Les vestiges du mur de Berlin, vingt ans après : quels enjeux pour la Russie et l'Ukraine ? [1]

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11 janvier 2010

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Un nécessaire retour sur l'histoire

 

Afin de mieux évaluer la décision du gouvernement Gorbatchev de "laisser partir" les États satellites, il faut se référer à l'ouvrage qui avait annoncé les orientations politiques des 70 ans du régime soviétique. Cet ouvrage présentait l'histoire à partir de 1917 comme une phase de la révolution mondiale qui devait déboucher sur sa victoire totale. Le but du communisme mondial, à ce moment précis, était de consolider la dictature du prolétariat en URSS pour prendre le dessus sur l'impérialisme dans tous les pays. La révolution mondiale pouvait compter sur ses réserves principales, la dictature du prolétariat et la classe ouvrière de tous les pays, ainsi que sur la paysannerie des pays développés et les mouvements de libération dans les colonies et les pays dominés. Le but principal étant d'isoler la principale menace, la démocratie petite bourgeoise.

Cet ouvrage s'intitule Les Fondements du léninisme, écrit par Staline en 1924. C'était son œuvre préférée et elle figurait sans aucune modification dans toutes les éditions de ses œuvres choisies. Après la dénonciation du "culte de la personnalité", on n'a plus fait référence à Staline, mais dans tous les congrès du PCUS, les discours des dirigeants communistes conservaient l'idéologie, la structure et la logique de ce grand classique.

Y était en effet formulée une mission, indispensable au maintien des structures de l'État dans l'immensité de l'ancien empire russe. Selon cette mission, l'URSS devait faire la guerre, en commençant par la Révolution d'Octobre pour finir par la victoire tant attendue sur la démocratie occidentale. Une guerre – principalement – froide, mais une guerre tout de même, à laquelle participaient aussi bien les forces armées que la machine conspiratrice du Comité central et du KGB. Une guerre menée à travers des opérations spéciales et les financements secrets des partis et des terroristes. À la guerre comme à la guerre : tous les coups étaient permis. Le pays se voyait comme un camp retranché, assiégé, ce qui a constitué le principal facteur de stabilité de la société.

À vrai dire, tous les discours sur la mission historique de l'État soviétique avaient versé depuis longtemps dans le cynisme et la démagogie classiques. De toutes ces "forces" et "réserves" ne restait plus qu'un État surdimensionné et armé jusqu'aux dents. Alexandre Iakovlev, ancien secrétaire du Comité central du PCUS qui s'occupait des affaires étrangères du parti, a, plus tard, reconnu cette caractéristique en évoquant l'action du parti "Ce n'était qu'une petite partie d'un immense mensonge sur la force du mouvement communiste... qui n'existait pas, sur la force de l'édification du socialisme... qui n'existait pas, sur la force de la hausse du niveau de vie des travailleurs... qui n'existait pas, sur la force du développement de l'agriculture... qui n'existait pas, sur la force des capacités de défense contre un ennemi, indéterminé,– qui en réalité, n'existait pas non plus ".

Pourtant, les manifestations de l'unité du mouvement ouvrier international avaient lieu à chaque congrès du parti. Qui pouvait avoir besoin des communistes guadeloupéens ou réunionnais ? Pourtant tous ces petits groupes recevaient secrètement des financements en dollars de la Gosbank [3] par l'intermédiaire de la 1ère direction générale du KGB. Lors des congrès du PCUS, leurs dirigeants venaient rendre compte des succès de leur lutte aux secrétaires des Comités régionaux et des héros du travail, puisqu'il fallait maintenir l'illusion de la mission historique universelle du régime soviétique. Sans destin providentiel, l'État redevenait simplement la Russie avec ses problèmes habituels et insolubles.

Les mouvements antioccidentaux et les nationalismes du tiers-monde constituaient une vraie ressource. L'URSS manifestait sa sympathie et sa solidarité totales à l'égard de chaque conflit religieux ou tribal qui pouvait être utilisé pour affaiblir les États-Unis et leurs alliés européens. La Kalachnikov devint le symbole de la présence soviétique dans les coins les plus reculés du monde. Mais le "devoir international" s'est transformé peu à peu en carcan, entraînant le pays dans des aventures hasardeuses, irréalistes et sans issue.

 

Les conséquences de l'effondrement de l'Union soviétique

 

En renonçant à ses objectifs utopiques, le régime a perdu aussi sa légitimité et sa justification devant l'histoire et aux yeux de ses citoyens. Sans menace de guerre, l'unité fictive de tous les peuples s'écroulait.

La conséquence la plus importante de "l'automne des peuples" et de l'effondrement de l'URSS a été l'élimination de l'antagonisme armé entre les deux blocs. Le rôle de leader du mouvement antioccidental est tenu actuellement par le terrorisme fanatique des fondamentalistes musulmans. L'héritière en droit de l'URSS, la Fédération de Russie, se retrouve naturellement dans le camp des ennemis du terrorisme. Mais des facteurs subsistent qui poussent la Russie à la confrontation avec l'Occident.

La Russie a un temps cru dans les valeurs, les institutions et la stratégie de l'Occident, mais après la période Eltsine, un refroidissement progressif s'est opéré et la vision qu'avait le pays de lui-même a changé. De nos jours, la Russie, entrée dans le club des grandes nations, résiste farouchement aux tentatives prudentes de l'Occident de s'établir dans l'espace postsoviétique et d'élargir vers l'Est les institutions euro-atlantiques.

Comment expliquer une telle hostilité envers les organisations européennes, alors que la Russie s'autorise elle même beaucoup plus de contacts avec l'Occident? Il ne fait aucun doute qu'il ne s'agit pas réellement d'une préoccupation de sécurité, mais plutôt de la volonté de conserver les anciennes républiques de l'URSS dans sa sphère d'influence. En Géorgie, la Russie a prouvé qu'elle était prête à se lancer dans une véritable guerre pour atteindre son objectif.

La situation semble envenimée par des relents de Guerre froide. Le pire est que la relation à l'Occident, perçue comme adversaire potentiel, et surtout la relation à l'OTAN, présentée comme hostile, n'est pas un pur atavisme. C'est un phénomène politique inédit, engendré par le difficile processus d'intégration euro-atlantique des nouveaux Etats nés sur le territoire de l'ex-URSS et, avant tout, de la Russie elle-même. C'est à la fin de la Guerre froide que les événements ont pris un cours inattendu, qu'aucun scénario n'avait envisagé.

On a beaucoup débattu sur ce qu'implique l'appartenance à l'Occident, mais tout le monde s'accorde sur certains traits caractéristiques : l'Occident, c'est la civilisation qui repose sur une structure d'État-Nation, une démocratie parlementaire et une économie de marché équitable. L'entrée de l'Ukraine et d'autres États dans l'espace culturel, politique et économique de l'Europe suppose l'assimilation des standards et des principes de la cohabitation, qui se retrouvent dans les trois éléments énumérés ci-dessus. C'est un processus difficile qui se déroule différemment selon les pays de l'ex-bloc soviétique.

La plus grande surprise, aussi bien pour l'Occident que pour les initiateurs des réformes démocratiques dans l'ex-URSS, aura été la dégradation de l'économie.

L'instauration de l'économie de marché en Ukraine a une histoire singulière et fascinante, à la limite du roman policier. L'analyse du chemin effectué vers l'économie de marché et de toutes les erreurs commises par le gouvernement est complexe. Contentons-nous de citer un passage du livre Power and Prosperity [4] de l'économiste américain Mancure Olson : " Immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, la plupart des spécialistes se sont accordés pour affirmer que l'Allemagne de l'Ouest, le Japon et l'Italie resteraient pauvres encore longtemps. Pourtant, les trois vaincus de l'Axe ont connu une croissance économique rapide. En revanche, après l'effondrement du communisme, les populations qui avaient subi toutes les absurdités économiques du système soviétique, ainsi que la majorité des observateurs occidentaux, s'attendaient à ce que l'activité économique reprenne rapidement. Tous les pays ex-soviétiques ont enregistré une chute de la production, sinon un krach économique, et le rétablissement s'est avéré très lent ".

Pourquoi en a-t-il été ainsi ? Une chose est certaine : le passage de l'économie administrée soviétique à un régime de libre concurrence s'est révélé bien plus compliqué que prévu. Les effets de la crise économique créent un environnement qui engendre une organisation sociale et politique d'un type nouveau.

L'événement décisif qui a changé la donne politique dans le monde a été la désintégration de l'URSS en plusieurs entités étatiques après la chute du mur de Berlin. Ce fut la première surprise pour les dirigeants occidentaux comme pour les autorités soviétiques.

Des documents sur les négociations entre Gorbatchev et les dirigeants occidentaux, restés secrets en Russie mais qui ont filtré progressivement à travers la presse, montrent que l'Occident ne s'attendait pas à l'effondrement de l'URSS et n'en soutenait ni les forces ni les tendances centrifuges. Margaret Thatcher ne souhaitait même pas la réunification des deux Allemagnes et tentait de convaincre Gorbatchev que toute modification des frontières pouvait entraîner une réaction en chaîne qu'il serait difficile de maîtriser. S'agissant de l'Ukraine, tout le monde se souvient sans doute que le président américain George H. Bush a tenté de persuader le Soviet Suprême ukrainien de renoncer à toute velléité d'indépendance. Même après l'échec du putsch, à la veille du référendum, sachant parfaitement que la majorité des Ukrainiens voteraient pour l'indépendance de leur pays, Bush avait téléphoné à Gorbatchev pour lui dire qu'il espérait le retour de l'Ukraine dans la constitution d'une nouvelle union. Le Chancelier allemand Helmut Kohl avait également parlé à Gorbatchev, l'invitant à s'abstenir de toute action qui "donne à l'Occident l'impression que l'URSS n'allait peut-être pas tarder à se désagréger". Mikhaïl Gorbatchev, initiateur de la perestroïka, était opposé à la liquidation de l'Union soviétique. Seul Boris Eltsine a incité les républiques de l'Union à "prendre toute la souveraineté dont elles seraient capables".

Les dirigeants occidentaux ont cru qu'il suffirait de proclamer le règne de la démocratie et de la liberté pour que tous les problèmes politiques soient réglés. Il est en fait apparu que la condition de la démocratisation de l'URSS était la liquidation de l'Empire. Les termes "démocrate" et "national-patriote" étaient perçus comme synonymes. Il y a encore peu, les partisans de l'indépendance de l'Ukraine étaient jugés comme d'ardents nationalistes, alors que pour les générations qui ont grandi ces deux dernières décennies, l'existence d'un gouvernement indépendant est une évidence, sur laquelle ils ne se posent même pas de question.

La contribution de la Russie à l'effondrement de l'Union Soviétique était peut-être moins attendue encore. C'est justement la proclamation de la souveraineté de la Fédération de Russie qui a déclenché une vague de déclarations similaires de la part des républiques soviétiques et une montée de l'opposition des élites régionales contre le Kremlin. Il se produisit alors une chose étrange : la nation russe qui, toutes les républiques de l'Union soviétique étant égales, était "la plus égale de toutes", proclama son indépendance sans que l'on sache par rapport à qui. La commémoration de ce jour était sans doute la plus irrationnelle de toutes. De nos jours, c'est la Journée de la Russie, ce qui révèle un changement important de la notion d'État: la Russie ne prétend plus être un empire, mais un grand État-Nation.

Lors de la période trouble qui a suivi le putsch, les élites régionales russes, Eltsine en tête, sont sorties victorieuses de l'affrontement contre le Kremlin. Les dirigeants régionaux du Parti communiste ukrainien en ont tiré parti pour neutraliser, depuis les environs de la ville reculée de Khoutor-Mikhaïlovski, l'effondrement politique général qu'ils redoutaient. C'est ainsi que s'est instaurée, pour une brève période, une sorte de compromis politique tacite entre forces communistes et anticommunistes, qui a conduit l'Ukraine à l'indépendance de manière démocratique et sans effusion de sang.

 

La Russie : Empire, Etat ou nation ?

De qui ou de quoi s'est donc libérée la Russie en 1991? Il semblerait qu'il n'y ait qu'une seule réponse: du totalitarisme ou des vestiges du régime totalitaire. Pourquoi, alors, ces derniers temps, l'idéologie de la Russie met-t-elle de plus en plus en valeur l'image d'un Grand État, indissociable  du "généralissime Staline" ? Comment un "État-nation" sur le modèle européen peut-il assumer un passé totalitaire ? Ou peut-être s'agit-il là de phénomènes marginaux, inhérents  au processus de construction ?

La formation de nouveaux États appelle une nouvelle légitimité, la justification du pouvoir ne pouvant venir ni de Dieu ni du fantôme du communisme qui rôde en Europe. La légitimation par le concept de Nation et le recours à la solidarité national, furent tout à fait évidents pour tous les citoyens du nouvel État. Le problème était, et reste, "uniquement" de savoir si cette légitimation a un caractère européen.  

L'Union européenne est une communauté d'États qui ont soldé leurs contentieux. Une nation doit vivre en harmonie avec les autres et, avant tout, avec elle-même. Les principes de la coexistence des peuples, fondés sur le droit, sont définis par des accords internationaux, à commencer par la Déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948. Des divergences sur l'interprétation de l'histoire, qui peuvent diviser les peuples européens, apparaissent de temps à autre mais se règlent de façon équitable et honnête. Voilà qui ne va pas nécessairement de soi dans les nouveaux États qui s'édifient sur les ruines de l'URSS.

Pour la Russie, qui ne se considère plus comme un empire, même libéral, et qui ne peut pas être un État monoculturel et monoethnique, c'est une tâche extrêmement complexe. Finalement, la source d'inspiration a été, selon la terminologie sociologique, non pas la "nation-communauté", ou, pour le dire plus simplement l'"idée russe", mais les seules structures de la "nation-société", c'est-à-dire l'Etat. La mythologie nationale, hétéroclite mais efficace, réunit Staline, Denikine et Koltchak, ainsi que des héros de la Tcheka et des martyrs de l'Église orthodoxe.

Des questions analogues ont surgi en Ukraine. Il est vrai que la tradition étatique y étant faible, il est beaucoup plus simple de les régler sur une base ethnoculturelle. Pourtant l'histoire ukrainienne n'est pas moins composite, regroupant Bogdan Khmelnitski et Ivan Mazepa, ainsi que des héros soviétiques de la Seconde Guerre mondiale avec Bandera et Choukhevytch.

Au début du XIXe siècle, la Russie a officiellement précisé le sens des mots "rodina" et "ottchizna" [5]. Le premier, nouveau terme inventé par Karamzine, désignait ce qu'on appelait parfois la "petite patrie", c'est-à-dire le lieu où l'on est né et a grandi. De son côté, "ottchizna" faisait référence au pays-empire. Le polonais distinguait également les deux notions, mais l'ukrainien ne possédait qu'un mot pour "rodina", et il emprunta le terme "ottchizna" au russe. L'énumération des torts de Mazepa dans le poème de Pouchkine "Poltava", que lui-même appela une fois "barabannaïa" [6], se termine par le plus grave : "il n'a pas d'ottchizna". Le refus de partager une "ottchizna" commune est considéré comme le pire des crimes, une turpitude, une trahison.

On ne peut vivre en bonne entente avec un État qui entretient officiellement ce genre de rapports envers un voisin indépendant et souverain. On ne peut admettre sans broncher ces offenses éculées contre la culture ukrainienne. C'est ainsi que les questions d'ordre académique portant sur l'histoire deviennent des problèmes politiques.

Réexaminer l'histoire est indispensable. Par ailleurs, l'idéologisation et la politisation des questions relevant des domaines culturels et académiques (et le fait de les laisser aux seuls hommes politiques), menacent sérieusement la démocratie, la science et la culture. Permettre un réexamen de l'histoire, qui ne conduise pas au contrôle des esprits et ne perpétue pas des dogmes partisans sous forme d'une "conception nationale unique", est une tâche qui ne peut être accomplie que sur la base d'une analyse scientifique impartiale.

 

Autocratie et démocratie : quels enjeux pour la Russie et pour l'Ukraine ?

Parlons, enfin, de la démocratie.

La démocratie ne naît pas de sa proclamation par des leaders charismatiques. La démocratie est une institution ou, plus précisément, un système d'institutions. Son développement nécessite un équilibrage des structures mûrement réfléchi, qui a pris plusieurs siècles en Europe. Tout au long de son histoire, l'Ukraine a été davantage liée à la Russie que l'on veut l'admettre, ce qui explique ses difficultés actuelles à construire un État.

À l'époque des tsars et sous le régime soviétique, le pouvoir central se distinguait nettement des pouvoirs exercés à l'échelon provincial et régional. Sans parler de la répartition des prérogatives, que l'on observe aussi en Europe, la spécificité du problème russe tenait au fait que le centre bénéficiait de pouvoirs extrêmement étendus tandis que les élites régionales étaient beaucoup plus limitées dans leur champ de compétences et la distance entre les deux était importante. Seul, un petit groupe de privilégiés était autorisé à pénétrer les arcanes du sommet de l'État et les leviers du pouvoir étaient pratiquement tous concentrés dans les mains d'un seul homme, que l'on pourrait qualifier d'autocrate.

L'Europe a, elle aussi, expérimenté ce système. C'est d'ailleurs un souverain européen qui a prononcé la phrase célèbre: "L'État c'est moi". Le pouvoir absolu n'était, et n'est toujours, que pure illusion, car aucun autocrate ne peut s'imposer aux autorités locales. Le pouvoir absolu engendre l'impunité, tant au niveau de l'État qu'au niveau local. Et si l'Europe a su échapper au despotisme et au chaos, c'est grâce au partage du pouvoir et au contrôle démocratique par la base.

L'autocrate exerce un pouvoir formellement illimité, dont il est la source même, et qu'il doit partager avec les élites régionales pour le conserver. Cela se traduit depuis toujours par un accord tacite selon lequel les élites locales détiennent les pleins pouvoirs à leur niveau en contrepartie de leur soutien à l'autocrate, auquel elles laissent entière latitude pour intervenir au niveau de l'État. C'est cette analyse que Gorbatchev faisait du régime de Brejnev, qu'il comprenait parfaitement "de l'intérieur". L'autocrate renforce son autorité par des rites et des mythes sur sa mission historique personnelle et fait en sorte d'imputer aux élites régionales la responsabilité des défaillances. C'est ainsi que s'est  constitué, notamment en Russie, le schéma traditionnel du "bon tsar" contre les "méchants boyards". En détournant la colère des masses sur les barons locaux, ce système garantit la stabilité interne, même en période de crise.

Il y a peu, l'hebdomadaire Zerkalo Nedeli publiait un article d'Alexeï Moustafine, "Notre Ukraine telle qu'au Moyen-Âge", qui comparait l'organisation du pouvoir actuel à l'ordre féodal. Au-delà de la métaphore journalistique, ce type de parallèle audacieux doit être pris très au sérieux, car dans les situations de crise, les archaïsmes du pouvoir constatés dans les sociétés primitives ressurgissent au grand jour.

La Russie a procédé dans la violence à des mutations radicales de ses structures de pouvoir. Pour abattre ses adversaires communistes, Eltsine a dû s'appuyer sur les dirigeants des régions, qui ont confisqué le pouvoir local. S'est alors posé la question  de l'unité de l'État. Pour contrôler le pouvoir des régions, il a suffi en fin de compte d'introduire des partis politiques nationaux dépendant étroitement du centre dans les organes législatifs provinciaux. C'est ainsi que s'est formé en Russie ce que l'on peut qualifier d'autoritarisme électoral, l'autocrate tirant désormais sa puissance des élections, expression de la volonté du peuple. La comparaison avec les démocraties occidentales s'arrête là. Le résultat des élections dépend dans une large mesure des partis politiques sous influence de l'autocrate, et des "fraudes" des autorités régionales, que l'on appelle poliment "ressources administratives". À l'issue de ce processus pseudo-démocratique, le régime autoritaire peut se perpétuer. Ce système favorise le parti unique et la désignation par le président de son successeur, que le pouvoir fait entériner par le biais d'élections. Le rôle de garant de la Constitution que doit assumer le président n'a alors plus beaucoup de sens. L'indépendance du pouvoir judiciaire, les droits de l'Homme et la liberté d'expression dépendent totalement du bon vouloir de l'autocrate et des élites régionales.

L'absence de conformité de l'autocratie électorale au régime démocratique, selon les standards européens, constitue la source des tensions qui surgissent entre la Russie et l'Occident. C'est aussi de là que viennent les problèmes dans les relations entre la Russie et l'Ukraine.

L'Ukraine s'est engagée dans la voie de l'autocratie électorale avant de se raviser. La faiblesse des élites centrales, qui commençaient juste à se former après la déclaration d'indépendance et l'équilibre entre groupes, qui se transformaient à peine en partis politiques, ont contribué, selon l'avis général des experts, à l'abandon de l'autocratie électorale en Ukraine. Le régime ukrainien est relativement plus souple et libéral, non en raison d'une plus grande maturité des institutions démocratiques, mais de la faiblesse des tendances autocratiques. Cependant, cela suffit à la Russie pour se comporter vis-à-vis de l'Ukraine en 2009, comme l'URSS l'a fait avec la Tchécoslovaquie en 1968.

Le mérite de la Révolution orange est d'avoir empêché la tentative du président de nommer son successeur, preuve indéniable d'autoritarisme. Le président n'aura désormais plus grande influence sur le choix du successeur. En revanche, les questions relatives à la répartition des compétences entre les autorités centrales, aux pouvoirs locaux et à la réforme judiciaire restent d'actualité et ne sont toujours pas résolues. Si les intrigues et scandales politiques, ainsi qu'une gestion inefficace ont porté atteinte à la démocratie ukrainienne, celle-ci a tout de même réussi à se maintenir.

Toutefois, certains événements, qu'ont révélés les mises en cause réciproques, témoignent de l'instabilité de la démocratie en Ukraine et du risque que surviennent des drames.

L'"affaire Gongadze" en est un exemple frappant. On ne sait toujours pas qui sont les commanditaires de l'assassinat de ce journaliste [7]. L'opinion publique s'intéresse essentiellement au meurtre et à ceux qui l'ont commis, mais beaucoup moins à la signification politique du scandale. De ce point de vue, ce qui importe le plus, c'est l'existence même d'"escadrons de la mort" dans les bas-fonds des structures dirigeantes, car elle traduit une évolution vers une dictature incontrôlée. Ainsi, chaque opposant au régime pourrait finir dans un cimetière abandonné, comme s'est achevée la vie de Georgui Gongadze.

L'affaire du député Lozinski est un autre scandale ayant la même signification fondamentale [8]. Il ne s'agit pas d'un cas de corruption au sein des partis, les responsables politiques régionaux n'étant pas de taille pour ce faire, mais d'une manipulation par les partis. Il est en fait question de ce que représentent les autorités locales. Sans doute ne connaissons-nous pas, le tableau dans toute sa réalité, mais il pourrait être bien plus terrible qu'on ne croit.

Nous devons nous rendre compte que la déception massive provoquée par la démocratie nationale, qui se trouvait au pouvoir au plus fort de la crise financière et économique, n'a fait que renforcer les tendances à l'autocratie électorale, inhérentes à tout régime pour qui l'État de droit n'est pas traditionnel. Si l'Ukraine compromet son avenir démocratique, elle perd tout espoir d'échapper à la dérive vers le tiers-monde.

L'Ukraine, du fait de son aspiration historique à l'indépendance, même anarchique, n'est pas tentée par le mirage du "bon tsar". En revanche, elle peut croire en un bon maître raisonnable. N'oublions pas que Nicolas II, dernier autocrate de Russie, lorsqu'il remplissait la rubrique "profession" d'un questionnaire, indiquait "maître de la terre russe".

Il ne nous reste plus qu'à espérer que le mur de Berlin se soit définitivement écroulé. Pas seulement à Berlin, mais aussi dans nos têtes.

 

 

Traduction du russe par Florence Delahoche, revue par Philippe de Suremain et Marc-Antoine Eyl-Mazzega.

[1] Cette contribution a d'abord été publiée par l'hebdomadaire ukrainien Zerkalo Nedely dans son édition du 31/10-06/11/2009, sous le titre original: "Развалины берлинской стены. Двадцать лет спустя"
[2] Chambre basse du Parlement polonais.
[3] La banque d'État de l'URSS.
[4] Mancure Olson, Power and Prosperity: Outgrowing Communist and Capitalist Dictatorships, Basics Books, New-York, 2000. En français: Pouvoir et prospérité des nations.
[5] Ces deux mots signifient patrie.
[6] Que l'on pourrait traduire par "martelant".
[7] Ce journaliste, qui a défié le régime du président Koutchma en créant un site Internet d'informations critiques et d'investigation, a été assassiné en 2000. Les commanditaires de l'assassinat seraient des membres hauts placés de l'exécutif de l'époque. Les enregistrements Melnytchenko, du nom de l'ancien garde du corps présidentiel qui a réalisé des écoutes secrètes dans le bureau présidentiel, ont même désigné le président Koutchma personnellement.
[8] Ce député du parti BiUT de Ioulia Tymochenko, est soupçonné par le Procureur général ukrainien d'être responsable de coups et blessures aggravées dans l'enquête sur la mort suspecte en juin 2009 de Vitalyi Olyinika, un responsable local de la milice et procureur local. Au départ, il a été entendu comme témoin, mais le suicide déclaré de Vitalyi Olynika n'en serait pas un.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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