Le service européen pour l'action extérieure : vers une diplomatie commune ?

Stratégie, sécurité et défense

Maxime Lefebvre,  

Christophe Hillion

-

17 mai 2010

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Lefebvre Maxime

Maxime Lefebvre

Diplomate, ancien ambassadeur, professeur de relations internationales à l'ESCP Business School, auteur de La politique étrangère européenne ("Que sais-je ?", 2021) et La politique étrangère de la France ("Que sais-je ?", 2022)

Hillion Christophe

Christophe Hillion

Professeur de droit européen, universités de Leiden et de Stockholm, chercheur au Swedish Institute of European Policy Studies, Stockholm.

Le service européen pour l'action extérieure : vers une diplomatie commune ?

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Introduction

 

La mise en place du service européen pour l'action extérieure découle du traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er décembre dernier. Les Etats membres, la Commission et le Parlement européen sont en passe de se mettre d'accord sur la création de ce qui pourrait devenir un véritable service diplomatique de l'Union européenne. Après la nomination d'un Président stable du Conseil européen, Herman van Rompuy, et d'une Haute Représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Catherine Ashton, cette nouvelle création permettra-t-elle à l'Union de s'affirmer de façon plus forte et plus cohérente sur la scène internationale ?

 

1- Le contexte de l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne

 

Avec le traité de Lisbonne, la politique extérieure de l'Union européenne a connu une double réforme.

 

La première consiste en un rapprochement entre les deux anciens piliers du traité de Maastricht, le pilier " communautaire ", sur lequel la Commission européenne a la main, et le pilier de la " politique étrangère et de sécurité commune ", qui est de nature plus intergouvernementale.

 

Le projet de Constitution européenne, dont le traité de Lisbonne a pour l'essentiel repris le contenu, a entrepris une imbrication de ces deux piliers en fusionnant le poste de commissaire aux relations extérieures (détenu, dans l'ancienne Commission, par Benita Ferrero-Waldner) et celui de " Haut Représentant " pour la PESC (créé par le traité d'Amsterdam, et occupé, depuis 1999, par Javier Solana). Il a été aussi décidé que ce nouveau Haut Représentant à " double casquette " (membre de la Commission européenne et représentant de l'Union pour la politique étrangère et de sécurité commune) présiderait le Conseil des affaires étrangères (presque mensuel), ce qui lui donne un rôle supplémentaire d'impulsion au détriment des anciennes " présidences tournantes " des Etats membres.

 

La seconde réforme est la création, au bénéfice de ce Haut Représentant, d'un " service européen pour l'action extérieure ". L'article 27-3 du traité sur l'Union européenne (TUE) revu par le traité de Lisbonne, indique à cet égard : " Ce service travaille en collaboration avec les services diplomatiques des Etats membres et est composé de fonctionnaires des services compétents du secrétariat général du Conseil et de la Commission ainsi que de personnel détaché des services diplomatiques nationaux. L'organisation et le fonctionnement du service européen pour l'action extérieure sont fixés par une décision du Conseil. Le Conseil statue sur proposition du haut représentant, après consultation du Parlement européen et approbation de la Commission. "

 

La mise en place du service traduit ainsi, sur le plan administratif, la création du poste de Haut Représentant à double casquette. C'est-à-dire qu'elle rapproche les services des deux institutions impliquées dans les relations extérieures de l'Union européenne. A la Commission, il s'agit principalement de la Direction générale des relations extérieures (" DG Relex "), encore que de nombreuses autres directions soient également impliquées à l'externe (DG élargissement, DG développement, DG aide humanitaire, Europaid, etc.). Le Secrétariat Général du Conseil est, comme son nom l'indique, un service du Conseil (rassemblant les Etats membres de l'UE) ; il assiste en particulier l'Etat qui est en présidence tournante et qui, à ce titre, préside à toutes les formations de l'institution (Conseils des ministres, Comité des représentants permanents, Comité pour la politique et de sécurité, groupes de travail, etc.). Avant la création de la PESC par le traité de Maastricht, existait un secrétariat de la coopération politique européenne, qui a été intégré dans les institutions européennes par l'Acte unique de 1986. Actuellement, les relations extérieures sont suivies par une direction entière du Secrétariat Général du Conseil (la DG E) ainsi que par une " unité politique ", une direction de la planification de la gestion des crises, une capacité civile de planification et de conduite d'opération, un état-major militaire, et un " centre de situation " pour le renseignement.

 

Au-delà du rapprochement des deux institutions de la rue de la Loi (la DG Relex siège au bâtiment " Charlemagne ", juste à côté du " Berlaymont ", siège de la Commission, tandis qu'en face le bâtiment " Justus Lipsius " héberge les services du Conseil), le traité comporte une innovation supplémentaire. En prévoyant que le SEAE sera aussi composé de diplomates issus des Etats membres, il nourrit l'espérance qu'à la diplomatie (domaine traditionnel de la souveraineté des Etats, et donc de l'intergouvernementalité) pourrait s'appliquer la méthode " fonctionnaliste " de Robert Schuman et Jean Monnet, conduisant à l'émergence de " solidarités de fait " et à l'affirmation d'une culture diplomatique commune.

 

C'est là probablement que réside l'élément le plus intéressant de la création du service européen pour l'action extérieure. Au fond, le traité de Lisbonne (tout comme le projet de Constitution qui l'a précédé) n'a pas fondamentalement changé les modalités de prise de décision sur la politique extérieure de l'Union européenne : ce qui relevait jusqu'ici du " communautaire " reste pour l'essentiel piloté par la Commission (en particulier les programmes d'aide extérieure, qui ont un montant non négligeable : environ 7 milliards € par an) et ce qui est politique demeure en général décidé à l'unanimité par le Conseil. [1] Pour accommoder les Britanniques, le Président de la Convention européenne, Valéry Giscard d'Estaing, avait à l'époque renoncé à introduire le vote à la majorité qualifiée. En conséquence, les réformes sont restées d'ordre procédural, et toute la question est de savoir si ces aménagements en apparence d'ordre administratif seront de nature à faire naître une véritable diplomatie commune. En particulier, la collaboration institutionnalisée de personnels des Etats membres, de la Commission et du Conseil, qui jusque là agissaient plus en concurrence qu'en cohérence, peut-elle accoucher d'une action extérieure européenne plus ambitieuse, mieux coordonnée, et partant plus efficace ?

2- La négociation et les acteurs de la mise en place du Service européen pour l'action extérieure

 

Comme l'indique le TUE, la décision fixant l'organisation et le fonctionnement du service européen pour l'action extérieure doit être approuvée par le Conseil (à l'unanimité), sur la base d'une proposition du Haut Représentant et après approbation par la Commission européenne, le Parlement européen étant seulement consulté. Néanmoins, ce dernier a cherché à peser de tout son poids dans cette négociation du fait qu'il doit approuver la modification du règlement financier (concernant le budget du SEAE) et celle du statut des personnels (pour les procédures de recrutement).

 

Avant même que le traité de Lisbonne n'entre en vigueur (au 1er décembre 2009), la présidence suédoise a fait adopter un rapport par le Conseil européen (29-30 octobre) reflétant un consensus sur la création du service. Il y était acté que le SEAE serait un service sui generis, distinct de la Commission et du Secrétariat du Conseil ; que les structures de gestion de crises (outils de la politique de sécurité et de défense commune, budget PESC) y seraient intégrées tout en continuant de relever d'une logique plus intergouvernementale ; qu'il jouerait un rôle stratégique dans la programmation financière des instruments d'aide communautaire ; qu'il couvrirait toutes les zones géographiques du monde, mais que l'élargissement et la politique commerciale continueraient de relever de la Commission ; et enfin qu'il serait composé de façon équilibrée (et avec une égalité de traitement) de fonctionnaires issus de la Commission, du SGC et des Etats membres. Les délégations de la Commission se transformeraient pour leur part en délégations de l'Union européenne, intégrées au service et placées sous l'autorité du Haut Représentant.

 

Du fait de l'entrée en vigueur tardive du nouveau traité, la Commission européenne n'a été investie qu'en février 2010, bien que M. Barroso ait été confirmé dès septembre pour un second mandat à sa tête, et que M. Van Rompuy (Président permanent du Conseil européen) et Mme Ashton (Haute Représentante) aient été nommés par le Conseil européen en novembre. En mettant en place sa nouvelle Commission et fort du soutien du Parlement européen en ce sens, M. Barroso semble avoir cherché à établir une certaine suprématie de la Commission sur le nouveau service diplomatique européen. Il y était aidé par le fait que Mme Ashton était elle-même issue de la Commission sortante (elle avait succédé à M. Mandelson comme commissaire au commerce) [2], et que M. Barroso avait placé à la tête de la DG Relex son chef de cabinet, M. de Almeida. [3]

 

Usant de son pouvoir d'attribution des portefeuilles au sein du collège, M. Barroso a par exemple veillé à ce que trois commissaires " flanquent " Mme Ashton dans son champ de responsabilité sur la politique extérieure : un commissaire pour l'élargissement et la politique de voisinage (M. Füle, Tchèque), un commissaire pour le développement (M. Piebalgs, Letton), un commissaire pour l'aide humanitaire (Mme Georgieva, Bulgare). Le président s'est également assuré que la politique commerciale, domaine de compétence exclusive de l'Union, soit exclue des attributions de la Vice-présidente. Cette répartition des portefeuilles donnait à penser que la Commission garderait le contrôle d'une partie de la politique extérieure de l'UE par rapport au SEAE (en particulier sur les pays du voisinage - Est de l'Europe et pays méditerranéens - qui sont ceux où l'UE a probablement l'influence la plus forte).

 

La présidence espagnole a été un peu prise au dépourvu par l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne. Elle avait préparé sa présidence selon l'ancien modèle et se réjouissait de se faire valoir sur la scène internationale par un agenda extérieur ambitieux reflétant les priorités espagnoles, avec de nombreux sommets prévus avec l'Amérique latine, les pays méditerranéens (sommet de l'Union pour la Méditerranée, en juin prochain), le Maroc, etc. Très vite l'Espagne a dû en rabattre sur ses ambitions et laisser M. van Rompuy présider les Conseils européens, et Mme Ashton les Conseils des ministres des affaires étrangères. Néanmoins des arrangements ont été trouvés pour la consoler. Certains sommets avec des pays tiers se sont tenus ou se tiendront en Espagne, permettant à M. Zapatero de les présider. Le ministre espagnol des Affaires étrangères, M. Moratinos a représenté Mme Ashton dans des voyages à l'étranger (par exemple dans le Caucase) ou a présidé à sa place des sessions des ministres. Tout cela a donné lieu à des critiques de parlementaires européens, pour qui l'esprit des traités n'est pas respecté. On peut s'attendre à ce que la présidence belge, pour de nombreuses raisons (petit Etat membre, traditionnellement partisan d'une Europe forte, et soucieux de consolider la position de M. Van Rompuy et de Mme Ashton, alors que le service extérieur se mettra en place), remettra de l'ordre dans tout cela.

 

L'Espagne n'en a pas moins joué un rôle important, en tant que présidence de transition entre l'ancien et le nouveau système, présidence du COREPER et du comité politique et de sécurité (le COPS n'ayant pas encore de présidence permanente), [4] et membre de la petite équipe de diplomates et de hauts fonctionnaires des institutions (13 au total), chargée par Mme Ashton de préparer le projet de décision du Conseil sur l'établissement du service.

 

Du côté des Etats membres, les préoccupations ont été diverses. D'une façon générale, les Etats, et en particulier les plus grands, ont cherché à contrer l'emprise de la Commission sur le SEAE. Leur implication dans le service est en effet capitale pour que la greffe prenne entre les diplomaties nationales, coordonnées (plus ou moins bien) par la PESC, et la diplomatie " communautaire " reposant sur l'intégration (le droit, les politiques communes, l'aide extérieure). Dans un domaine aussi dominé par les prérogatives de souveraineté que l'est la politique étrangère, il est essentiel d'assurer une bonne articulation entre Bruxelles et les capitales européennes, notamment les plus grandes d'entre elles. Le Royaume-Uni a été bien servi puisqu'il est le pays d'origine de la Haute Représentante. La France a souhaité que Mme Ashton soit épaulée par un Secrétaire général puissant, et a des prétentions sur le poste (on parle de Pierre Vimont, ancien représentant permanent à Bruxelles et actuellement ambassadeur à Washington) [5]. L'Allemagne a prétendu aussi à ce poste, mais étant donné qu'elle devrait récupérer le poste de Secrétaire général du Conseil abandonné par le Français Pierre de Boissieu (bientôt parti à la retraite), elle devrait se contenter d'un poste hiérarchiquement moins élevé (on parle du poste de directeur politique, qui serait attribué à Helga Schmid, actuellement chef de l'unité politique au SGC). Les grands Etats membres entendent ainsi s'octroyer des positions clés dans le futur service, tandis que les autres ont insisté, en particulier les petits Etats membres et les nouveaux Etats membres d'Europe centrale et orientale, sur une représentation adéquate de toutes les nationalités à tous les niveaux hiérarchiques, de manière à éviter une mainmise des grands Etats sur la diplomatie européenne.

 

Se basant sur le rapport d'octobre 2009, Mme Ashton et son équipe ont préparé un projet de décision sur le SEAE qui a été déposé le 25 mars. Le travail a été bien défriché, puisque le projet a été préparé en étroite concertation avec la Commission européenne et les Etats membres, qui avaient déjà approuvé le rapport d'octobre et qui ont été associés au processus de rédaction du projet (discussions au COREPER, association de certains à l'équipe de Mme Ashton). Après d'ultimes négociations au COREPER sur le projet de décision, le Conseil des affaires étrangères, réuni le 26 avril, a acté un accord politique entre les Etats membres et la Commission. On notera que la procédure suivie est originale : d'habitude c'est la Commission qui prend l'initiative en matière législative, puis qui participe aux " trilogues " avec la présidence (représentant les Etats membres) et le Parlement européen ; cette fois c'est le Haut Représentant qui négocie avec les Etats (Coreper, présidence) et la Commission principalement, mais aussi avec le Secrétariat du Conseil et le Parlement européen (" pentalogue ").

 

S'agissant particulièrement du Parlement européen (qui a coutume de travailler dans la transparence), ses positions ont bénéficié d'une publicité inversement proportionnelle à son influence réelle sur la décision. [6] Les traités sont clairs en effet : le SEAE est établi par la Commission et le Conseil ; alors que le Parlement n'est que consulté. Ce dernier pense néanmoins pouvoir utiliser les leviers dont il dispose (l'approbation de la modification du règlement financier et de la révision du statut des personnels) pour défendre ses propres conceptions sur l'organisation du service. Le Parlement européen, à travers notamment ses deux rapporteurs, l'Allemand Elmar Brok et le Belge Guy Verhofstadt, défend l'idée d'un service proche de la Commission et de la logique communautaire, sur lequel il aurait davantage d'emprise que si celui-ci est tiré vers la logique intergouvernementale. En particulier, le Parlement plaide pour l'implication des commissaires pour la politique de voisinage, pour l'aide au développement et pour l'aide humanitaire dans la conduite du service, et pour des adjoints politiques plutôt que pour des hauts fonctionnaires (type SG et SG adjoints) pour épauler et représenter Mme Ashton (qui pourra difficilement faire face toute seule à tous les engagements de calendrier que représente la charge de Haute Représentante). Le Parlement souhaite pouvoir aussi auditionner les différents responsables du service, y compris les chefs de délégation et les " Représentants spéciaux " de l'Union européenne (des diplomates spécifiquement chargés d'une région ou d'un conflit).

 

Le Conseil s'étant mis d'accord avec la Commission sur le projet de décision établissant le SEAE, il faudra entrer dans une négociation avec le Parlement. Celui-ci obtiendra vraisemblablement des contreparties, mais il y a peu de chances qu'il puisse, sur la foi des leviers dont il dispose, imposer ses vues au-delà du respect de ses prérogatives institutionnelles, notamment budgétaires : le Parlement ayant déjà obtenu le principe du contrôle budgétaire sur le SEAE, comme sur l'ensemble du budget de l'Union; mais aussi le droit d'être informé sur la PESC et la PSDC, par exemple en auditionnant les chefs de délégation et les représentants spéciaux, ou en étant consulté sur le lancement de nouvelles missions de la PSDC.

 

Si tout se passe bien, le " paquet " décision sur le SEAE / nouveau règlement financier / nouveau statut des personnels pourrait être adopté d'ici l'été prochain selon les modalités prévues par les traités.

 

3- Les choix retenus pour le fonctionnement du service

 

Comme il a été acté dès octobre dernier, la proposition de décision établissant le SEAE prévoit (article 1) que celui-ci sera un service indépendant par rapport à la Commission et au SGC ; la notion de service sui generis n'a cependant pas été retenue. L'autonomie du service devrait être renforcée par le fait qu'il sera considéré comme une " institution " au titre du Règlement financier et du statut du personnel. Il sera composé d'une administration centrale et des délégations de l'UE dans les pays tiers et auprès des organisations internationales. Il sera placé sous l'autorité de la Haute Représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, et assistera la Commission et son Président, ainsi que le Président du Conseil européen, dans l'exercice de leurs compétences relatives à la politique extérieure.

 

Le service devrait être géré par un Secrétaire général " exécutif ", qui formera avec ses deux adjoints (un pour les questions politiques - " opérationnelles " - et l'autre pour les questions administratives - " institutionnelles ") une direction " collégiale ". Le SEAE devrait être structuré principalement en directions générales couvrant des unités géographiques et thématiques, en une direction générale de l'administration, et en structures de gestion des crises qui seront tenues séparées du champ " communautaire ". Les délégations de l'UE à l'extérieur feront partie du service et dépendront du Haut Représentant, mais pourront héberger du personnel relevant de la Commission (par exemple des responsables pour la politique commerciale, l'agriculture, etc.). Les délégations travailleront en concertation avec les ambassades des Etats membres et pourront apporter (sur demande) une aide en matière de protection consulaire. L'unification de la représentation extérieure de l'UE devrait se traduire par une présidence permanente (par des fonctionnaires du SEAE) de la plupart des organes préparatoires du Conseil, [7] et par le fait que les délégations de l'UE assureront la plupart du temps les tâches des anciennes présidences tournantes dans les pays tiers (démarches auprès des autorités au nom de l'UE, préparation de rapports des chefs de délégation, présidence des réunions des ambassades de l'UE).

 

Le recrutement se fera au mérite en tenant compte de l'équilibre géographique et de l'équilibre des sexes. Les personnels provenant des trois sources (SGC, Commission, services diplomatiques des Etats membres) seront traités sur une base d'égalité (ce qui veut dire que les personnels des Etats membres auront le statut d' " agents temporaires ", les fonctionnaires issus de la Commission et du SGC relevant d'une nouvelle catégorie de fonctionnaires européens). Ce principe tripartite s'appliquera aussi aux procédures de recrutement (constitution tripartite des panels de sélection), mais la Commission aura un droit de veto sur le choix des chefs de délégation. A terme, il est prévu que les diplomates des Etats membres occuperont au moins un tiers des postes de niveau " administrateur " du SEAE. Mais en comptant tous les personnels diplomatiques ou militaires des Etats membres qui travaillent déjà dans les institutions européennes, au sein des structures de gestion des crises ou comme " experts nationaux détachés " [8], le compte n'est pas loin. Une trentaine de postes en délégation ont déjà été ouverts à des diplomates des Etats membres.

 

Si l'on ne crée pas beaucoup de postes nouveaux au départ (le projet de décision affiche un principe d'économie budgétaire et de rationalisation, et il existe déjà des doublons entre les bureaux de la DG Relex à la Commission et de la DG E du Secrétariat du Conseil), le service diplomatique européen pourrait initialement compter entre 1000 et 1500 postes d'administrateur (dont les trois-quarts en centrale), soit un effectif total de l'ordre de 3000 personnes en comptant les personnels d'exécution. Compte tenu des effectifs existants, la moitié des postes d'administrateur devraient, dans un premier temps, être pourvus par des fonctionnaires de la Commission (DG Relex, une partie de la DG Dev - pour les pays Afrique–Caraïbes–Pacifique (ACP) - et les personnels des délégations travaillant dans le domaine politique).

 

S'il est prévu que les fonctionnaires du service viendront de la Commission, du SGC et des Etats membres, et qu'un principe de mobilité du personnel s'appliquera (mobilité entre la centrale et les délégations, affectation limitée en principe à 8 ans pour les diplomates nationaux), on ne peut exclure une certaine pérennisation du personnel du service avec le temps, et le lien organique entre celui-ci et les corps d'origine pourrait s'en trouver distendu, renforçant ainsi l'autonomie institutionnelle du SEAE. Ce n'est d'ailleurs pas une mince difficulté au regard de la gestion de la fonction publique communautaire, et c'est ce qui fait que la révision du statut des personnels est toujours en discussion avec les syndicats et n'a pas encore été formellement proposée par la Commission ; ce qui pourrait d'ailleurs retarder le calendrier.

 

Enfin, la programmation financière des instruments de l'aide extérieure européenne (instrument de coopération pour le développement, Fonds européen pour le développement, instrument démocratie et droits de l'Homme, instrument de voisinage, instrument de coopération avec les pays industrialisés, instrument pour la sûreté nucléaire) sera assurée conjointement par la Commission et le SEAE, le rôle de celui-ci portant particulièrement sur l'amont de la programmation (élaboration des programmes nationaux et régionaux pluriannuels), mais s'opérant sous la responsabilité des commissaires compétents (voisinage, élargissement). Le budget PESC et l'instrument de stabilité devraient rester principalement dans l'orbite du SEAE, tandis que la Commission devrait garder le contrôle de l'instrument de pré-adhésion au titre de ses compétences sur l'élargissement.

 

Conclusion : conservatisme politique ou innovation institutionnelle ?

 

La mise en place du SEAE aboutira-t-elle à l'établissement d'une véritable diplomatie européenne commune, davantage imbriquée avec les diplomaties nationales, ou le nouveau service sera-t-il freiné par le maintien des compétences des Etats membres, que le traité de Lisbonne n'a pas fondamentalement affectées [9] ? Chacun est en droit de se poser cette question cruciale, et on peut tenter d'y répondre à trois niveaux.

 

Du point de vue de l'imbrication de la logique communautaire et de la logique intergouvernementale de la PESC, la mise en place du SEAE se traduira indubitablement par des progrès. Il n'y aura plus un en-deçà et un au-delà de la rue de la Loi, le service devant créer une culture diplomatique commune de l'Union européenne sous l'autorité de la Haute Représentante. Pour autant, les risques de cacophonie entre le service et la Commission, entre Mme Ashton et les autres commissaires, entre M. Barroso et M. van Rompuy, ne sont pas à négliger [10]. En outre, le SEAE restera probablement traversé par une séparation invisible entre deux cultures : une culture plus communautaire héritée de la DG Relex, qui pèsera le plus, numériquement, et qui imprègnera les directions géographiques et thématiques, ainsi que les délégations ; et une culture politique héritée de l'unité politique du Conseil et des structures de gestion de crise, celles-ci gardant une certaine autonomie au sein du nouveau service.

 

Du point de vue de l'articulation avec les Etats membres, les choses sont moins évidentes. Sur de nombreuses questions essentielles mettant en jeu l'appartenance à certains clubs de puissance (le P5, constitué des membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU qui sont en même temps des puissances nucléaires reconnues, le G8 et le G20), ou le rôle des Etats membres dans certaines crises particulières (par exemple le " groupe de contact " sur les Balkans ou le trio Paris-Berlin-Londres dans la crise nucléaire iranienne), les capitales des Etats membres, et en particulier des grands Etats, continueront à jouer un rôle incontournable. Une bonne articulation du SEAE avec ces capitales, soit par le biais des institutions bruxelloises (COPS, COREPER, groupes de travail), soit par le biais de personnes " relais " dans le SEAE et dans les cabinets à Bruxelles, restera cruciale. Mais elle ne suffira pas à brider les volontés nationales lorsque celles-ci se manifesteront, et il faudra toujours en revenir à l'ajustement Paris-Berlin-Londres, au minimum.

 

Mais c'est là qu'intervient un troisième élément d'appréciation. L'entrée en vigueur du traité de Lisbonne et la mise en place du SEAE se font à un moment où les Etats européens paraissent se marginaliser quelque peu sur la scène internationale, face à une Administration américaine moins tournée vers l'Europe (et qui n'hésite pas à faire preuve d'une certaine désinvolture en annulant des sommets prévus avec l'Union européenne), et à des puissances émergentes qui revendiquent (comme l'Allemagne naguère) leur " place au soleil ". Or l'Europe peut essayer de compenser ce relatif déclin tendanciel par un surcroît d'unité et de cohérence, à la condition pour les nations européennes de jouer plus collectivement, et de se montrer capables à la fois de définir leurs intérêts communs et d'affirmer une volonté commune. Les institutions nouvelles offrent en ce sens une véritable opportunité, notamment en rendant possible une certaine rotation des diplomates entre le SEAE et les ministères nationaux. C'est peut-être le point de départ d'une diplomatie européenne plus intégrée.


[1] Le paragraphe 3 de l'article 31 TUE prévoit néanmoins le recours à la majorité qualifiée notamment 'lorsqu'il adopte une décision qui définit une action ou une position de l'Union sur proposition du haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité présentée à la suite d'une demande spécifique que le Conseil européen lui a adressée de sa propre initiative ou à l'initiative du haut représentant'.
[2] Pour l'anecdote, Mme Ashton a installé son nouveau bureau dans les locaux de la Commission. Attaquée à ce sujet au Parlement européen, elle s'est justifiée avec un humour très britannique en indiquant qu'elle savait ainsi " où se trouvait la machine à café " - ce qui n'a pas vraiment contribué à asseoir sa crédibilité lors de ses premiers pas dans ses nouvelles fonctions...
[3] Ce dernier a été ensuite nommé à la tête de la délégation de la Commission à Washington, poste tout à fait stratégique, suscitant des réactions indignées de certains Etats membres et du Parlement européen, qui n'avaient pas été consultés sur cette nomination.
[4] A titre transitoire, la présidence espagnole a pu également présider les instances préparatoires horizontales travaillant pour l'essentiel dans le domaine de la PESC, ainsi que les instances préparatoires travaillant dans le domaine de la PCSD (politique commune de sécurité et de défense)
[5] La France dispose de trois autres personnalités susceptibles d'entrer dans le dispositif à haut niveau : au SGC, Claude-France Arnould, directrice générale de la planification de la gestion de crises, et Christine Roger, directrice de la communication, toutes les deux diplomates issues du Quai d'Orsay ; et à la Commission Hugues Mingarelli, directeur général adjoint des relations extérieures.
[6] L'équipe préparatoire de Mme Ashton n'incluait pas initialement de représentant du Parlement européen.
[7] La plupart des instances préparatoires du Conseil Affaires Etrangères devraient être présidées par un représentant du HR pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Néanmoins l'Annexe II de la décision 2009/909/UE prévoit que les instances préparatoires dans les domaines du commerce et du développement (Catégorie 1); ainsi que certaines instances préparatoires horizontales travaillant pour l'essentiel dans le domaine de la PESC (Catégorie 3), comme le groupe des conseillers pour les relations extérieures (RELEX); le groupe "Terrorisme (aspects internationaux)" (COTER); le groupe "Application de mesures spécifiques en vue de lutter contre le terrorisme" (COCOP); le groupe "Affaires consulaires" (COCON); le groupe "Droit international public" (COJUR); et le groupe "Droit de la mer" (COMAR) devraient continuer à être présidées par la présidence semestrielle. Voir : Décision 2009/909/UE du Conseil établissant les mesures d'application de la décision du Conseil européen relative à l'exercice de la présidence du Conseil, et concernant la présidence des instances préparatoires du Conseil (JOUE L 322, 9.12.2009, p. 28).
[8] Il y a plus de 200 " END " (niveau administrateur) travaillant actuellement sur la politique extérieure à la Commission et au SGC (hors personnels militaires). Il a été décidé que leur transfert dans le SEAE se ferait avec l'accord de leur Etat membre et qu'à terme il n'y aurait plus d'END dans le service.
[9] Le Royaume-Uni a même obtenu, dans le traité de Lisbonne, une déclaration interprétative réaffirmant l'intégrité des politiques étrangères nationales malgré la création du poste de Haut Représentant et du SEAE.
[10] Cf. T. Chopin, M. Lefebvre, " Après le traité de Lisbonne : l'Union européenne a-t-elle enfin un numéro de téléphone ? ", Fondation Robert Schuman, Questions d'Europe, n°151, http://www.robert-schuman.eu/fr/doc/questions-d-europe/qe-151-fr.pdf

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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