplomates nationaux en ont pris un tiers, ce qui leur assure déjà presque 10 % des 125 postes de chefs de délégation.

Cette situation n'est pas sans susciter quelque mécontentement du côté des hauts fonctionnaires de la Commission travaillant dans le domaine des relations extérieures, car ils voient ainsi se boucher leurs perspectives de carrière. A cela s'ajoute une difficulté liée aux quotas géographiques, à laquelle les nouveaux Etats membres entrés récemment dans le système sont particulièrement sensibles : ils sont en effet sous-représentés dans le domaine des relations extérieures - moins de 10 % des hauts fonctionnaires, pour 20 % de la population de l'Union - et sont passés, après la dernière vague de recrutement, de 2 à 6 chefs de délégation. Face aux revendications catégorielles ou nationales, Catherine Ashton entend cependant faire prévaloir le critère du mérite et de la compétence.

 

S'il est prévu que les fonctionnaires du service viennent de la Commission, du SGC et des Etats membres, et qu'un principe de mobilité du personnel s'applique (mobilité entre la centrale et les délégations, affectation limitée en principe à 8 ans - exceptionnellement 10 ans - pour les diplomates nationaux [12]), on ne peut exclure une certaine pérennisation du personnel du service avec le temps, et le lien organique entre celui-ci et les corps d'origine pourrait s'en trouver distendu, renforçant ainsi l'autonomie institutionnelle du SEAE. Les diplomates détachés dans le service seront en théorie plus indépendants que les END, puisqu'ils seront détachés pour une durée plus longue et seront entièrement rémunérés par le service. Mais il faudra voir comment les choses se passent en pratique, puisque ces diplomates continueront de dépendre de leur Etat membre d'envoi pour la suite de leur carrière. Tout cela ne représente d'ailleurs pas une mince difficulté au regard de la gestion de la fonction publique communautaire.

 

La programmation financière des instruments de l'aide extérieure européenne (Instrument de coopération pour le développement, Fonds européen pour le développement, Instrument démocratie et droits de l'Homme, Instrument de voisinage, Instrument de coopération avec les pays industrialisés, Instrument pour la sûreté nucléaire) doit être assurée conjointement par la Commission et le SEAE, le rôle de celui-ci portant particulièrement sur l'amont de la programmation (élaboration des programmes pluriannuels par pays et région), mais s'opérant sous la responsabilité des commissaires compétents (voisinage, développement).

Le budget PESC et l'instrument de stabilité sont gérés dans l'orbite du SEAE, tandis que la Commission garde le contrôle exclusif de l'instrument de pré-adhésion (au titre de ses compétences sur l'élargissement) et de l'aide humanitaire. Du point de vue formel, l'ensemble de ces dépenses "opérationnelles" (par opposition aux dépenses "administratives" [13]), continuent à figurer dans le budget de la Commission européenne, dont l'exécution est contrôlée par le Parlement européen à travers la procédure de décharge budgétaire.

 

Par ailleurs, le Parlement a obtenu de Catherine Ashton une " déclaration sur sa responsabilité politique ", par laquelle elle s'engage à informer et consulter le Parlement sur les choix en matière de PESC (conformément à l'article 36 TUE). La Haute Représentante devra paraître personnellement dans les séances plénières, ou se faire représenter par des personnalités politiques (Commissaire, ou ministre de la présidence tournante, selon les cas). Les fonctionnaires du service sont invités à s'exprimer devant les commissions et sous-commissions du Parlement. Celui-ci aura le droit d'auditionner les chefs de délégation et représentants spéciaux après leur nomination. Et le Parlement continuera d'être informé sur les missions de PSDC conformément à l'accord interinstitutionnel de 2002.

 

Conclusion : conservatisme politique ou innovation institutionnelle ?

 

La mise en place du SEAE aboutira-t-elle à l'établissement d'une diplomatie européenne commune, davantage imbriquée avec les diplomaties nationales ? Le nouveau service sera-t-il freiné par le maintien des compétences des Etats membres, que le traité de Lisbonne n'a pas fondamentalement affectées [14] ? La question est cruciale, et on peut tenter d'y répondre à trois niveaux.

 

Du point de vue de l'imbrication de la logique communautaire et de la logique intergouvernementale de la PESC, la mise en place du SEAE devrait se traduire par des progrès. Il n'y aura plus un en-deçà et un au-delà de la rue de la Loi, le service devant créer, dans un bâtiment nouveau du quartier Schuman, une culture diplomatique commune de l'Union européenne sous l'autorité de la Haute Représentante.

Pour autant, les risques de cacophonie entre le service et la Commission, entre Lady Ashton et les autres commissaires, entre MM. Barroso et Van Rompuy, entre celui-ci et Catherine  Ashton, ne sont pas à négliger [15].

Le SEAE restera probablement traversé par une séparation invisible entre deux cultures : une culture plus communautaire héritée de la DG Relex, qui pèsera le plus, numériquement, et qui imprègnera les directions géographiques et thématiques, ainsi que les délégations ; et une culture intergouvernementale héritée de l'unité politique du Conseil et des structures de gestion de crise, ces dernières gardant une certaine autonomie dans le service. Et si le SEAE rapproche la PESC et les relations extérieures communautaires, tout en gardant un lien "ombilical" avec la Commission pour la programmation des instruments financiers, l'unité de la politique extérieure communautaire n'en est pas moins rompue : toutes les politiques communautaires ayant un volet externe (commerce, élargissement, visas, énergie, environnement, aide humanitaire, etc.) continueront en effet d'être gérées par la Commission, le SEAE n'ayant en principe aucune compétence technique dans ces domaines. A titre d'illustration, une certaine compétition s'est installée entre la Haute Représentante et la Commissaire à l'aide humanitaire lorsqu'il s'est agi de décider puis d'annoncer l'aide à Haïti, puis au Pakistan.

 

Du point de vue de l'articulation avec les Etats membres, les choses sont encore moins évidentes. Sur de nombreuses questions essentielles mettant en jeu l'appartenance à certains clubs de puissance (le P5, constitué des membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU qui sont en même temps des puissances nucléaires reconnues ; le G8 et le G20), ou le rôle des Etats membres dans certaines crises particulières (par exemple le " groupe de contact " sur les Balkans ou le trio Paris-Berlin-Londres dans la crise nucléaire iranienne), les capitales des Etats membres, et en particulier des grands Etats, continueront à jouer un rôle incontournable, comme le reconnaît ouvertement un responsable politique aussi averti qu'Alexander Stubb, ministre finlandais des Affaires étrangères. Une bonne articulation du SEAE avec les capitales, soit par le biais des institutions bruxelloises (COPS, COREPER, groupes de travail), soit par le biais de personnes " relais " dans le SEAE et dans les cabinets à Bruxelles, restera cruciale. Mais cela ne suffira pas à brider les volontés nationales lorsque celles-ci se manifesteront, et il faudra toujours en revenir à l'ajustement Paris-Berlin-Londres, au minimum.

 

Mais c'est là qu'intervient un troisième élément d'appréciation. L'entrée en vigueur du traité de Lisbonne et la mise en place du SEAE se font à un moment où les Etats européens sont soumis à une contrainte budgétaire et paraissent se marginaliser quelque peu sur la scène internationale, face à une Administration américaine moins tournée vers l'Europe et qui n'hésite pas à faire preuve d'une certaine désinvolture en annulant des sommets prévus avec l'Union européenne, et à des puissances émergentes qui revendiquent  leur " place au soleil ".

 

Or l'Europe peut essayer de compenser ce relatif déclin tendanciel par un surcroît d'unité et de cohérence, à la condition pour les nations européennes de jouer plus collectivement, et de se montrer capables à la fois de définir leurs intérêts communs et d'affirmer une volonté commune. Les institutions nouvelles offrent, en ce sens, une véritable opportunité, notamment en rendant possible une rotation des diplomates entre le SEAE et les ministères nationaux. C'est peut-être là que se situe le point de départ d'une diplomatie européenne plus intégrée.


[1] Décision du Conseil n° 2010/427/UE du 26 juillet 2010 fixant l'organisation et le fonctionnement du service européen pour l'action extérieure (JOUE L 201, 3.08.2010, p. 30).
[2] Le recours à la majorité qualifiée n'est prévu que sur des décisions d'application de décisions prises à l'unanimité, par exemple (cas nouveau) lorsque le Conseil " adopte une décision qui définit une action ou une position de l'Union sur proposition du haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité présentée à la suite d'une demande spécifique que le Conseil européen lui a adressée de sa propre initiative ou à l'initiative du haut représentant" (art. 31-3 TUE).
[3] Ce dernier a été ensuite nommé à la tête de la délégation de la Commission à Washington, poste tout à fait stratégique, suscitant des réactions indignées de certains Etats membres et du Parlement européen, qui n'avaient pas été consultés sur cette nomination.
[4] A titre transitoire, la présidence espagnole a pu également présider 'les instances préparatoires horizontales travaillant pour l'essentiel dans le domaine de la PESC', ainsi que 'les instances préparatoires travaillant dans le domaine de la PCSD' (politique commune de sécurité et de défense)
[5] http://www.consilium.europa.eu/uedocs/cms_data/docs/pressdata/EN/foraff/117313.pdf La France disposait de trois autres personnalités au SGC, issues du Quai d'Orsay, susceptibles d'entrer dans le dispositif à haut niveau : Claude-France Arnould, directrice générale de la planification de la gestion de crises, Christine Roger, directrice de la communication, et Patrice Bergamini, ancien directeur adjoint de cabinet de M. Solana, devenu conseiller de Mme Ashton ; et à la Commission de Hugues Mingarelli, directeur général adjoint des relations extérieures. Il semble que seuls MM. Bergamini et Mingarelli pourraient être repris dans l'équipe dirigeante du service (le premier comme directeur du Centre de situation - Sitcen - qui est la " centrale de renseignement " du SEAE ; et le second à la tête d'une direction géographique). La France dispose déjà par ailleurs d'une représentation très satisfaisante en nombre de chefs de délégation de l'UE (correspondant à sa part de la population de l'UE).
[6] Le nom de M. Dowgielewicz, ministre polonais des affaires européennes, a été longtemps évoqué ; mais cela devrait être finalement un ancien ambassadeur polonais au Comité politique et de sécurité, M. Popowski.
[7] Notons que l'équipe préparatoire de Mme Ashton n'incluait pas de représentant du Parlement européen.
[8] Il est prévu que les chefs de délégation et le SEAE seront informés en recevant copie des instructions envoyées par la Commission aux délégations.
[9] Il s'agit du comité politique et de sécurité (COPS) et des groupes de travail travaillant sur des sujets PESC ou mixtes (ex. groupes géographiques à l'exception du groupe AELE ; groupes travaillant sur les Nations Unies, le désarmement et la non-prolifération, les droits de l'homme, l'OSCE, la gestion des crises). L'Annexe II de la décision 2009/909/UE dispose que les instances préparatoires dans les domaines du commerce et du développement (Catégorie 1); ainsi que certaines instances préparatoires horizontales travaillant pour l'essentiel dans le domaine de la PESC (Catégorie 3), comme le groupe des conseillers pour les relations extérieures (RELEX); le groupe "Terrorisme (aspects internationaux)" (COTER); le groupe "Application de mesures spécifiques en vue de lutter contre le terrorisme" (COCOP); le groupe "Affaires consulaires" (COCON); le groupe "Droit international public" (COJUR); et le groupe "Droit de la mer" (COMAR) continuent néanmoins d'être présidées par la présidence semestrielle. Voir : Décision 2009/909/UE du Conseil établissant les mesures d'application de la décision du Conseil européen relative à l'exercice de la présidence du Conseil, et concernant la présidence des instances préparatoires du Conseil (JOUE L 322, 9.12.2009, p. 28).
[10] Il y a plus de 200 " END " (niveau administrateur) travaillant actuellement sur la politique extérieure à la Commission et au SGC (hors personnels militaires). Il a été décidé que leur transfert dans le SEAE se ferait avec l'accord de leur Etat membre et qu'à terme il n'y aurait plus d'END dans le service.
[11] La qualité d'appartenance à un " service diplomatique national " est laissée à l'appréciation de chaque Etat membre, mais une pratique libérale devrait s'imposer comme c'est le cas en France : un fonctionnaire non diplomate peut candidater au SEAE, du moment qu'il a une expérience et une compétence dans les relations extérieures et / ou la politique européenne.
[12] Le Parlement n'a pas pu imposer une option de " communautarisation " des diplomates nationaux servant dans le SEAE, ce qui aurait renforcé l'autonomie de ce dernier par rapport aux Etats membres. En pratique, cependant, il n'est pas rare que des diplomates nationaux arrivent à se faire intégrer dans la fonction publique communautaire, et cela devrait aussi arriver dans le service.
[13] Le Parlement a approuvé un budget avoisinant 500 millions € pour les dépenses administratives du SEAE.
[14] Le Royaume-Uni a même obtenu, dans le traité de Lisbonne, une déclaration interprétative réaffirmant l'intégrité des politiques étrangères nationales malgré la création du poste de Haut Représentant et du SEAE.
[15] cf. T. Chopin - M. Lefebvre, " Après le traité de Lisbonne : l'Union européenne a-t-elle enfin un numéro de téléphone ? ", Fondation Robert Schuman, Questions d'Europe n°151, http://www.robert-schuman.eu/fr/doc/questions-d-europe/qe-151-fr.pdf

Directeur de la publication : Pascale Joannin

Le Service Européen pour l'Action Extérieure : vers une diplomatie commune ?

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