La protection des droits fondamentaux dans l'Union européenne après le traité de Lisbonne

Démocratie et citoyenneté

Xavier Groussot,  

Laurent Pech

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14 juin 2010

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Groussot Xavier

Xavier Groussot

Professeur de droit, Faculté de droit, Université de Lund - Xavier.Groussot@jur.lu.se.

Pech Laurent

Laurent Pech

Professeur de droit européen, Chaire Jean Monnet en droit public de l'UE, directeur du département de droit et de sciences politiques de l'Université Middlesex de Londres.

La protection des droits fondamentaux dans l'Union européenne après le traité de...

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Introduction

 

Le Traité de 1957 établissant la Communauté Economique Européenne a longtemps gardé le silence sur la protection des droits fondamentaux dans l'ordre juridique de la Communauté. S'il faisait tout de même référence au principe de non-discrimination fondée sur la nationalité et à certains droits des travailleurs, le traité a été critiqué au motif qu'il ne consacrait pas de véritable déclaration des droits. Parmi les raisons avancées pour expliquer cette situation, retenons que l'idée d'inclure une déclaration des droits détaillée aurait été rejetée au motif qu'elle aurait pu apparaître comme une extension indue des pouvoirs de la CEE, et dont l'objectif premier était l'intégration économique par l'établissement d'un marché commun. Par ailleurs, une autre organisation était déjà en charge de la protection des droits fondamentaux en Europe : le Conseil de l'Europe fondé en 1949.

 

L'absence de dispositions spécifiques et exhaustives pour la protection des droits fondamentaux ne s'est pas cependant traduite par une absence de protection juridique. Dès 1969, et pour répondre aux craintes exprimées par certaines cours nationales, la Cour de Justice (CJUE) affirma finalement que les droits fondamentaux forment une part intégrante des principes généraux du droit dont elle assure le respect [1]. Depuis lors, la CJUE a régulièrement interprété ou vérifié la validité des mesures communautaires à la lumière des droits fondamentaux tels qu'ils sont protégés dans l'ordre juridique de la Communauté. Malgré ces développements juridiques, la Communauté souffrait toujours de l'absence d'une déclaration codifiée des droits. C'est ce qui explique que certains ont souhaité, par exemple la Commission européenne dans un mémorandum de 1979, que la Communauté adhère à la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales de 1950 (CEDH). Une telle réforme fut cependant considérée par la Cour de Justice comme un changement constitutionnel fondamental qui ne saurait être mis en œuvre sans une révision préalable des Traités institutifs [2]. Cette impasse juridique finit par convaincre les dirigeants européens de rassembler les droits fondamentaux dans un unique document afin notamment d'en accroître la visibilité. Après des débats houleux, la Charte des Droits Fondamentaux de l'Union (la Charte) fut " proclamée " le 7 décembre 2000.

 

Avec l'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, la Charte est devenue juridiquement contraignante et constitue désormais un élément central de l'ordre juridique communautaire. Ce n'est pas, toutefois, le seul changement majeur – bien qu'indubitablement le plus controversé – apporté par le Traité de Lisbonne puisque l'Union a également obtenu la compétence constitutionnelle d'adhérer à la CEDH. Avant d'analyser de manière concise et critique l'impact juridique de ces deux changements, ou plutôt l'impact potentiel en ce qui concerne l'adhésion de l'Union à la CEDH, le contenu des amendements principaux à l'article 6 TUE, la pierre angulaire de ce nouveau système de protection des droits fondamentaux de l'Union, sera décrit.

 

1. Principaux amendements à l'Article 6 TUE

 

Les Etats membres ont longtemps affiché leur détermination à " promouvoir ensemble la démocratie en se fondant sur les droits fondamentaux reconnus dans les constitutions et lois des Etats membres, dans la Convention de Sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et la charte sociale européenne, notamment la liberté, l'égalité et la justice sociale [3] ". Cependant, ce n'est pas avant le Traité de Maastricht (1992) qu'une disposition spécifique fut introduite : l'article F(2). Ce dernier, codifiant essentiellement la jurisprudence de la Cour de justice, stipulait que l'Union doit respecter les droits fondamentaux en tant que principes généraux du droit communautaire. Cette disposition, qui devint l'article 6(2) TUE après l'entrée en vigueur du Traité d'Amsterdam, fut ultérieurement révisée afin d'énoncer que l'Union est également fondée inter alia sur le principe du respect des droits fondamentaux (Art. 6(1) TUE). Dans l'ensemble, il convient d'admettre que l'article 6 TUE n'a pas emporté de changement juridique radical en ce qui concerne le respect des droits fondamentaux. A l'inverse, le " nouvel " article 6 TUE tel qu'amendé par le Traité de Lisbonne illustre à la fois un saut quantitatif et qualitatif. Après de longues négociations qui se sont soldées par un certain nombre de compromis malheureux, deux réformes ont réussi à survivre à l'abandon du Traité Constitutionnel. C'est ainsi que le nouvel article 6 TUE permet, d'une part, à la Charte des droits fondamentaux de devenir enfin juridiquement contraignante, et prévoit, d'autre part, que l'Union puisse adhérer à la CEDH. Le rôle " post-Lisbonne " réservé aux principes généraux du droit et les réformes liées à la compétence des juridictions de l'UE seront brièvement mentionnés.

 

1.1 Changement apporté au statut juridique de la Charte par le biais d'un " renvoi "

 

Le changement le plus important et immédiat est relatif au statut de la Charte. Tel que révisé par le Traité de Lisbonne, l'article 6(1) TUE stipule que l'Union " reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne du 7 décembre 2000, telle qu'adaptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités ".

 

Ce changement relatif au statut juridique de la Charte fait suite à une bataille prolongée en ce qui concerne la question de savoir si, et le cas échéant comment, la Charte pouvait être rendue juridiquement contraignante. Pour le dire de façon schématique, le gouvernement de Tony Blair fut longtemps particulièrement désireux de neutraliser les effets juridiques éventuels de la Charte en s'opposant à son incorporation dans les traités fondateurs. L'intransigeance du gouvernement britannique fut d'abord couronnée de succès et la Charte fut simplement " proclamée " par le Conseil, en association avec la Commission européenne et le Parlement européen. La nature relativement ambiguë de la notion de " proclamation " n'a pas toutefois empêché la Charte d'avoir un impact " doux " sur la jurisprudence des juridictions de l'Union. Comme l'explique, par exemple, l'Avocat Général Kokott, si la Charte ne produit pas encore d'effets contraignants comparables au droit primaire [de l'UE], elle fournit tout de même, en tant que source de référence juridique, des indications sur les droits fondamentaux garantis par l'ordre juridique communautaire [4]. Et il convient de noter que les juges appartenant à la Cour de justice de l'Union ont trouvé utile, en pratique, de se référer à la Charte comme à un point de référence substantiel soutenant leur interprétation dans un grand nombre d'affaires.

 

Pour la plupart des observateurs et, de manière plus décisive, pour la plupart des gouvernements nationaux, cette situation n'était pas satisfaisante. L'incorporation de la Charte en tant que Partie II du Traité Constitutionnel de 2004 a donc été amplement saluée. Ce large soutien explique pourquoi la décision du Conseil européen d'abandonner le Traité Constitutionnel en juin 2007 ne conduit pas à l'abandon de la Charte. Le texte de la Charte révisée – des changements furent apportés en particulier aux " articles horizontaux " au cours des négociations sur le Traité Constitutionnel et, dans une moindre mesure, de celles sur le Traité de Lisbonne – n'a pas été reproduit dans le corps des Traités ou encore dans un Protocole annexé aux Traités. L'article 6(1) TUE se contente en fait de renvoyer simplement au texte une nouvelle fois " proclamé " à Strasbourg le 12 décembre 2007, c'est-à-dire un jour avant la signature du Traité de Lisbonne. Il est possible de déplorer ce choix d'un point de vue didactique ou de lisibilité mais d'un point de vue juridique, le résultat demeure, au final, identique : la pénible ratification, mais finalement réussie, du Traité de Lisbonne signifie que la Charte européenne est devenue un élément cardinal du corps de règles " primaires ", c'est-à-dire constitutionnelles, de l'Union. Le fait que la Charte soit un document " indépendant " publié dans le Journal Officiel de l'UE [5] plutôt que reproduit dans le corps même des Traités, dont une version consolidée a été publiée dans le même numéro du Journal Officiel, demeure sans importance à cet égard. Avant d'examiner plus précisément les conséquences qui peuvent être attendues du changement de statut juridique de la Charte, il convient de présenter la disposition relative à l'adhésion de l'Union à la CEDH.

 

1.2 Adhésion de l'Union européenne à la CEDH

 

Le nouvel article 6(2) TUE prévoit que l'Union " adhère " à la CEDH – cette disposition n'ouvre donc pas une option – et précise que " cette adhésion ne modifie pas les compétences de l'Union telles qu'elles sont définies dans les traités ". Cet alinéa est le produit d'une longue et tortueuse histoire. Des propositions pour l'adhésion de la Communauté à la CEDH ont en effet été discutées ponctuellement depuis la fin des années 70. A la suite de l'opinion rendue en 1996 par la Cour de justice, dans laquelle cette dernière a jugé que cette adhésion nécessitait la révision préalable du traité CE dans la mesure où elle entraînerait un changement substantiel du régime de la protection des droits de l'Homme dans l'ordre juridique de la Communauté, cette idée fut mise de côté jusqu'à ce qu'elle émerge à nouveau au moment de la rédaction du Traité Constitutionnel. Pour la première fois, il fut convenu que la Charte deviendrait un instrument juridiquement contraignant et que l'adoption d'une déclaration de droits et adhésion à la CEDH devaient être compris comme des objectifs complémentaires pour l'Union plutôt qu'alternatifs.

 

De nombreux arguments ont été avancés en faveur de l'adhésion de l'Union à la CEDH. Il est sans doute utile de mentionner brièvement les plus importants, ne serait-ce que pour démontrer que les préoccupations juridiques ne sont pas forcément les plus décisives. L'adhésion de l'Union à la CEDH a tout d'abord été défendue au nom de son importance symbolique, car elle enverrait un message positif en ce qui concerne l'attachement de l'Union à la protection des droits de l'Homme à l'intérieur comme à l'extérieur de ses frontières. En second lieu, l'adhésion de l'Union à la CEDH permettrait également d'envoyer un signal fort de cohérence entre le système juridique européen et les systèmes juridiques nationaux. Pour les non-spécialistes, il peut être en effet assez difficile de comprendre pourquoi l'Union n'est pas formellement soumise à la CEDH alors que tous les Etats qui la composent sont membres du Conseil de l'Europe et que l'adhésion à la CEDH est une des conditions d'entrée dans l'Union. Des arguments plus juridiques ont été offerts. Par exemple, l'adhésion de l'Union à la CEDH a été défendue au motif qu'elle offrirait aux citoyens une protection contre les actes de l'Union similaire à celle dont ils bénéficient déjà contre les mesures nationales. On présume souvent qu'une telle reforme est nécessaire pour prévenir toute divergence potentielle entre la CJUE et la CEDH en ce qui concerne la définition des standards relatifs aux droits fondamentaux. De ce point de vue, le fait que la CJUE puisse être soumise à une supervision directe, spécialisée et juridictionnelle de la même manière que les juridictions nationales est envisagé comme une évolution souhaitable.

 

S'il faut admettre que l'adhésion de l'Union à la CEDH soulève un certain nombre de questions, le fait que l'Union ne soit pas actuellement partie à la CEDH n'a pas empêché la CJUE de s'appuyer largement sur ses dispositions et sur les décisions de la CEDH pour développer sa propre jurisprudence en matière de droits fondamentaux sur le fondement de la notion de principes généraux du droit.

 

1.3 Les droits fondamentaux comme principes généraux du droit

 

Tel que révisé par le Traité de Lisbonne, l'article 6(3) TUE dispose que " les droits fondamentaux, tels qu'ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales et tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l'Union en tant que principes généraux ".

 

Le nouvel article 6(3) TUE reflète ainsi amplement la disposition antérieure, qui elle-même se contentait de reconnaître une jurisprudence ancienne de la CJUE en vertu de laquelle les droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit dont le juge communautaire assure le respect. La jurisprudence initiale de la Cour indiqua clairement qu'elle s'inspire des traditions constitutionnelles des Etats membres [6] et des traités internationaux sur les droits de l'Homme [7] lorsqu'il s'agit d'identifier des droits fondamentaux particuliers et d'interpréter leur contenu. En ce qui concerne la CEDH, il paraît important de souligner que la CJUE reconnut rapidement son " importance particulière " parmi ces traités internationaux, même si cette expression ne fut pas explicitement utilisée avant une décision de 1989 [8]. Et si la CJUE n'est pas compétente pour appliquer la CEDH, puisque celle-ci ne constitue pas une source formelle du droit communautaire, la CJUE s'est néanmoins référée de manière extensive à ses dispositions comme à la jurisprudence de la CEDH pour guider son interprétation des standards applicables dans le contentieux des droits fondamentaux protégés par les principes généraux du droit européen.

 

En continuant à se référer au concept des principes généraux du droit, le TUE autorise les juridictions européennes à aller éventuellement au-delà des droits fondamentaux protégés par la Charte et/ou la CEDH. Cela pourrait se révéler important puisque, par exemple, l'interprétation et l'application de la Charte sont rendues extrêmement complexes par une série d'obscures " clauses horizontales " et qui seront examinées plus loin. Le changement de statut juridique de la Charte soulève également la question de savoir si les principes généraux du droit de l'Union pourraient, ou plutôt devraient, progressivement devenir, comme le suggèrent plusieurs acteurs influents, une source subsidiaire et complémentaire des droits fondamentaux, par opposition à la Charte qui devrait être considérée comme la " source primaire ". De ce point de vue, les juges européens ne devraient s'appuyer sur le concept de principes généraux que lorsqu'il s'avèrerait nécessaire de remédier à d'éventuelles lacunes de la Charte. Dans tous les cas, il apparaît relativement aisé de conclure que les principes généraux du droit sont amenés à perdurer.

 

En tant qu'Union formellement fondée sur le principe de l'Etat de droit, l'Union européenne est censée offrir un système complet de voies de recours et de procédures visant à garantir que les actes de ses institutions, comme ceux des Etats membres lorsque cela est pertinent, sont conformes aux règles " constitutionnelles " de l'Union. La CJUE rappelle de manière régulière que le principe de l'Etat de droit signifie que toute personne physique ou morale doit pouvoir contester la légalité de tout acte affectant ses droits et obligations en vertu du droit européen. Pour le dire simplement, il existait à ce titre un besoin incontestable de combler le fossé entre la théorie et la réalité dans la mesure où la regrettable structure en " trois piliers " créée par le Traité de Maastricht a permis de soustraire un certain nombre d'actes pouvant être pris par les institutions européennes au contrôle de la légalité. En mettant fin au patchwork de restrictions byzantines encadrant la compétence juridictionnelle de la CJUE et en réformant, certes marginalement, le droit de l'intérêt à agir des personnes physiques ou morales dans le cadre des recours en annulation, le Traité de Lisbonne offre une série de changements positifs qui doivent être mentionnés dès lors qu'ils sont susceptibles d'avoir un impact sur la protection des droits fondamentaux.

 

En ce qui concerne les compétences de la CJUE, le changement le plus important est lié aux mesures qui peuvent être adoptées dans l'espace de " Liberté, Sécurité et Justice [9] ". La CJUE est désormais compétente à titre général pour connaître de ces mesures. Par exemple, pour la première fois, les juridictions et tribunaux nationaux pourront poser des questions préjudicielles dans le domaine de l'asile, de l'immigration et du droit civil sans restrictions. Une autre réforme est l'introduction de la " procédure préjudicielle d'urgence " en vertu de laquelle la CJUE peut, lorsque la procédure est applicable, statuer dans " les plus brefs délais " à la demande d'un Etat membre dans lequel un individu fait l'objet d'une mesure de détention. De manière générale, la CJUE continue cependant à souffrir de l'absence de compétence sur les mesures liées à l'ordre public et à la sécurité adoptées par les Etats membres comme sur celles prises par l'Union dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), à une exception près : la CJUE a obtenu l'extension de compétence juridictionnelle relativement aux mesures restrictives (comme le gel des avoirs) qui peuvent être prises contre les personnes physiques ou morales dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Dans tous les cas, l'adhésion à la CEDH est susceptible d'atténuer les effets de l'absence de compétence de la CJUE à l'égard des mesures PESC puisque la CEDH refuse d'exclure ces actes de son contrôle.

 

En ce qui concerne les recours en annulation et les conditions de recevabilité des recours introduits par les particuliers, le Traité de Lisbonne permet à ces derniers, et pour la première fois, de contester la légalité des actes réglementaires auto-exécutoires qui les affectent directement – un obstacle déjà significatif en pratique – sans avoir à prouver qu'ils sont individuellement concernés. Si cette réforme constitue un changement modeste mais néanmoins bienvenu, il est possible de toutefois regretter que le Traité de Lisbonne n'ait pas prévu de recours spécial permettant de contester tout acte qui est susceptible de violer les droits fondamentaux, et qui aurait pu être modelé sur les recours existant en Allemagne ou en Espagne. L'engorgement des juridictions européennes est toutefois un puissant contre-argument et dès lors que l'accès à la Cour de Strasbourg est organisé de manière effective, l'idée d'un recours spécifique peut être rejetée ne serait-ce que pour des motifs pragmatiques. Ce raisonnement n'excluait pas cependant l'octroi à la nouvelle Agence des Droits fondamentaux de l'Union du droit d'engager un recours en annulation dans les affaires mettant en cause la protection des droits fondamentaux.

 

2. L'impact juridique du nouveau statut conféré à la Charte des fondamentaux de l'Union

 

Il n'est point aisé de répondre à la question de savoir si la Charte " post Traité de Lisbonne " est susceptible d'avoir un impact juridique significatif. Il convient, en effet, au préalable de déterminer si la Charte s'apparente essentiellement à un effort de consolidation, mais aussi tenter de comprendre la portée des dispositions générales qui gouvernent son interprétation et son application. Des aspects moins décisifs mais non moins controversés comme la nature justiciable des droits socio-économiques énoncés dans la Charte ou le soi-disant opt-out accordé à la Pologne et au Royaume-Uni méritent d'être explorés succinctement.

 

2.1 Consolidation ou révolution ?

 

Si l'adoption par l'Union d'une déclaration formelle des droits ainsi que son adhésion à la CEDH ont longtemps été préconisées, l'idée ne fut ressuscitée avec succès qu'en janvier 1999 grâce au ministre allemand des Affaires étrangères, Joschka Fischer. Ce dernier proposa la rédaction d'une Charte européenne des droits fondamentaux principalement dans le but de remédier au " déficit de droits " perçu par certains. Les dirigeants européens se montrèrent accommodants et le Conseil européen, au cours de sa réunion de juin 1999, décida de convoquer un groupe ad hoc – qui prit plus tard le nom de Convention – dont la mission serait de consolider les droits fondamentaux applicables au niveau européen dans un texte unique " afin d'ancrer leur importance exceptionnelle et leur portée de manière visible pour les citoyens de l'Union ". Il est par conséquent évident que les gouvernements nationaux ne souhaitaient pas garantir de " nouveaux " droits mais espéraient plutôt renforcer la légitimité de l'UE en permettant à chacun d'apprécier facilement la nature et l'étendue de ses droits fondamentaux en vertu du droit de l'Union. Une question clé est de savoir si le contenu de la Charte traduit le non respect des instructions du Conseil européen en consacrant de nouveaux droits.

 

2.1.1 " Nouveaux " droits contre droits existants

 

La Charte " réaffirme " – dans le respect des compétences et des tâches de l'Union, ainsi que du principe de subsidiarité – les droits fondamentaux tels qu'ils résultent de différentes sources, parmi lesquelles la CEDH, les traditions constitutionnelles nationales et les obligations internationales des Etats membres, les Chartes Sociales de l'Union et du Conseil de l'Europe, ainsi que la jurisprudence de la CJUE et de la CEDH.

 

Une lecture rapide des 50 " droits, libertés et principes " énoncés par la Charte devrait conduire l'observateur à conclure que la description la plus appropriée est sans doute celle qui présente la Charte comme une cristallisation heureuse des droits fondamentaux existants en vertu des sources précédemment mentionnées. De plus, le vocabulaire employé par les rédacteurs de la Charte renvoie à des dispositions nationales, communautaires et internationales. Il est cependant possible de défendre l'idée selon laquelle certains droits énoncés par la Charte sont " nouveaux ", dans la mesure où la CJUE doit encore les garantir explicitement en tant que principes généraux du droit. En pratique, un peu plus de la moitié des droits énoncés par la Charte codifie des principes généraux du droit de l'Union consacrés par la CJUE. On peut qualifier de " nouveaux " non pas les droits modernes et innovants auxquels la Charte se réfère occasionnellement (par exemple le droit à la protection des données à caractère personnel, le droit à un haut niveau de protection de l'environnement, etc.) mais plutôt le fait que ces droits, qui ne sont sans doute pas de nouveaux droits puisqu'ils bénéficient déjà d'une protection en vertu de divers instruments juridiques, n'avaient jusqu'ici jamais été considérés comme des droits fondamentaux dans le cadre de l'Union. En d'autres termes, alors que des droits comme le droit à une bonne administration ou le droit d'accéder à la prévention en matière de santé bénéficiaient déjà d'un degré variable de protection en droit de l'Union et dans la plupart des Etats membres sur la base du droit national et/ou d'engagements juridiques internationaux, leur consécration en tant que droits fondamentaux était manquante.

 

Ce nouveau " label " ne les transforme pas toutefois en droits individuels directement opposables du fait du changement de statut de la Charte. C'est d'ailleurs vrai pour l'ensemble des droits, libertés et principes énoncés par la Charte, ce qui signifie que les individus n'ont pas gagné de nouvelles " options " pour contester la légalité des actes pris par les institutions européennes ou les Etats membres. De manière similaire, le changement de statut de la Charte n'a pas conféré à l'Union de nouveaux pouvoirs, ou signifie que la Charte est maintenant devenue l'équivalent du Bill of Rights américain. Les juridictions européennes, en revanche, doivent tenir compte du nouveau " statut " conféré aux droits énoncés par la Charte. Ceci devrait être particulièrement important dans la situation où un droit de la Charte, non encore protégé en tant que principe général du droit de l'Union, doit être mis en balance avec des normes " constitutionnelles " antagonistes. Dans une telle hypothèse, la CJUE devra accorder un " poids suffisant " aux droits reconnus dans la Charte. Par ailleurs, lorsque les juridictions européennes doivent contrôler la légalité de mesures prises par les institutions européennes ou de mesures nationales relevant du champ d'application du droit européen, ils leur incombent d'annuler toute " législation " de l'Union contraire et d'écarter les dispositions nationales incompatibles. En d'autres termes, parmi les effets juridiques majeurs que ne manquera pas de produire le nouveau statut de la Charte, il convient de signaler des références plus nombreuses à ce dernier texte mais également plus décisives lorsque les juridictions européennes doivent statuer sur des recours liés aux droits fondamentaux et, plus généralement, dans leur tâche d'assurer le respect du droit dans l'interprétation et l'application des traités. Une conséquence moins significative du nouveau caractère contraignant de la Charte est qu'elle est susceptible de contraindre le pouvoir d'interprétation des juridictions européennes relatives à l'utilisation des principes généraux du droit même s'il faut rappeler que l'article 6(3) TUE continue d'autoriser celles-ci à développer leur jurisprudence sur cette base autonome si elles le souhaitent.

 

2.1.2 Un élargissement des pouvoirs de l'Union par la petite porte ?

 

Outre la question de savoir si la Charte garantit de nouveaux droits ou si celle-ci se contente de ré-énoncer des droits existants, des craintes ont été une nouvelle fois exprimées au sujet de l'extension insidieuse des compétences de l'Union. Pour répondre à ces inquiétudes, la Charte contient non seulement une série de " clauses horizontales " – clauses générales régissant en particulier le champ d'application de la Charte et l'interprétation de ses dispositions – pour le moins maladroites, voire inutiles, mais le nouvel article 6(1) TUE affirme en outre que les dispositions de la Charte " n'étendent en aucune manière les compétences de l'Union telles que définies dans les traités ". Le même article dispose que les droits, libertés et principes énoncés par la Charte doivent être interprétés à l'aune des clauses horizontales et " en prenant dûment en considération les explications " préparées par le Bureau de la Convention de la Charte en 2000 et " qui indiquent les sources de ces dispositions ". Les gouvernements nationaux jugèrent utile d'adopter également une Déclaration dans laquelle ils affirment que la Charte " ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelles pour l'Union et ne modifie pas les compétences et tâches définies par les traités ".

 

En conséquence, il paraît absurde d'assimiler le statut juridiquement contraignant de la Charte à une extension insidieuse des compétences de l'Union. La Charte ne peut offrir, par elle-même, une base juridique permettant à l'Union de légiférer. Le fait que certains droits énoncés par la Charte concernent des domaines dans lesquels l'Union n'a pas ou peu de compétence – par exemple le droit de grève – n'est pas une contradiction mais illustre plutôt la volonté des rédacteurs d'indiquer clairement que l'Union doit éviter d'interférer indirectement dans l'exercice de ces droits. En pratique, il paraît possible d'arguer, par exemple, que la Charte offre aux Etats membres une plus grande latitude lorsqu'ils doivent justifier des mesures nationales constituant des restrictions aux quatre libertés de l'Union, comme la libre prestation des services, qui sont motivées par le respect de droits ou principes reconnus par la Charte et sur lesquels l'Union n'a aucune compétence.

 

2.1.3 Une charte fédérale des droits ?

 

Un autre point de contestation est la question de savoir si la CJUE est désormais habilitée à contrôler toute disposition du droit national à la lumière de la Charte. Même dans des domaines où l'Union peut légiférer, le champ d'application de la Charte n'est pas illimité. La Charte confirme que les autorités nationales, quand elles agissent en dehors du champ d'application du droit de l'Union, ne sont pas liées par ses dispositions. En d'autres termes, une condition toujours essentielle régissant la compétence des juridictions de l'Union est que les mesures nationales pertinentes tombent dans le champ d'application du droit de l'Union. Si cette notion apparaît relativement ambiguë, il est simplement inexact d'affirmer que les individus ont maintenant obtenu le droit d'exercer un recours à l'encontre de tout acte adopté par une autorité publique nationale ou européenne, dans n'importe quelle situation, sur la base de n'importe quelle disposition de la Charte. Cette dernière pourrait d'ailleurs être critiquée pour avoir apparemment réduit la portée actuelle des droits fondamentaux de l'Union en raison de la disposition en vertu de laquelle les dispositions de la Charte ne doivent être prises en compte par les Etats membres " uniquement lorsqu'ils mettent en œuvre le droit de l'Union [10] " La jurisprudence de la CJUE affirme pourtant depuis longtemps que les droits fondamentaux protégés en droit européen lient les autorités nationales lorsqu'elles appliquent des dispositions du droit européen qui sont fondées sur la protection des droits fondamentaux, exécutent et interprètent des dispositions du droit européen ou invoquent une dérogation aux règles européennes relatives aux libertés économiques fondamentales telle que la libre circulation des biens. Il faut donc espérer que la CJUE remédiera éventuellement aux insuffisances rédactionnelles de la Charte sur ce point. Il est néanmoins évident que la Charte ne saurait permettre à la CJUE d'agir d'une manière similaire à la Cour Suprême américaine, en définissant un standard fédéral à l'aune duquel l'ensemble des règles nationales peuvent être contrôlées et éventuellement écartées. Le point crucial est que les droits fondamentaux garantis par les constitutions nationales et/ou la CEDH sont complétés, non pas supplantés, par la Charte. Et s'il est légitime d'exprimer certaines craintes quant à la possibilité d'un activisme judiciaire futur et l'effet potentiellement fédéraliste de la Charte, la CJUE, ne serait-ce que pour des raisons diplomatiques, fera probablement preuve de beaucoup de retenue afin de ne pas ouvrir la  boîte de Pandore . Il convient également de mentionner, de manière incidente, que certains Etats membres ont profité du processus de rédaction du Traité Constitutionnel pour limiter davantage le pouvoir interprétatif de la CJUE en incluant une disposition qui oblige les juridictions européennes à interpréter les droits de la Charte résultant des traditions constitutionnelles communes aux systèmes juridiques nationaux, " en harmonie avec lesdites traditions [11] " Cette réserve sera sans doute de peu d'effet et peut apparaître futile dans la mesure où les juridictions européennes peuvent s'abstenir de définir précisément quels droits tombent dans cette catégorie et la notion d'interprétation " harmonieuse ".

 

2.2 Aspects particuliers

 

2.2.1 Justiciabilité des droits socio-économiques de la Charte ou la distinction malaisée entre droits et principes

 

La Charte a parfois été dénoncée comme un handicap potentiel pour les entreprises au motif qu'elle conférerait aux droits socio-économiques un caractère opposable qui n'aurait été jusqu'ici conféré qu'aux seuls droits civils et politiques. Indéniablement, la Charte va au-delà des droits contenus dans la CEDH en incluant une palette impressionnante et " progressiste " de droits économiques et sociaux [12]. Les droits socio-économiques mentionnés dans la Charte sont principalement issus de la Charte Sociale du Conseil de l'Europe de 1961, révisée en 1996, la Charte Communautaire des Droits Sociaux Fondamentaux des Travailleurs et de différentes directives communautaires.

 

Le concept relativement complexe de justiciabilité, soit la qualité  d'une disposition légale d'être actionnable dans le cadre d'une action en justice, permet de rendre compte de la plupart des idées fausses véhiculées sur la Charte en ce qui concerne la force exécutoire de ses dispositions socio-économiques. Seuls les droits fondamentaux classiques comme, par exemple, la liberté d'expression sont présentés comme totalement opposables, ce qui signifie qu'ils confèrent à toute personne juridique une prérogative individuelle qui peut être juridiquement imposée à un tiers et, en particulier, aux autorités publiques sans l'intermédiaire d'une loi. Cette présentation est erronée dans la mesure où certains droits socio-économiques peuvent être mis en œuvre d'une manière " rigoureuse ". C'est le cas, par exemple, des droits liés au statut des travailleurs, comme le droit de grève ou le droit d'adhérer à un syndicat. La situation devient plus complexe en ce qui concerne les droits socio-économiques positifs comme le droit à l'éducation ou le droit de travailler, des droits qui supposent une action positive de la part des autorités publiques pour assurer l'accès aux services et bénéfices qu'ils garantissent. Sans entrer dans le débat de savoir si la nature programmatique de ces droits affaiblit le concept de droits subjectifs, voire la notion de droits de l'Homme, il est important de clarifier leur champ d'action pratique afin de ne pas décevoir certains ou inquiéter d'autres. Une distinction entre justiciabilité et invocabilité d'interprétation peut être utile. En quelques mots, sans mise en œuvre législative, les droits socio-économiques dits positifs n'ont pas d'effet direct. De la même manière, les personnes morales ou physiques ne peuvent pas directement s'appuyer sur eux dans le cadre d'une action en justice afin de faire valoir un droit d'accès ou demander la création de bénéfices ou de services particuliers. Si ces droits socio-économiques ne sont pas opposables per se, les juridictions doivent en tenir compte en tant que " principes ", en particulier lorsqu'elles doivent interpréter ou contrôler la légalité de normes législatives.

 

C'est un aspect décisif qui reflète la situation actuelle de la Charte. A la suite de revendications britanniques, des révisions supplémentaires ont été apportées à la Charte en 2004 afin de clarifier au-delà de tout doute possible que les dispositions contenant des principes " peuvent être mises en œuvre " par des actes pris par les institutions européennes ou des actes pris par les Etats membres lorsqu'ils mettent en œuvre le droit de l'Union, et que " l'invocation [des principes de la Charte] devant le juge n'est admise que pour l'interprétation et le contrôle de la légalité de tels actes [13] " Cette disposition rappelle une distinction traditionnelle entre droits directement exécutoires ou opposables et droits programmatiques. Décrire ces derniers comme des " principes " n'emporte aucune conséquence juridique. En d'autres termes, les principes de la Charte, comme les droits socio-économiques positifs protégés par de nombreux textes constitutionnels, doivent être " concrétisés " par des actes législatifs ou exécutifs. Cela ne signifie pas qu'ils n'ont aucun effet juridique. Ils deviendront significatifs pour l'ensemble des tribunaux lorsque ces derniers auront à interpréter ou contrôler le droit dérivé adopté par l'Union ou les mesures nationales qui relèvent du champ d'application du droit européen.

 

Peu satisfait de son succès sur le plan sémantique, le gouvernement britannique, toujours aussi méfiant à l'encontre des droits socio-économiques, parvint en 2004 à négocier l'incorporation malencontreuse d'un nouvel article 52(6) selon lequel " les législations et pratiques nationales doivent être pleinement prises en compte comme précisé dans la présente Charte ". Cela pouvait sembler superflu puisque la plupart des droits de " solidarité " sont garantis en conformité ou encore les règles ou conditions établies par le droit européen et les législations et pratiques nationales. Cette réserve n'a pas grand sens puisque la Charte, par définition, peut uniquement s'appliquer aux situations soumises au droit européen, auquel cas toute disposition contraire du droit national doit être écartée. La référence aux lois et pratiques nationales paraît ne devoir qu'obliger les institutions de l'Union à les prendre formellement en compte lorsqu'il s'agit d'adopter une nouvelle législation. Quoiqu'il en soit, l'opportunité de diminuer plus encore le champ d'application de la Charte, et d'empêcher son application au Royaume-Uni, apparut par trop tentante lorsque les dirigeants européens durent se mettre d'accord sur un successeur au défunt Traité Constitutionnel. Un nouveau protocole fut alors négocié afin de satisfaire le souhait du gouvernement britannique de " clarifier certains aspects de l'application de la Charte [14] " Ce Protocole, que le Président polonais Lech Kaczynski décida de rejoindre, devrait s'appliquer aussi à la République tchèque après un accord de dernière minute avec le Président tchèque Vaclav Klaus en octobre 2009, à condition qu'il soit unanimement ratifié au moment de la conclusion du prochain traité d'adhésion.

 

2.2.2 Le Protocole sur l'application de la Charte à la Pologne et au Royaume-Uni

 

Une rapide lecture du Protocole britannico-polonais suffit pour comprendre que ce dernier n'offre pas un opt-out général ou un régime dérogatoire effectif à la Charte. Il clarifie plutôt son " application " en relation avec les lois et l'action administrative de ces 2 pays. En d'autres termes, le Protocole n°30 n'y rend pas la Charte totalement inapplicable. Une brève évaluation des deux dispositions absurdement formulées contenues dans le Protocole confirme qu'il a essentiellement été conçu pour des raisons de politique interne.

 

Par exemple, en disposant que la Charte " n'étend pas la faculté " de la CJUE, ou de toute juridiction du Royaume-Uni ou de la Pologne " d'estimer que les lois, règlements ou dispositions, pratiques ou actions administratives de la Pologne ou du Royaume-Uni sont incompatibles avec les droits, les libertés et les principes fondamentaux qu'elle réaffirme ", l'article 1(1) du Protocole ne fait qu'énoncer l'évidence puisque la Charte dispose qu'elle ne peut étendre les compétences de l'Union ou servir de base juridique afin de permettre l'extension des compétences des institutions de l'Union, y compris la CJUE. Il le fait néanmoins d'une manière maladroite en se référant à la notion déconcertante de " faculté " plutôt qu'à la notion traditionnelle de compétence juridictionnelle. Et de manière générale, cette disposition n'empêchera pas la CJUE de juger éventuellement que les normes ou pratiques britanniques ou polonaises sont contraires aux droits fondamentaux de l'Union qui sont garantis en tant que principes généraux ou qui sont " concrétisés " par d'autres dispositions du droit européen. L'article 1(1) ne remplit donc aucune fonction juridique utile.

 

L'alinéa 2 du même article affirme que " pour dissiper tout doute, rien dans le titre IV de la Charte ne crée des droits justiciables applicables à la Pologne ou au Royaume-Uni, sauf dans la mesure où la Pologne ou le Royaume-Uni a prévu de tels droits dans sa législation nationale ". Cette disposition semble superflue et équivoque. Tout d'abord, le Titre " Solidarité " de la Charte ne crée pas de droits individuels opposables mais offre une série de principe qui doivent avant tout guider l'action législative des institutions européennes et servir de norme de référence lorsqu'elle doit interpréter ou contrôler la légalité de la législation européenne. Ensuite, l'article 1(2) ne peut guider l'interprétation et l'application des droits de " solidarité " qui étaient déjà garantis dans le droit communautaire avant le Traité de Lisbonne et qui ont été développés plus avant dans la législation européenne ou qui peuvent faire l'objet de développements législatifs dans la mesure où l'Union a les compétences pour le faire. Ces droits socio-économiques devraient donc continuer à être mis en œuvre en vertu des conditions et dans les limites définies par le droit de l'Union indépendamment du Protocole britannico- polonais. Et il est de jurisprudence constante que toute disposition du droit de l'Union suffisamment claire, précise et inconditionnelle, est normalement d'effet direct, autrement dit, est donc opposable. De plus, lorsqu'un principe socio-économique constitue un principe général du droit de l'Union, et il faut rappeler que la CJUE a gardé la compétence de définir de nouveaux principes généraux du droit en vertu de l'article 6(3) TUE, le Protocole britannico-polonais perd toute pertinence. En d'autres termes, l'article 1(2) du Protocole ne doit pas être entendu comme donnant au Royaume-Uni et à la Pologne carte blanche pour échapper aux obligations qui leur incombent en vertu des traités et du droit européen en général. Dans le cas où la Charte garantit un droit à la solidarité qu'aucune autre disposition du droit européen ne garantit ou développe comme, par exemple, le droit de grève ou le droit d'accéder à la prévention en matière de santé, il convient de présumer que c'est parce que l'Union ne dispose pas de la compétence de légiférer dans ce domaine particulier. Ainsi, l'article 1(2) ne fournit aucune clarification utile. L'Union, sur la seule base de la Charte, ne peut légiférer dans le but de donner un sens concret à un principe de " solidarité " et le transformer ainsi en un droit individuel opposable.

 

En dernier lieu, selon l'article 2 du Protocole, toute disposition de la Charte se référant aux lois et pratiques nationales ne peut s'appliquer à la Pologne ou au Royaume-Uni " que dans la mesure où les droits et principes qu'elle contient sont reconnus dans le droit ou les pratiques de la Pologne ou du Royaume-Uni ". Cette " clarification " supplémentaire ne fait qu'énoncer l'évidence puisque la Charte indiquait clairement, afin notamment de répondre aux inquiétudes britanniques, que les droits pour lesquels l'Union a peu, voire aucune compétence législative sont uniquement garantis dans les cas et conditions prévus par le droit européen et les législations et pratiques nationales. Cette formulation a été défendue au nom de la nécessité de préserver l'actuelle distribution des pouvoirs entre l'Union et ses Etats membres et de respecter le principe de subsidiarité. En pratique, cela signifie, par exemple, que le droit à une protection contre tout licenciement injustifié, à moins qu'il ne soit développé plus avant par le droit européen, doit être interprété et mis en œuvre à l'aune du droit national.

 

Pour conclure, le Royaume-Uni et la Pologne n'ont pas obtenu le droit de déroger à la Charte. Ils ont obtenu un Protocole qui obscurcit plutôt qu'il n'éclaire la manière dont doit être interprétée et appliquée la Charte. Dans cette mesure, on ne saurait totalement exclure que certaines juridictions nationales puissent avoir quelques difficultés à comprendre la portée exacte du Protocole. Il convient d'espérer que la Cour de justice clarifiera le moment venu l'effet juridique (ou, en l'espèce, son absence) de ce texte " clarificateur ".

 

2.2.3 Relations avec la CEDH

 

Avant d'explorer quelques points problématiques en ce qui concerne l'obligation pour l'Union d'adhérer à la CEDH, l'argument selon lequel la Charte garantit des standards de protection plus faibles que ceux de la CEDH doit être évoqué.

 

Pour l'énoncer de manière concise, cette critique n'est pas pertinente. Non seulement l'article 6(3) TUE réitère le principe traditionnel selon lequel les droits fondamentaux, tels que garantis par la CEDH, " font partie du droit de l'Union en tant que principes généraux ", l'article 52(3) de la Charte stipule que dans la mesure où celle-ci contient des droits qui correspondent aux droits garantis par la CEDH, " leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention ". En plus de ce " standard minimum ", il est spécifié que cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le droit européen accorde une protection plus étendue. Il semble, par conséquent, difficile de soutenir que le changement de statut juridique de la Charte aura un impact préjudiciable sur la relation entre les systèmes de protection des droits fondamentaux de l'Union et du Conseil de l'Europe. La Charte remplit plutôt désormais une position au sein de l'Union équivalente à toute déclaration de droits juridiquement contraignante au niveau national. De plus, il peut être raisonnablement avancé que la Charte constitue un instrument plus progressiste et innovant que la CEDH. Finalement, il n'y a aucune raison pour que la CJUE ne continue pas à tenir compte de la jurisprudence de la CEDH lorsqu'elle développe sa propre jurisprudence sur les droits fondamentaux.

 

En ce qui concerne le caractère "liberticide" de l'article 52(1) de la Charte, qui dispose que les limites à l'exercice des droits énoncés dans la Charte doivent être inter alia prévues par la loi et apportées que lorsqu'elles sont nécessaires et répondent à des objectifs d'intérêt général ou au besoin de protéger les droits d'autrui, il paraît suffisant de souligner que cette disposition ne fait que reproduire des conditions régissant habituellement toute ingérence publique dans l'exercice des droits fondamentaux. Le seul aspect original de la Charte est qu'au lieu de répéter ces conditions, pour des raisons stylistiques, ses rédacteurs ont décidé d'adopter un schéma de " dérogation " générale largement similaire à celui contenu dans la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948. On ne peut toutefois s'appuyer sur cet élément pour affirmer que la CJUE pourrait montrer moins d'inclination à interpréter strictement toute limitation à l'exercice des droits reconnus par la Charte. En tout état de cause, l'article 53 affirme qu'" aucune disposition de la présente Charte ne doit être interprétée comme limitant ou portant atteinte " aux droits fondamentaux " reconnus, dans leur champ d'application respectif, par le droit de l'Union, le droit international et les conventions internationales auxquelles sont parties l'Union, ou tous les États membres et notamment la [CEDH], ainsi que par les constitutions des États membres. "

 

Enfin, le Traité de Lisbonne ouvre également la voie à une possible adhésion de l'Union à la CEDH, ce qui signifie que les mesures de l'Union, y compris les décisions de la CJUE, seront éventuellement soumises au contrôle externe et spécialisé de la Cour de Strasbourg. Il est cependant peu probable que cette réforme s'apparente à une promenade de santé.

 

3.Adhésion de l'Union européenne à la CEDH : vers de délicates négociations

 

D'une obligation juridique suite à l'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, l'adhésion de l'Union à la CEDH est devenue une priorité politique comme le démontre l'annonce plutôt prompte de la Commission, le 17 mars 2010, de sa proposition de directive de négociations en vue de cette adhésion. Les obstacles d'ordre procéduraux et matériels sont cependant nombreux et il paraît donc prudent d'éviter toute précipitation afin de ne pas aboutir à la conclusion d'un accord d'adhésion tronqué.

 

3.1 Raison d'être et procédure

 

D'un point de vue juridique, la nécessité de garantir un développement harmonieux entre la jurisprudence de la CEDH et celle de la CJUE dans le domaine des droits fondamentaux est souvent présentée comme l'argument décisif qui justifierait une pleine adhésion de l'Union à la CEDH plutôt qu'une adhésion fonctionnelle, en vertu de laquelle les institutions européennes se soumettraient aux mécanismes de contrôle de la CEDH sans toutefois devenir partie contractante à la Convention. En effet, cette adhésion de l'Union permettrait enfin à la CEDH de contrôler directement les actes de l'Union en permettant aux personnes physiques ou morales de déposer des recours contre l'Union devant la Cour de Strasbourg sous les mêmes conditions que celles qui s'appliquent aux recours contre les autorités nationales, c'est-à-dire essentiellement avant l'épuisement des voies de recours internes. L'adhésion de l'Union permettrait enfin de pouvoir se défendre directement devant la Cour de Strasbourg et de bénéficier du droit d'y être représentée par un juge européen.

 

Dans l'état actuel des choses, seules les mesures nationales relevant du champ d'application du droit européen sont effectivement soumises à la juridiction de la Cour de Strasbourg, c'est-à-dire, pour être plus précis, les actes des Etats membres dérogeant au droit européen ou mettant en oeuvre le droit derivé de l'Union. Il convient de souligner que la CEDH jugea initialement que sa compétence juridictionnelle ne s'étendait pas à l'examen de la procédure suivie devant la CJUE ou des actes adoptés par des organes de la Communauté puisque cette dernière n'est pas partie à la Convention [15] avant de finalement décider, dans l'affaire Matthews  [16]qu'elle pouvait contrôler, en principe, des mesures nationales qui appliquent ou mettent en œuvre le droit européen. Dans ce dernier cas, la CEDH accepta d'examiner une loi britannique exécutant un traité signé par l'ensemble des Etats membres et statua en défaveur du Royaume-Uni. La jurisprudence de la CEDH a cependant opté depuis pour un contrôle minimum dans la mesure où elle exerce son contrôle sur la base d'une présomption selon laquelle la protection des droits fondamentaux dans le système de l'Union peut normalement être considérée comme " équivalente " à celle de la Convention [17]. Bien que cette présomption de conformité puisse être réfutée au cas-par-cas, lorsqu'il est démontré que la protection des droits énoncés dans la CEDH apparaît manifestement déficiente, la " doctrine Bosphorus " illustre un degré de contrôle relativement faible en comparaison à celui normalement mis en œuvre par la CEDH.

 

Avant d'évoquer le possible impact de l'adhésion de l'Union à la CEDH sur la jurisprudence " Bosphorus ", un certain nombre de points procéduraux doivent être abordés.

 

Le Traité de Lisbonne, tout comme le Protocole n° 14 de la CEDH qui amende le système de contrôle de la Convention, ont déjà ouvert la voie à une possible adhésion de l'Union. Ce dernier texte, adopté en 2004 et entré en vigueur le 1er juin 2010, permet non seulement une réforme particulièrement bienvenue du " système de contrôle " de la CEDH mais contient également un article autorisant explicitement l'adhésion de l'Union à la Convention. [18] La réforme du système de la CEDH et l'adhésion de l'Union s'avèrent, en réalité, fortement liées. En d'autres termes, une profonde réforme structurelle du " système de contrôle " de la CEDH a toujours été une pré-condition essentielle afin d'éviter d'accroître l'imposant arriéré de 120 000 affaires en instance devant la Cour de Strasbourg au 31 décembre 2009. Or, le Protocole n° 14 vise à améliorer l'efficacité du système de contrôle de la CEDH en créant des mécanismes qui devraient permettre à la CEDH de gérer plus efficacement les requêtes qui sont clairement irrecevables ou répétitives. Indépendamment de savoir si les changements apportés par le Protocole n° 14 permettront de répondre adéquatement à l'augmentation continue de la charge de travail de la CEDH, il faut souligner relativement à la future adhésion de l'Union que " des modifications additionnelles à la Convention seront nécessaires afin de rendre une telle adhésion possible d'un point de vue juridique et technique [19] ". La plupart des observateurs s'accordent à dire que ces modifications pourront être introduites soit dans un nouveau protocole révisant la CEDH, soit par le futur accord d'adhésion qui doit être bientôt négocié par l'Union et le Conseil de l'Europe.

 

En ce qui concerne le futur accord portant adhésion de l'Union à la CEDH, puisqu'il ne s'agit pas d'un traité ordinaire, il doit être négocié et conclu par l'Union en conformité avec les conditions posées dans l'article 218 TFUE. Cela signifie que le Conseil devra unanimement adopter la décision portant conclusion de l'accord après avoir obtenu l'approbation du Parlement européen. De plus, l'accord d'adhésion devra être approuvé par l'ensemble des Etats membres, conformément à leurs règles constitutionnelles respectives. On ne saurait donc exclure de nouvelles péripéties similaires à celles connues lors de la ratification du Traité de Lisbonne. Et pour complexifier plus encore la situation, il faut mentionner que l'accord d'adhésion devra être approuvé par les 47 parties contractantes à la CEDH, conformément à leurs règles constitutionnelles respectives, ce qui pourrait pousser certains pays hors Union d'imiter l'obstruction passée de la Russie lors de la ratification du Protocole n° 14. En dernier lieu, la CJUE pourrait être saisie afin qu'elle donne son avis sur la compatibilité avec les traités de l'accord d'adhésion envisagé. Au-delà de ces nombreux obstacles procéduraux, la Commission et le Conseil doivent également régler, dans le cadre du mandat de négociation en cours d'adoption, un certain nombre de points juridiques, techniques et institutionnels.

 

3.2. Principaux aspects problématiques

 

Si l'on en croit certains journaux, la rédaction de ce mandat de négociation est loin de s'avérer chose aisée mais il semblerait toutefois qu'un accord soit susceptible d'être trouvé avant la fin de la Présidence espagnole. La Commission serait alors en mesure de négocier avec le Conseil de l'Europe le contenu du traité portant adhésion de l'Union à la CEDH.

 

Parmi les multiples points qui posent problème, la référence faite par le nouveau Protocole n° 8 du Traité de Lisbonne, annexés aux TUE et TFUE et relatif à l'article 6(2) TUE, à " la nécessité de préserver les caractéristiques spécifiques de l'Union et du droit de l'Union". Ce Protocole renvoie aussi à l'obligation de préserver " les modalités particulières de l'éventuelle participation de l'Union aux instances de contrôle de la Convention européenne " et à la nécessité pour le futur accord d'adhésion d'offrir des " mécanismes nécessaires pour garantir que les recours formés par des États non membres et les recours individuels soient dirigés correctement contre les États membres et/ou l'Union, selon le cas ". De plus, l'accord doit garantir que l'adhésion de l'Union à la CEDH " n'affecte ni les compétences de l'Union ni les attributions de ses institutions ". Cette question de la compétence semble particulièrement problématique en ce qui concerne la possible adhésion de l'Union aux protocoles de la CEDH qui n'ont pas tous été ratifiés par l'ensemble des Etats membres. Une possible piste est celle qui consiste à mandater la Commission afin qu'elle négocie une adhésion aux protocoles de la CEDH qui portent sur les droits contenus dans la Charte. Il serait alors toujours possible, à un stade ultérieur, de décider précisément sur les protocoles auxquels l'Union devrait adhérer. Last but not least, le futur accord d'adhésion doit indiquer que les Etats membres continueront d'être liés par l'article 344 TFUE selon lequel ils " s'engagent à ne pas soumettre un différend relatif à l'interprétation ou à l'application des traités à un mode de règlement autre que ceux prévus par ceux-ci ".

 

Un aspect particulièrement " remarquable " du Protocole n° 8 est qu'il n'explicite pas les caractéristiques spécifiques de l'Union et de son droit. Par conséquent, son champ précis d'application demeure quelque peu mystérieux. D'un point de vue institutionnel, il est possible de soutenir qu'il implique d'abord la nomination d'un juge européen à la fois pour représenter l'Union au sein de la Cour de Strasbourg mais également pour apporter son expertise quant aux " caractères spécifiques " de l'ordre juridique européen. Le mandat du juge de l'Union pourrait soit être conforme à celui des autres juges – dans le système de Strasbourg chaque partie contractante est représentée par un juge – soit plus limité, ce qui pourrait impliquer, par exemple, que son intervention se limite aux affaires impliquant l'Union, même s'il faut convenir que cette dernière option apparaît difficile à mettre en œuvre en pratique. En ce qui concerne la nomination du juge européen, il semble probable que le futur accord prévoit une élection par l'Assemblée Parlementaire du Conseil de l'Europe à partir d'une liste de trois candidats présentée par l'Union. Selon toute vraisemblance, le Parlement européen sera associé à la première phase de sélection qui sera conduite par la Commission européenne et/ou le Conseil. Le Parlement se verra sans doute accorder le droit de nommer un certain nombre de représentants à l'Assemblée Parlementaire du Conseil de l'Europe afin de participer à l'élection des juges à la CEDH. L'Union, via la Commission européenne, est susceptible d'être représentée au Comité des Ministres du Conseil de l'Europe. Dans cette hypothèse, le représentant de l'Union pourrait participer à la supervision et à l'exécution des jugements de la CEDH mais ceci est, une fois de plus, relativement controversé. Ainsi, le représentant de l'Union pourrait voir son droit de vote limité aux affaires concernant le droit européen.

 

S'agissant de la préservation des caractéristiques substantives du droit européen, il semble que le futur accord doive respecter avant tout à ce titre le principe d'autonomie de son ordre juridique. En particulier, l'adhésion de l'Union à la CEDH ne doit pas compromettre l'autonomie interprétative de la CJUE. Cependant, il est bien établi dans la jurisprudence de la CEDH qu'il appartient en premier lieu aux autorités nationales, et notamment aux juridictions nationales, d'interpréter et d'appliquer le droit national. De plus, la CEDH ne statue pas sur la validité du droit national mais contrôle normalement sa compatibilité avec la Convention au cas par cas en fonction des circonstances de chaque cas d'espèce. L'application de ces principes aux institutions et au droit européens devrait donc prévenir tout problème sur ce point.

 

Plus problématique est l'adaptation de la procédure applicable aux recours individuels et interétatiques déposés auprès de la CEDH. Les individus devraient être habilités à poursuivre éventuellement à la fois l'Union et ses Etats Membres. En ce qui concerne le règlement des litiges interétatiques, s'il convient de ne poser aucune restriction quant aux recours déposés contre l'Union par des Etats non membres, le principe de l'autonomie de l'ordre constitutionnel européen exige que ses Etats membres ne puissent utiliser la voie de recours offert par la CEDH [20] à l'encontre de l'Union dès lors que le litige porte uniquement sur l'interprétation ou l'application du droit européen. Toute solution différente serait contraire à l'article 344 TFUE. De surcroît, il est indispensable de ne pas permettre aux Etats membres de contourner la compétence juridictionnelle exclusive de la CJUE. Une autre question essentielle est de savoir si l'Union doit pouvoir intervenir en qualité de co-défenderesse dans toute affaire portée contre un Etat membre devant la CEDH lorsque l'affaire soulève un problème impliquant le droit européen. Cela est souhaitable et suivant la même logique, il convient également d'autoriser les Etats membres à intervenir en tant que co-défenseurs lorsque des recours sont déposés contre l'Union dans une situation similaire. Plus généralement, il est important d'assurer que les recours déposés par des pays hors Union ou des individus puissent être dirigés correctement contre les Etats membres et/ou l'Union dans la mesure où selon la Convention, une partie contractante peut voir sa responsabilité engagée en cas d'actes ou d'omissions commis par ses organes.

 

En ce qui concerne le contrôle de la compatibilité des actes européens avec les droits fondamentaux, il importe particulièrement de veiller à ce que l'accord d'adhésion n'affecte pas l'autorité de la CJUE. C'est pourquoi l'idée a pu être suggérée d'adopter un mécanisme spécifique en vertu duquel une intervention préalable de la CJUE serait rendue obligatoire avant tout jugement de la CEDH. Un tel système, cependant, ne manquerait pas de conduire à des délais additionnels pour les parties et serait susceptible de faire naître le risque d'un conflit ouvert entre les deux juridictions. Comme l'observe avec justesse le Parlement européen dans sa résolution du 19 mai 2010 sur les aspects institutionnels de l'adhésion de l'Union à la CEDH, " il ne serait pas judicieux de formaliser les relations " entre la CJUE et la CEDH " en introduisant une procédure préjudicielle devant celle-ci ou en créant un organisme ou 'panel' qui trancherait lorsque l'un des deux tribunaux envisage d'adopter une interprétation de la CEDH différente de l'interprétation adoptée par l'autre ". Il est possible qu'aucun mécanisme spécifique entre les deux Cours ne soit en fait requis. En conséquence, l'épuisement des voies de recours internes continuera sans nul doute de constituer un élément essentiel dans le système de protection juridictionnelle postérieure à l'adhésion de l'Union. Cela signifie, en pratique et en simplifiant à l'excès, qu'aucune personne physique ou morale ne sera autorisée à déposer une requête devant la Cour de Strasbourg à moins qu'elle n'ait préalablement épuisé le système de recours interne – la procédure de question préjudicielle [21] constituant une partie intégrante de ce système. Il est impératif en particulier, ne serait-ce que pour garantir le respect du principe de subsidiarité inhérent à la Convention et le fonctionnement effectif du système de recours juridictionnels propre à l'Union, que la CJUE puisse examiner la validité des actes européens avant que la CEDH ne les contrôle.

 

Enfin, il convient de rappeler que la Cour de Justice, dans sa jurisprudence relative aux droits fondamentaux, a fait régulièrement référence aux dispositions de la Convention et à la jurisprudence de la CEDH alors même qu'elle n'en avait pas l'obligation. Ce " trait spécifique " de la jurisprudence de la CJUE explique, en partie, pourquoi la CEDH a accepté de reconnaître que l'Union protège les droits fondamentaux d'une manière pouvant être considérée comme équivalente à celle de la Convention et a établi un test de l'" insuffisance manifeste " dans l'affaire Bosphorus. Or, il se pourrait que l'adhésion de l'Union à la CEDH emporte des conséquences sur la jurisprudence Bosphorus. Autrement dit, l'approche plutôt déférente de la CEDH pourrait être abandonnée ou, au contraire, étendue. Les partisans d'un abandon de cette doctrine soutiennent qu'il importe d'éviter toute différence de traitement entre les Etats parties à la Convention et l'Union. A l'inverse, une extension du champ d'application de la jurisprudence Bosphorus signifierait que les règlements européens ou encore, par exemple, les décisions de la Commission, pourraient être soumis, comme les mesures nationales qui appliquent ou mettent en œuvre strictement le droit européen, à un contrôle minimum de la part de la Cour de Strasbourg. Quoiqu'il en soit, il est probable que l'accord d'adhésion s'avèrera décisif pour le futur de la jurisprudence Bosphorus.

 

En définitive, c'est un long, onéreux et difficile processus qui s'annonce relativement à la négociation et l'adoption du traité portant adhésion de l'Union européenne à la CEDH. Il n'est donc pas exclu que le présent enthousiasme politique puisse être rapidement modéré par l'aride complexité juridique que le processus d'adhésion implique.

Traduit de l'anglais par Claudia Louati, revu par les auteurs.

[1] voir Aff. 29/69
[2] voir Opinion 2/94
[3] Préambule de l'Acte Unique européen, 1986
[4] Opinion dans l'Aff. C-540/03, para. 108
[5] JOUE C 83/01, 30 mars 2010
[6] Aff. 11/70
[7] Aff. 4/73
[8] Aff. jointes 46/87 et 227/88.
[9] nouveau Titre V, 3e partie du TFUE relative aux politiques et actions internes de l'UE
[10] Art. 51(1).
[11] Art. 52(4)
[12] Cf. Titre IV, intitulé " Solidarité "
[13] Art. 52(5).
[14] Considérant 8.
[15] 10 juill. 1978, CFDT, n° 8030/77
[16] 18 fév. 1999, n° 24833/94
[17] 13 sept. 2001, Bosphorus, n° 45036/98
[18] voir le nouvel Article 59(2) de la CEDH
[19] Rapport explicatif, Protocole n° 14, § 101
[20] Article 33 CEDH
[21] Article 267 TFUE

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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De toutes les activités économiques et sociales de l’Ukraine, l’agriculture est depuis très longtemps la plus riche, la plus diversifiée et la plus innovante....

La Lettre
Schuman

L'actualité européenne de la semaine

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