Un an après les élections en Iran : l'Union européenne face à la crise iranienne

Stratégie, sécurité et défense

Ladan Boroumand

-

7 juin 2010

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Boroumand Ladan

Ladan Boroumand

Historienne et directeur de recherche à la fondation Abdorrahman Boroumand pour la promotion des droits de l'homme et de la démocratie en Iran.

Un an après les élections en Iran : l'Union européenne face à la crise iranienne

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Introduction

 

Il y a tout juste un an la controverse sur la fraude électorale, lors de l'élection présidentielle iranienne du 12 juin 2009, donnait lieu à une immense manifestation de protestation mobilisant plus de 3 millions d'iraniens qui revendiquaient pacifiquement leurs droits à des élections libres.

 

Ces manifestations de masse ont eu le mérite d'ébranler le mythe tenace de la popularité du régime islamiste d'Iran. La répression violente qui s'en est suivie, les arrestations arbitraires, les tortures, les " procès " de Téhéran et les aveux télévisés des victimes ont mis en évidence la nature totalitaire d'un régime souvent qualifié de " semi démocratique ", au vu des élections qui s'y déroulent. Le monde a donc pu constater l'existence d'une société civile qui exprime ses revendications en termes de droits universels humains et qui tient tête à l'Etat totalitaire.

 

Un an plus tard, il convient de faire le point sur le face à face Etat-société civile qui s'est prolongé par des escarmouches irrégulières jusqu'à la fin de l'année 2009, mais dont on n'entend plus parler dans la presse internationale depuis quelques mois. Certains observateurs suggèrent que la répression violente de l'Etat, les arrestations en masses, la torture, les lourdes peines de prison et surtout l'exécution arbitraire des prisonniers politiques faussement accusés de terrorisme ont eu raison du mouvement des droits civils et signalent la normalisation de la situation politique en Iran. En somme, du point de vue traditionnel des relations internationales, on peut considérer que la République islamique d'Iran vient de surmonter une crise politique intérieure qui n'a pas d'incidence sur la question prioritaire du nucléaire, facteur de déstabilisation internationale, qui, lui, mérite l'attention de la communauté internationale bien plus que la société civile ou les violations systématiques des droits de l'Homme dans ce pays.

 

Cette perspective, qui a été celle de la communauté internationale, y compris des pays démocratiques, et particulièrement celle de l'Union européenne, est trompeuse en ce qu'elle sépare les composantes d'une réalité politique qui est une et indivisible. La question nucléaire et le terrorisme international constituent avec la violation systématique des droits des citoyens iraniens les trois facettes du même problème, à savoir celui de la nature du régime iranien et de ses ambitions idéologico-politiques. Si les multiples dialogues que l'Union a tenté de tenir avec l'Iran depuis deux décennies ont échoué sur tous les plans, excepté celui du commerce,  c'est qu'ils ne sont pas fondés sur les bons postulats.

 

1 – Le régime politique en Iran : de  quoi parle-t-on ?

 

Dans la sphère des relations interétatiques, tout dialogue fructueux nécessite une connaissance approfondie de l'entité politique représentée par les négociateurs. Il s'agit, avant tout, d'évaluer si, dans sa nature, cette entité est compatible avec les démocraties libérales. Autrement dit, il s'agit de savoir si nos interlocuteurs sont des partenaires ou des adversaires. C'est dans le cadre de cette évaluation que le dialogue doit se concevoir. Dialoguer avec des diplomates suisses au sujet de la sécurité de la Confédération helvétique en Europe n'a pas le même sens qu'évoquer avec Staline en 1945 la sécurité de l'Union soviétique, qui requérait l'imposition de l'idéologie et du modèle politique soviétiques à la moitié de l'Europe. Il en va de même pour la République islamique d'Iran. Un régime, qui tenant sa légitimité de Dieu déclare ouvertement dans le préambule de sa Constitution sa vocation internationaliste et son objectif d'imposer le gouvernement islamique au monde, ne répond certainement pas au schéma traditionnel d'un Etat-nation fondé sur le régime représentatif.  Du coup, au lieu de classer cette élection et le vaste mouvement de la société civile sous la rubrique d'affaires intérieures, pour ne point s'y intéresser, il convient d'essayer d'en tirer des leçons quant à la nature du régime, sa logique et les défis auxquels il fait face. Ce qui permettra de pouvoir mieux comprendre les défis que le régime  iranien lance à la communauté internationale et notamment à la communauté des démocraties libérales et leur incapacité à relever ces défis.

 

La crise iranienne a éclaté au grand jour à cause de l'élection présidentielle. Cette élection constitue précisément une source de confusion car elle semble doter la République islamique d'un semblant de représentativité populaire. En réalité, les élections en Iran n'ont ni la même fonction ni le même sens que dans les démocraties libérales, où elles permettent la manifestation de la volonté souveraine du peuple. Dans la Constitution iranienne, la souveraineté émane de Dieu qui désigne le Guide suprême, qui n'est point élu mais reconnu par une oligarchie d'experts. Seul souverain dans le corps politique, le Guide suprême délègue l'autorité politique à une oligarchie qui se renouvelle par cooptation. C'est pourquoi les candidats aux postes électifs sont tous triés sur le volet et désignés, au choix du peuple, par l'oligarchie. Cette prérogative de l'oligarchie est fondée sur le postulat implicite de l'infaillibilité du Guide de la Révolution et de sa désignation par Dieu. C'est lui et ceux choisis par lui qui savent ce qui est bien pour le citoyen.  

 

L'électeur qui vote choisit, certes, mais il choisit un candidat qui n'est pas le sien. Ce faisant, il approuve aussi la légitimité d'un système où les élus de Dieu choisissent ses candidats pour lui. Si bien qu'en votant, il approuve la négation de sa propre souveraineté. D'une modalité d'exercice de la souveraineté du peuple, les élections se transforment en une modalité d'approbation de la souveraineté divine des dirigeants. Ainsi, le régime adopte un mécanisme démocratique, c'est-à-dire les élections, pour le pervertir et en faire un mécanisme anti-démocratique. Il s'agit d'un excellent stratagème, qui a permis pendant 30 ans au régime de faire d'une pierre deux coups : contraindre l'électorat à se faire complice de la violation de sa propre souveraineté et faire croire à la communauté internationale qu'il jouissait d'une légitimité populaire.

 

L'illusion de cette légitimité populaire est si importante pour le régime qu'il est prêt à concéder des moments de liberté dans l'espace public afin de leurrer l'électorat pour l'amener aux  bureaux de vote.  Toutefois, il arrive que l'électorat, déçu par les deux factions, réformiste et conservatrice, boude massivement les urnes. 

 

En 2009, le régime iranien a autorisé une liberté préélectorale sans précédent afin d'éviter un boycott massif. Tant et si bien que les électeurs et les forces vives de la société civile y ont vu une opportunité pour remplir l'espace public, ne serait-ce que pour deux semaines, de leurs revendications démocratiques. Ce faisant, elles ont trouvé dans les deux candidats réformateurs des agents de transmission de ces revendications dans le débat officiel, dont elles sont systématiquement exclues. Cette relation semi-symbiotique entre certains membres de l'oligarchie et les forces démocratiques de la société civile constitue le facteur subversif qui déstabilise le régime islamique.

 

La colère de l'électorat et la résistance des candidats réformistes ont contraint le Guide de la Révolution à intervenir contre le résultat des urnes en approuvant l'élection d'Ahmadi Nejad. En manifestant, l'électorat a changé la donne politique en restituant au vote sa fonction démocratique et en l'opposant à la prérogative divine du Guide. De leur côté, en refusant d'accepter le verdict du Guide suprême, les candidats malheureux ont fait plus que soutenir l'électorat, ils ont par leur rébellion, prouvé la faillibilité des membres de l'oligarchie qui avaient approuvé leur candidature. Car des candidats qui se dressent contre le droit absolu du Guide ne sont évidemment pas de bons candidats.

 

2 – Un an après le scrutin : l'Iran face au défi de la légitimité

 

Si bien qu'à la veille du premier anniversaire de l'élection présidentielle, la République Islamique fait face à un double défi quant à sa légitimité.

 

Le premier, lancé de l'intérieur même, mine les fondements idéologiques du régime et aboutit à la défection des membres de l'oligarchie. Car Mehdi Karoubi et Mir Hossein Moussavi – les deux candidats malheureux à l'élection présidentielle, qui ont occupé les plus hautes fonctions politiques dans le régime [1] – n'ont toujours pas accepté la défaite et continuent de tenir tête au Guide de la Révolution. Ce qui signifie qu'ils l'accusent par leurs faits et gestes de mentir et de justifier la fraude électorale. Même si tous les deux clament vouloir agir dans le cadre légal de la Constitution de la République islamique d'Iran, en défiant le Guide de la Révolution ils s'engagent dans une fronde contre le pouvoir absolu du Guide Suprême, consacré par cette même Constitution. En révélant et condamnant publiquement la torture, les confessions que celle-ci a permis d'obtenir et les parodies de procès, les deux candidats, et une partie considérable des cadres de la république islamique, ont créé une crise de légitimité, une crise politique et une crise constitutionnelle que le régime n'est pas parvenu à surmonter malgré son recours systématique à la violence. Les deux hommes ne sont pas arrêtés et ils ont même fait une demande officielle d'autorisation de manifester pour marquer l'anniversaire de l'élection présidentielle de juin 2009.

 

A ce défi interne vient s'ajouter le défi de la société civile, qui a surgi avec force sur la scène politique avec un discours résolument démocratique et des références explicites aux droits universels de l'Homme. En se voyant manifester en masse, les citoyens iraniens ont pris conscience de leur nombre et de leur force potentielle. Ce constat et l'élan de solidarité qui s'en est suivi dans la société civile lancent un autre défi au régime. Certes la répression féroce et les obstacles que le régime impose à l'effort d'organisation et de solidarité constituent des difficultés non négligeables pour l'avenir du mouvement démocratique en Iran. Mais il ne faut pas oublier que l'émergence du mouvement iranien des droits civils est le produit d'un long processus de confrontation entre la société et l'Etat totalitaire, vieux de plus de deux décennies. Et que la violence qui s'exerce actuellement, si elle paraît avoir ralenti l'élan du mouvement, n'est qu'un épisode qui contribuera, comme d'autres épisodes plus redoutables de répression, à radicaliser et à renforcer les forces démocratiques en Iran.

3 – L'Union européenne doit tirer les leçons de la crise iranienne

 

Un an après les grandes manifestations de protestation, le régime iranien est confronté à des défis insurmontables, la société civile doit compter ses morts et trouver les moyens de survivre à la violence d'Etat, les démocraties occidentales, et en particulier l'Union européenne qui est la première partenaire commerciale de l'Iran, doivent tirer les leçons de la crise iranienne.

 

Les experts, diplomates et décideurs des démocraties occidentales doivent s'interroger sur l'effet de surprise de cette crise. Car le mécontentement de  millions de citoyens iraniens, bravant le danger de mort et manifestant dans les rues, ne résulte pas d'un coup de baguette magique, mais d'un long processus de démocratisation culturelle au sein des forces vives de la nation iranienne, un processus qui semble avoir échappé à la diplomatie occidentale, d'où l'effet de surprise.

 

Ce désintérêt pour le conflit entre l'Etat et la société civile constitue le talon d'Achille de la diplomatie occidentale vis-à-vis de l'Iran. Car si les décideurs occidentaux suivaient avec attention les procès de Téhéran et les accusations portées contre les dissidents, ils sauraient que ce qui est reproché aux dissidents, c'est leur adhésion aux droits de l'Homme et aux valeurs démocratiques, autrement dit, aux principes mêmes qui constituent le liant politique de l'Union européenne. Ils comprendraient alors que la torture dans la prison d'Evine et l'effort d'enrichissement de l'uranium constituent les deux modalités d'une seule et même guerre, celle, intelligente et sournoise, menée par un Etat totalitaire contre les valeurs démocratiques universelles : " notre guerre est une guerre des principes et elle ne connaît ni géographie, ni frontière " (Khomeini, 1er juillet 1988). Ils sauraient qu'en négligeant la société civile iranienne et le mouvement démocratique dans ce pays, ils se font les alliés de leurs ennemis.

 

Enfin, ils prendraient le temps de réfléchir aux conséquences des politiques de leurs Etats membres, celle de la France, par exemple, qui vient de libérer l'assassin de Chapour Bakhtiar (18 mai 2010), l'ancien Premier ministre iranien et dissident démocrate, assassiné à Paris en août 1991 par les agents de la République islamique. Et pour mener cette réflexion ils liraient la lettre d'un prisonnier politique iranien, écrite dans la prison de Gohardasht, en hommage à son compagnon d'infortune, Farzad Kamangar, un autre militant des droits de l'Homme, exécuté le 9 mai 2010 : " Mon cher Farzad, tu es parti mais ceux qui sont restés puisent force et courage dans  les valeurs que tu incarnais... la jeune femme française a été libérée, je sais que tu aurais été heureux pour elle, mais l'assassin de Bakhtiar aussi a été libéré alors que le régime n'a pas permis à ta mère de prendre ton corps sans vie pour une dernière fois dans ses bras. " (Saleh Kohandel, mai 2010)

 

Il n'est guère besoin d'exégèse pour saisir le message que recèle cette lettre écrite par un prisonnier politique à son camarade exécuté quelques jours avant la mise en liberté de l'assassin de Chapour Bakhtiar et la libération d'une jeune Française accusée d'espionnage pour avoir fait le récit des manifestations dont elle avait été témoin en juin 2009. D'un côté, les condamnations officielles des exécutions des dissidents par les autorités de l'Union européenne, de l'autre, la mise en liberté d'un assassin condamné à perpétuité pour l'exécution extrajudiciaire d'un autre dissident par un des Etats membres de l'Union. Une mise en liberté obtenue suite à une prise d'otage qui ne dit pas son nom, puisque la jeune femme en réalité était un otage. Les mises en liberté conditionnelle ont pour but de donner une chance aux criminels repentis et faciliter leur réinsertion dans la société. Pervertir ces lois pour libérer l'agent d'un Etat terroriste qui n'a exprimé aucun regret pour un meurtre abject et qui est reçu en héros par les autorités de son pays, c'est récompenser le terrorisme en cédant au chantage, c'est aussi discréditer par les actes, les condamnations officielles des violations des droits de l'Homme. C'est la raison pour laquelle le prisonnier qui fait l'éloge de son camarade mort pour avoir défendu les droits de l'Homme fait allusion à la mise en liberté du terroriste par la France. Les régimes totalitaires se nourrissent des incohérences et des contradictions de leurs adversaires. Le ministre iranien des Affaires étrangères a bien raison, au vu des déclarations de principe qui ne sont suivies d'aucun effet, surtout pour l'Union européenne qui est le premier partenaire commercial de l'Iran, d'affirmer que l'Union européenne n'a pas de politique étrangère.

 

Conclusion

 

Pour un dialogue politique plus fructueux avec l'Iran, l'Union européenne se doit de mettre un terme au hiatus entre le discours et les actes qui minent sa crédibilité. Elle doit tenir compte du fait que la négation active des droits universels de l'Homme est au centre des tensions qui l'oppose à la République Islamique d'Iran et qu'en négligeant ses propres principes elle mène une politique contre elle-même.


[1] Le premier a été président du Parlement islamique et le second Premier ministre pendant 8 ans.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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