La « directive services » : Vers la recherche d'un consensus

Marché intérieur et concurrence

Marie-Dominique Garabiol-Furet

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30 janvier 2006

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Garabiol-Furet Marie-Dominique

Marie-Dominique Garabiol-Furet

Haut-fonctionnaire, Docteur en droit public.

L'Union européenne a connu l'année dernière un débat extrêmement vif sur la proposition de directive relative aux services. Le nom de l'ancien commissaire européen, Fritz Bolkestein, a servi d'épouvantail dans une campagne référendaire où l'orientation supposée libérale de la Commission a été régulièrement stigmatisée. Il est vrai que la "directive services" a pour objectif de compléter le dispositif favorisant la libre circulation des personnes, des capitaux et des marchandises.

Le secteur des services semble, en effet, décisif pour l'économie de l'Union européenne. La Commission a rappelé dans sa présentation de la proposition de directive que les activités de services occupent plus de 70% de la population active de l'Union, représentent 56 % de son PIB, mais elle a aussi souligné qu'ils ne concernent que 20% des échanges intracommunautaires et en a conclu que le marché intérieur n'était toujours pas achevé, notamment parce que les services, élément majeur de l'activité économique, en étaient encore exclus [1].

La Commission a aussi indiqué dans sa communication que, selon une étude réalisée par la présidence néerlandaise, la mise en application de la proposition de directive sur les services pourrait accroître les échanges de services commerciaux dans une proportion pouvant aller jusqu'à 30%. Cette étude estimait également qu'il pourrait en résulter une augmentation de plus d'un tiers des investissements directs dans le secteur des services de l'Union européenne. Cependant, ces estimations ambitieuses sont loin d'être partagées par l'ensemble des économistes et des responsables politiques.

Au-delà des polémiques nationales, le Parlement européen a continué l'examen du projet de directive sous l'impulsion de Mme Evelyne Gebhardt, députée européenne sociale-démocrate, élue en Allemagne, et rapporteur du projet. La commission du marché intérieur du Parlement européen a adopté le 24 novembre dernier le plus grand nombre des amendements proposés mais s'est divisée sur deux points fondamentaux : le maintien ou la suppression du principe du pays d'origine et le périmètre du champ d'application de la directive [2].

Après le vote de la plénière, il reviendra au Conseil des ministres de l'Union européenne, co-législateur avec le Parlement européen, sous la présidence finlandaise, de se prononcer sur la directive et sur les modifications apportées par les députés. Le texte reviendra ensuite au Parlement en deuxième lecture. Il est probable que les divisions apparues au Parlement devraient aussi se manifester au sein du Conseil. Alors que la plupart des nouveaux Etats membres, le Royaume-Uni et l'Irlande se sont montrés favorables à la proposition de la Commission dans sa globalité, la France et les Etats de l'Europe du Nord dont les normes sociales sont de nature conventionnelle se sont montrés nettement plus réservés exigeant pour le moins une restriction du champ d'application et des garanties sur l'application du principe du pays d'origine pour préserver leurs entreprises de toute concurrence déloyale.

Ce processus indique la force du dynamisme démocratique qui s'est emparée des instances représentatives de l'Union européenne. Les directives communautaires ne sont plus simplement affaires de spécialistes sélectionnés pour leurs compétences techniques. Cette directive est effectivement essentiellement politique car la polémique qu'elle a suscitée autour du principe du pays d'origine met en jeu la ligne politique qui sous-tend la politique communautaire depuis un quart de siècle. Dans une Union européenne élargie, le principe du pays d'origine peut-il encore permettre de construire une Europe fondée sur le modèle d'une économie sociale de marché ? Telle est la question que les parlementaires et les chefs d'Etat et de gouvernement auront à trancher.

Le président de la Commission européenne, M. José Manuel Durão Barroso, intervenant au cours d'une conférence à Lisbonne [3] en mars dernier, a précisé les conditions d'un compromis en déclarant que la Commission n'entend pas abandonner le principe du pays d'origine car "si nous devons avoir un marché unique des services, il devra être basé essentiellement sur le principe du pays d'origine, avec des garanties appropriées". Pour le président de l'exécutif européen, il paraît nécessaire d'apporter une attention particulière aux "services publics" dont certains pourraient être exclus du champ de la directive et à la façon de se protéger du danger du "dumping social" [4]. Il a considéré, par ailleurs, qu'il était difficile de proposer d'adopter la directive "telle qu'elle a été proposée par la précédente Commission". [5]

L'enjeu est donc de taille : si la directive services n'était pas adoptée après l'échec référendaire sur la constitution européenne, cela signifierait que l'Europe communautaire ne croit plus en son destin, à la cohérence de son projet, après l'élargissement.

I- La directive relative aux services dont le champ d'application est restreint et les effets attendus sur l'emploi minimes, consacre, en revanche, la logique communautaire et possède, en ce sens, un caractère essentiellement politique.

A entendre certains commentaires, la directive tel le serpent qui avait conduit à la déchéance d'Adam et Eve amènerait ruines et désolation en France et en Europe. Or, le champ d'application de la directive et la logique économique amènent à relativiser fortement cette approche.

La proposition de directive publiée en janvier 2004 présentait trois grandes orientations :

supprimer les obstacles à la liberté d'établissement, ce qui implique des mesures de simplification administrative, telles que la création d'un guichet unique, de procédures électroniques et d'un régime d'autorisation applicable aux activités de service, l'interdiction d'exigences juridiques trop restrictives, l'obligation d'évaluer la compatibilité des mesures juridiques existantes avec les obligations de la directive.

supprimer les obstacles à la libre circulation des services, ce qui signifie le recours au principe du pays d'origine, le droit des destinataires d'utiliser les services sans restriction, le mécanisme d'assistance au destinataire qui utilise un service fourni par un prestataire établi dans un autre Etat membre et, en cas de détachement des travailleurs pour prester un service, la répartition des tâches entre Etat membre d'origine et Etat membre de destination.

établir le cadre d'une confiance mutuelle entre Etats membres par l'harmonisation des législations pour assurer une protection équivalente, par l'assistance mutuelle renforcée entre les autorités nationales, par des mesures d'encouragement sur la qualité des services, c'est-à-dire par des procédures de certification, par la promotion de codes de conduite.

Toutefois, le champ d'application de la "directive services" est étroitement encadré. Certes, apparemment, la proposition de directive couvre un éventail très large d'activités au vu de l'articulation de l'article 2 définissant le champ d'application de la directive : "les services fournis par les prestataires établis dans un Etat membre" et de l'article 4 définissant ce qu'est un "service" : "toute activité économique non salariée visée à l'article 50 du traité consistant à fournir une prestation qui fait l'objet d'une contrepartie économique".

Mais, en réalité, sont exclus les services les plus emblématiques pour les citoyens soit parce que des directives spécifiques les concernaient, soit parce que les Etats membres tenaient à conserver leurs prérogatives en la matière.

Dans la première catégorie se trouvent :

les services financiers, en raison d'un plan d'action globale [6] ;

les services et réseaux de communications électroniques pour ce qui concerne les questions régies par les directives du "paquet télécom" [7] adopté en 2002 ;

les services de transport dans la mesure où ils sont régis par d'autres instruments communautaires [8] ;

et dans la seconde :

la fiscalité [9] à l'exception des mesures fiscales qui ne relèvent pas d'un instrument communautaire ;

les activités qui constituent une participation directe et spécifique à l'exercice de l'autorité publique [10].

Tels qu'ils sont définis par la CJCE, les services fournis par l'État dans le cadre de sa mission de service public (éducation, justice...) sont exclus du champ de la proposition de directive. En revanche, les services d'intérêt économique général (SIEG) sont concernés. Les SIEG sont des services dont la fourniture à l'ensemble des citoyens relève d'une nécessité sociale indépendamment de leur rentabilité. Les SIEG sont soumis à la concurrence dans la limite où l'application de ces règles ne fait pas échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur est imparti. Les domaines sanitaire et social relèvent en partie des SIEG. En effet, la Cour de Justice a une conception large des services économiques, et y inclut notamment l'organisation contre rémunération de cours de formation supérieure, l'activité des résidences pour personnes âgées, la fourniture de services de transport d'urgence et de services de transport de malades.

Il semble cependant acquis que lors du débat au Parlement européen, le périmètre de la directive se trouve restreint et que soient exclus du champ de la directive, notamment les jeux de hasard et d'argent – alors que la proposition de la Commission prévoyait un calendrier différé pour cette activité – les officiers publics et ministériels en raison de la spécificité des professions de notaire et de conseiller juridique et enfin, les soins de santé et les services médico-sociaux. En revanche, les services d'intérêt économique général dont les opérateurs peuvent être des agents privés ou publics, comme l'électricité ou le service postal, seront inclus dans le champ de la directive.

Cependant, même pour les services qui entrent dans le champ de la directive, il est peu probable que la directive puisse avoir, à court terme, un quelconque effet sur l'emploi. En effet, les services sont fort peu soumis à "l'élasticité-prix". La qualité du service et la réputation du pourvoyeur de services apparaissent comme des critères déterminant dans le choix des consommateurs.

Or, la "directive services" n'a jamais prétendu imposer sa primauté sur les directives sectorielles ou thématiques. Par conséquent, les directives sur le détachement des travailleurs [11] et surtout sur les qualifications professionnelles [12] s'imposent aux prestataires de services.

Même si, comme le souligne la Commission, "dans leur ensemble, les services génèrent quasiment 70% du PNB et des emplois et offrent un potentiel de croissance et de création d'emplois considérable", il est peu probable que la "directive services" qui concerne par nature une relation de personne à personne ait un quelconque effet sur le choix des consommateurs, sauf dans les régions frontalières ou dans le cas d'un temps d'attente jugé trop élevé au regard de l'objet du service. Le plombier polonais appartient davantage au registre de la concurrence hypothétique que de la concurrence réelle.

La portée de la "directive services" paraît donc limitée tant dans son champ d'application que dans ses effets sur l'emploi, même si techniquement elle permet de se dispenser de quinze directives sectorielles. Elle consacre en revanche la logique communautaire et, en ce sens, elle est fondamentalement politique.

II- Le principe du pays d'origine est un principe reconnu de longue date en droit communautaire et qui sert de levier à l'intégration communautaire

La proposition de directive repose sur l'application aux services du "principe du pays d'origine" qui représente un vecteur puissant d'intégration, en ce sens qu'elle force les Etats à lever les barrières douanières invisibles que représentent les réglementations nationales.

Le principe du pays d'origine a été consacré par l'arrêt "Cassis de Dijon" de la CJCE en 1979 [13] pour la libre circulation des marchandises. Cet arrêt mettait fin au protectionnisme déguisé des Etats membres en décidant que, si un produit pouvait être vendu dans un Etat membre, il pouvait aussi l'être dans les autres pays de l'Union.. La CJCE avait ainsi obligé les Allemands à accepter la liqueur de Dijon sur leur territoire national, même si elle ne correspondait à aucune spécification de l'administration allemande.

Ce principe apparaît également en droit dérivé dans certains textes relatifs au marché intérieur, dans des domaines spécifiques, notamment la directive sur la télévision sans frontière (89/552/CEE) ou la directive sur le commerce électronique (2000/31/CE), activités qui se prêtent naturellement à l'application de la loi du pays d'installation du prestataire de services.

Le principe du pays d'origine est cependant destiné, en l'absence d'harmonisation, à s'appliquer à l'ensemble des activités commerciales au sein du marché intérieur. En effet, il établit un cadre juridique général pour supprimer les obstacles à la mise en œuvre du principe de libre circulation énoncé à l'article 3 du traité CE [14], dans la perspective d'assurer une croissance plus forte dans l'ensemble de l'Union.

Afin d'assurer la réalisation de cet objectif, la Commission a présenté, dans le même esprit que la "directive services", le 1er décembre 2005, une proposition de directive destinée à créer un "espace unique de paiement dans l'Union" [15] afin de rendre les paiements transfrontaliers faciles, peu coûteux et aussi sûrs que les paiements nationaux tout en garantissant aux utilisateurs le même niveau de protection et de sécurité juridique, indépendamment de l'origine de l'instrument de paiement utilisé.

Quant à la directive relative au détachement des travailleurs dans le cadre d'une prestation de services [16], elle se fonde elle aussi sur le principe du pays d'origine. Cette directive vise à supprimer les obstacles et incertitudes susceptibles d'entraver la mise en oeuvre de la libre prestation de services, en augmentant la sécurité juridique et en permettant l'identification des conditions de travail applicables aux travailleurs qui exécutent, à titre temporaire, un travail dans un État membre autre que l'État dont la loi régit la relation de travail. Lorsque le travailleur est détaché à titre temporaire dans un autre pays, la stabilité des termes de la relation de travail s'oppose à ce que la loi applicable au contrat soit modifiée lorsque le travailleur est envoyé à l'étranger pour une durée déterminée ou pour les besoins d'un travail spécifique. C'est donc la loi du lieu de travail habituel du travailleur qui régit, en principe, les relations de travail.

La finalité du principe du pays d'origine est d'assurer la libre circulation des marchandises, des hommes et des capitaux. Mais ce principe n'est pas autonome en lui-même. Il repose sur le principe de confiance mutuelle entre Etats membres de l'UE. Lors d'un déplacement de nature économique à l'intérieur de l'Union, il n'y a pas lieu pour l'Etat d'accueil de mettre en œuvre sa propre réglementation dès lors qu'il existe une réglementation semblable dans le pays d'origine car elle constituerait alors un obstacle invisible aux échanges.

Le juge communautaire est extrêmement rigoureux dans l'application du principe de confiance mutuelle et sanctionne les démarches administratives imposées par l'Etat de destination qu'il estime disproportionnées au regard de son objet.

Le cas des importations de médicaments représente un exemple révélateur de la force de ce principe.

Dans l'affaire C-212/03, Commission européenne contre République française, qui avait pour objet d'examiner la conformité au droit communautaire de dispositions visant notamment à contrôler les médicaments qu'un individu aurait voulu importer d'un Etat membre, alors que ces médicaments auraient reçu une autorisation de mise sur le marché (AMM) uniquement dans l'Etat membre où ils auraient été achetés et ne posséderaient donc pas d'AMM en France, l'avocat général, L.A. Geelhoed, dans ses conclusions du 21 octobre 2004, précisait, en son point 39 : "Nous accordons beaucoup d'importance au principe de la reconnaissance mutuelle – ou, autrement formulé : à la confiance réciproque – qui constitue un fondement de la législation communautaire relative aux médicaments. Si un médicament est autorisé dans un État membre après avoir été analysé, les autres États membres ne peuvent, tout simplement, pas fixer davantage de restrictions à l'importation à partir de cet État membre". La France a été condamnée par un arrêt de la CJCE rendu le 26 mai 2005.

La construction européenne repose soit sur la procédure d'harmonisation communautaire, soit sur le principe de confiance réciproque qui se décline à travers la reconnaissance mutuelle et le principe du pays d'origine.

La vindicte à l'égard de la "directive services" indique assurément un manque de confiance dans les partenaires de la France au sein de l'Union et notamment des nouveaux membres. La figure du plombier polonais n'a pas été retenue de façon anecdotique comme emblème par les partisans du non au referendum. Remettre en cause le principe du pays d'origine, c'est dire non au processus d'élargissement et in fine non à une Europe intégrée.

III- Le renforcement des procédures de contrôle et l'instauration de normes législatives en droit du travail dans les pays de tradition conventionnelle suffisent à parer aux risques de "dumping social".

Le principe du pays d'origine s'applique uniquement dans le cadre de la fourniture transfrontalière de services. Si le prestataire de services venait à établir une structure fixe sur le territoire de l'Etat de résidence de son client, il devrait dès lors obéir aux exigences administratives et juridiques de celui-ci. Si sa présence est ponctuelle, il n'est lié qu'aux réglementations de son pays d'origine. Dès lors, au regard des risques d'un usage abusif de ce principe, le principe du pays d'origine a été stigmatisé comme le cheval de Troie du "dumping social". Dans un marché ouvert mais non intégré, les entreprises profiteraient des différences entre les taux d'imposition, les charges sociales et les dispositions réglementaires protégeant les travailleurs pour instaurer une concurrence déloyale, particulièrement nuisible aux Etats qui auraient adopté un compromis social élevé [17]. La seule manière de résister à une Europe du "moins-disant" serait de remettre en place des protections, au moins à titre transitoire, le temps pour les nouveaux Etats membres d'avoir acquis une croissance suffisante pour que les écarts de rémunération entre travailleurs n'entraînent pas des stratégies de contournement de législation sociale. En filigrane, pointe la condamnation d'un élargissement que beaucoup jugèrent prématuré.

Cependant, une telle approche dont le postulat repose sur l'idée que l'Europe à 25 a mis fin au dynamisme de l'édification communautaire méconnaît à la fois les protections accordées aux travailleurs par les textes communautaires et par la jurisprudence de la CJCE.

Certes, la libre prestation des services, principe fondamental du traité CE [18], ayant pour but de rendre possible au prestataire l'exercice de son activité dans l'Etat destinataire de la prestation, il est exclu que la législation sociale de l'État membre où s'exécute la prestation s'applique intégralement. Cela reviendrait à priver de tout effet utile la liberté de prestation de services. Toutefois, la libre prestation de services peut être limitée par des réglementations justifiées par l'intérêt général et incombant à toute personne ou entreprise exerçant sur le territoire de l'État où la prestation a lieu, dans la mesure où cet intérêt n'est pas sauvegardé par les règles auxquelles le prestataire est soumis dans l'État membre où il est établi. Cet équilibre est le cœur même de la jurisprudence du juge communautaire [19] qui interdit les pratiques discriminant les prestataires établis dans un autre État membre en raison de leur nationalité, mais également les restrictions de nature à prohiber ou à gêner davantage les activités du prestataire établi dans un autre État membre, où il fournit légalement des services analogues.

La CJCE admet dans les justifications d'intérêt général la possibilité de soumettre les travailleurs détachés à la législation sociale de l'Etat d'accueil. Ainsi dans l'arrêt topique Seco et Desquenne & Giral du 3 février 1982, la CJCE en se fondant sur les articles 49 et 50 du traité CE et sur la Convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles a affirmé que "le droit communautaire ne s'oppose pas à ce que les États membres étendent leur législation ou les conventions collectives de travail conclues par les partenaires sociaux, relatives aux salaires minimaux, à toute personne effectuant un travail salarié, même de caractère temporaire, sur leur territoire, quel que soit le pays d'établissement de l'employeur". Cette affirmation de principe a été progressivement étendue à l'ensemble du droit social, ainsi que le souligne Jean-Philippe Lhernould dans sa magistrale étude sur la loi du 2 août 2005 et le détachement transnational des travailleurs [20].

La CJCE a, de plus, admis, de façon explicite, dans les affaire Arblade et Leloup en 1999 [21], d'une part que les Etats membres pouvaient invoquer les lois de police en conformité avec la Convention de Rome et le traité CE et d'autre part a considéré que la protection des travailleurs entrait dans la catégorie des lois de police.

L'ensemble de cette jurisprudence a inspiré la directive n° 96/71/CE sur le détachement des travailleurs qui dans son article 3 présente un "noyau dur" de normes sociales qui s'impose aux prestataires de service : le salaire minimum, le temps de travail, la durée des congés, la sécurité, les standards d'hygiène et de sécurité, etc. Le principe du pays d'origine ne saurait permettre d'obtenir un avantage comparatif aux dépens de la sécurité des travailleurs ou de leur dignité. Cette exigence a été rappelée par la Confédération européenne des syndicats dans son Mémorandum syndical adressé à la Présidence autrichienne de l'Union européenne du 11 janvier 2006.

Dans l'arrêt Wolff & Müller du 12 octobre 2004, la CJCE a confirmé sa jurisprudence antérieure en faisant dans cette affaire application des articles 3 § 1 et 3 § 5 de la directive 96/71/CE. Le droit allemand prévoit que l'entreprise qui a commandé des travaux à une entreprise étrangère est solidairement débitrice, à l'égard des salariés envoyés en mission sur le territoire allemand, du paiement des salaires. Cette responsabilité en tant que caution, qui garantit aux travailleurs un niveau de rémunération supérieur à ce qu'ils percevraient dans leur État d'origine, vise à rendre plus difficile le recours à des sous-traitants étrangers employant des salariés à bas salaire et protège ainsi les PME allemandes. La CJCE a réaffirmé à cette occasion qu'il n'y a "pas nécessairement contradiction entre l'objectif de préserver la concurrence loyale, d'une part, et celui d'assurer la protection des travailleurs, d'autre part". En l'occurrence, le droit communautaire ne s'oppose donc pas à la réglementation allemande litigieuse "lorsque ces règles n'ont pas pour objectif prioritaire la protection de la rémunération du travailleur ou que cette protection n'est qu'un objectif secondaire de celles-ci". Pour la Cour, le mécanisme protectionniste imaginé par le législateur allemand avait conduit à ajouter un second débiteur au premier et assurait ainsi aux travailleurs détachés une protection sociale additionnelle.

En ce sens, elle a considéré que si la prestation de services se déroulait dans des délais d'une grande brièveté, l'Etat membre dans lequel s'effectuait la prestation ne pouvait imposer ses normes sociales minimales, y compris le salaire minimum [22]. L'article 3 de la directive sur le détachement des travailleurs a, pour sa part, prévu une série de dérogations aux dispositions minimales liées à la durée du travail, aux périodes de congés payés, voire au salaire minimum en raison de la faible durée de la prestation ou de son ampleur particulièrement limitée. Le régime social d'un travailleur détaché dans le cadre d'une prestation inférieure à huit jours ou à un mois relève pour une part significative du droit du pays d'établissement du prestataire de services.

Il existe donc assurément un risque de concurrence déloyale dans les zones transfrontalières. Toutefois, une entreprise qui chercherait à contourner sa propre législation sociale en déplaçant son lieu d'établissement au-delà d'une frontière ne saurait bénéficier longtemps de cette stratégie dans la mesure où le régime qui s'imposerait à elle est celui du pays dans lequel elle effectue habituellement des activités significatives..

Encore faut-il que les contrôles soient suffisamment nombreux pour dissuader ce genre de comportement.

Cependant, selon la CJCE, "les États membres doivent se témoigner une confiance mutuelle en ce qui concerne les contrôles effectués sur leurs territoires respectifs. Un État membre ne saurait s'autoriser à prendre unilatéralement des mesures correctives ou des mesures de défense destinées à obvier à une méconnaissance éventuelle, par un autre État membre, des règles du droit communautaire" [23]. C'est pour cette raison que Mme Gebhardt et le parti socialiste européen défendaient l'idée d'une distinction entre l'accès à une activité et les conditions d'exercice de la dite activité : la reconnaissance mutuelle s'appliquerait dans le premier cas et le droit du travail du pays de destination dans le second.

Il est, cependant, désormais acquis que, si pour les règles régissant les conditions d'établissement, il revenait aux instances du pays d'origine de mettre en œuvre les contrôles, en matière de prestation de services, l'administration du pays d'accueil pourrait diligenter tous les contrôles qu'elle souhaite. Afin de ne pas pénaliser les entreprises par la multiplication de contrôles, un système de coopération électronique sera mis en place ainsi que des guichets uniques et des points de contact. Le législateur européen a donc tenu compte de la jurisprudence de la CJCE et des intérêts des Etats membres pour proposer un mécanisme original de contrôle qui s'inspire manifestement du système de coopération mis en place par le traité Schengen. Les modalités du contrôle des activités devraient faire l'objet d'un consensus relatif au sein du Conseil des ministres de l'Union.

Au sein du Conseil des ministres, le coeur du débat pourrait alors porter sur l'appréciation de la jurisprudence de la CJCE sur le principe du pays d'origine au regard du respect des dispositions de nature sociale. Cette jurisprudence qui empêche le pays d'accueil d'imposer des restrictions à la libre prestation d'un service, sauf pour des raisons d'ordre public, de sécurité, de santé, ainsi que "pour des raisons impérieuses d'intérêt général" peut paraître satisfaisante. Il n'empêche qu'elle laisse une grande latitude au juge. L'avantage est d'offrir au justiciable du "sur-mesure", l'inconvénient réside dans la rare complexité de la jurisprudence.

Ainsi que le souligne J-P Lhernould [24], "Le noyau dur proposé par le juge communautaire est passablement déformé et instable. Potentiellement plus développé que celui de la directive 96/71, et donc plus protecteur des travailleurs détachés, le noyau dur peut aussi être rétréci sous les coups de la libre prestation des services. On peut en tout cas s'interroger sur les pouvoirs que s'attribue la CJCE sur des questions aussi fondamentales pour la construction sociale européenne".

Le facteur de complexité provient de la quasi-absence dans les textes communautaires de bornage temporel du principe du pays d'origine. La prestation de services est clairement définie mais la durée limite pendant laquelle le principe du pays d'origine s'applique est laissée à l'appréciation du juge. Une clarification serait sans doute bienvenue pour satisfaire les exigences de sécurité juridique des différents acteurs économiques. Elle marquerait le retour du politique dans un contexte de sensibilité exacerbée où le débat sur la "directive Bolkestein" a manifesté une crise de confiance sans précédent envers les nouveaux Etats membres.

Cette clarification doit s'accompagner d'un renforcement des législations sociales des Etats membres. Ainsi que l'a souligné, Mme E. Gebhardt dans un entretien au magazine Liaisons sociales [25], le principe du pays d'origine est inacceptable pour les pays qui ne possèdent pas un droit du travail fort. "En Suède, par exemple, rappelle-t-elle, lorsqu'un appel d'offres est gagné par une entreprise, celle-ci doit signer avec les syndicats un accord sur les rémunérations, sur les droits sociaux...ce n'est pas inscrit dans la loi. De même, en Allemagne, il n'y a pas de salaire minimum légal. Dans ces pays, le droit du travail ne protège pas [les travailleurs] contre le principe du pays d'origine". Elle conclut au rejet du principe du pays d'origine en l'absence d'harmonisation communautaire relative aux normes sociales, alors même qu'un renforcement législatif du droit du travail dans les pays européens de culture conventionnelle suffirait à parer le risque d'un affaiblissement du droit social.

IV- La feuille de route proposée par le comité économique et social européen intègre la "directive services" dans une démarche dynamique qui replace le principe du pays d'origine comme un préalable et non un substitut à l'harmonisation du droit communautaire.

Le 10 février 2005, après s'être félicité de l'objectif poursuivi par la proposition de directive relative aux services dans le marché intérieur, le Comité économique et social européen a rendu un avis [26] qui mérite une attention particulière car il suggère une feuille de route satisfaisante afin d'intégrer la "directive services" dans une démarche dynamique en faveur de la construction européenne. Certaines de ces propositions ont déjà été adoptées. "La présidence finlandaise serait inspirée en reprenant à son compte l'ensemble de la démarche proposée".

L'avis du Comité s'articule autour des points suivants :

L'harmonisation des dispositions relatives à certains services au cours d'une période transitoire en deux étapes. La première consiste à vérifier le principe du pays d'origine dans les différents secteurs, la seconde à envisager l'harmonisation et le principe du pays d'origine sur un pied d'égalité.

La permanence de la dimension sociale : la proposition de directive ne peut donner lieu à un relâchement des normes actuelles en matière sociale, salariale et dans le domaine de la sécurité sur le lieu de travail, notamment pour les personnes soumises à la directive sur le détachement des travailleurs.

La détermination du champ d'application et des règles en matière de conflit de lois, passe par la définition et la délimitation du champ d'application, des dérogations et conflits de lois relatifs à l'application du principe du pays d'origine. Il en est ainsi par exemple concernant la directive proposée sur la reconnaissance des qualifications professionnelles et concernant la question de savoir s'il est possible d'éviter des conflits de lois entre la législation du pays d'origine (qui est toujours prioritaire, en vertu de la proposition de directive) et les dispositions sociales, fiscales et pénales de l'État d'accueil et, dans l'affirmative, de quelle manière.

La consignation des activités transfrontalières dans un registre central qui contiendrait les exigences et les infractions constatées dans le cadre des activités de contrôle.

L'amélioration des données empiriques permettant d'évaluer le marché intérieur.

La garantie de la qualité et de la transparence des prix. Des barèmes relatifs aux prix et taxes pourraient constituer une solution, pour autant qu'ils soient compatibles avec la législation communautaire.

Ainsi, dans une Europe élargie, le principe du pays d'origine ne doit pas constituer une alternative à l'harmonisation mais bien son préalable.

Conclusion

La proposition de directive relative aux services participe de la mise en œuvre de la Stratégie de Lisbonne et constitue, dans cette perspective, un élément nécessaire de la compétitivité de l'économie européenne. Pourtant, elle a suscité de fortes réactions, notamment en France, focalisant sur elle les craintes de "dumping social", après l'élargissement de l'Union européenne à dix nouveaux Etats membres, le 1er mai 2004. La proposition de directive "services" fait depuis plusieurs mois l'objet de nombreuses discussions au Parlement européen, discussions qui doivent conduire à un consensus autour d'un texte modifié. C'est tout l'enjeu de la prochaine session du Parlement européen, qui se tiendra à Strasbourg le 14 février prochain.


[1] COM (2003) 747
[2] Le texte, dans sa version amendée, a recueilli une claire majorité : 25 voix pour, 10 contre et 5 abstention dont celle du rapporteur.
[3] Voir à ce sujet Bulletin Quotidien, mardi 15 mars 2005, Evénements et perspectives, p. 5.
[4] www.TF1 LCI (22 mars 2005).
[5] Valérie Gras, Controverse sur la libération des services (RFI, 03/02/05).
[6] "Mise en œuvre du cadre d'action pour les services financiers: Plan d'action" COM(1999) 232 du 11.5.1999.
[7] Directives du Parlement européen et du Conseil 2002/19/CE, 2002/20/CE, 2002/21/CE, 2002/22/CE et 2002/58/CE.
[8] Instruments fondés sur l'article 71 ou 80, paragraphe 2, du traité CE.
[9] La fiscalité fait l'objet d'une base juridique différente : articles 43 et 49 TCE.
[10] Ces activités ont pour fondement l'article 45 TCE.
[11] Directive sur le détachement des travailleurs (96/71/CE).
[12] Directive 2005/36/CE du Parlement européen et du Conseil du 7 septembre 2005 relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles (JOCE L.255 du 30.9.2005 p.22).
[13] CJCE 20 février 1979, Rewe-Zentral AG contre Bundesmonopolverwaltung fûr Branntwein. « Cassis de Dijon», aff. 120/78.
[14] L'article 3 du traité instituant la Communauté européenne signé à Rome le 23 mars 1957 dispose « 1. l'action de la Communauté comporte, dans les conditions et selon les rythmes prévus par le présent traité: (…) c) un marché intérieur caractérisé par l'abolition, entre les États membres, des obstacles à la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux, (…) »
[15] COM(2005) 603 final.
[16] Directive 96/71/CE du Parlement européen et du Conseil du 16.12.1996 concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services.
[17] Cette analyse s'exprime notamment dans le Mémorandum syndical adressé à la Présidence autrichienne de l'Union européenne de la Confédération européenne des syndicats en date du 11 janvier 2006.
[18] Le cadre de la prestation de services est défini aux articles 49 et 50 du TCE. Article 49, 1er alinéa : « Dans le cadre des dispositions ci-après, les restrictions à la libre prestation des services à l'intérieur de la Communauté sont interdites à l'égard des ressortissants des États membres établis dans un pays de la Communauté autre que celui du destinataire de la prestation ».
[19] CJCE 17 décembre 1981, Webb, préc. Cette formule a été reprise dans d'autres décisions: CJCE 26 février 1991, aff. C-180/89, Commission/Italie: Rec. I-709; CJCE 26 février 1991, aff. C-198/89, Commission/Grèce: Rec. I-727; CJCE 9 août 1994, Vander Elst; CJCE 28 mars 1996, aff. C-272/94, Guiot: Rec. I-1905; CJCE 15 mars 2001, aff. C-165/98, Mazzoleni.
[20] J-P Lhernould, La loi du 2 août 2005 et le détachement transnational de travailleurs. Le plombier polonais est-il mort ? in Droit social, n° 12 décembre 2005.
[21] CJCE, 23 novembre 1999, Jean-Claude Arblade et Serge Leloup (affaires jointes C-369/96 et C-376/96), notamment le point 36 de l'arrêt.
[22] CJCE, aff. C-165/98, Mazzoleni, 15 mars 2001.
[23] CJCE, aff C-5/94, Hedley Lomas, 23 mai 1996, Rec. p. I-2553, points 19 et 20.
[24] J-P Lhernould, La loi du 2 août 2005 et le détachement transnational de travailleurs. Le plombier polonais est-il mort ? in Droit social, n° 12 décembre 2005
[25] Liaisons sociales magazine, numéro 68, janvier 2006.
[26] Avis du Comité économique social européen sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative aux services dans le marché intérieur (réf. (COM(2004) 2 final – 2004/0001 (COD) – 10 février 2005 – INT/228 service marché intérieur).

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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