L'Europe face aux défis des stupéfiants

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20 juillet 2009

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La menace des stupéfiants s'aggrave en Europe

À l'échelle mondiale, la lutte contre le narcotrafic est confrontée à de nombreuses difficultés.

La "Cominera", nouvelle variété de cannabis, connaît un vif succès dans le département colombien de la Cauca. Cette plante, améliorée par voie agronomique, contient 18% de substance intoxicante, ce qui représente un taux extrêmement élevé [1]. Dans les zones contrôlées par le 6e Front des FARC [2], la tonne de "Cominera" s'achète 65 € aux cultivateurs, contre 30 € pour une tonne de feuilles de coca.

Concernant l'héroïne, l'Office des Nations Unies pour le crime et la drogue (ONUDC) a considéré comme un premier succès la diminution de la surface de culture de pavot en Afghanistan : 193 000 hectares en 2007 contre seulement 157 000 en 2008 qui permettaient une production de 7 700 tonnes d'opium [3]. Cependant, les fermiers afghans ont bien souvent planté du haschisch à la place du pavot, le pays devenant ainsi "l'un des principaux producteurs de cannabis au monde" avec 70 000 hectares en 2008. En Afghanistan, on compte désormais 230 000 hectares de cultures de stupéfiants contre environ 200 000 en 2007. Peut-on réellement parler de succès ? Rappelons que la production afghane de pavot a doublé entre 2006 et 2008, ce qui a permis la fabrication de quelque 750 tonnes d'héroïne. De plus, la culture du pavot a explosé (+ 300%) depuis l'attaque américaine d'octobre 2001. Selon le professeur Hamid Ghodse, expert auprès de l'International Narcotics Control Board, l'office scientifique de l'ONU, " la production d'opium en Afghanistan échappe à tout contrôle " [4].

Par ailleurs, le " Triangle d'Or " (aux confins de la Birmanie, du Laos et de la Thaïlande) semble redémarrer. Jadis zone majeure de production d'opium et d'héroïne, ce " Triangle d'Or" a récemment été en passe d'être débarrassé de ses narco-cultures. Cependant, depuis 2008, les pavots fleurissent à nouveau sur les collines et vallées de la région. Près de 800 tonnes d'opium y ont été produites en 2008 (la moitié en Birmanie), ce qui a permis de fabriquer 70 tonnes de " China White ", l'héroïne la plus pure du monde. Alors que l'ONU évalue à 400 tonnes la " demande " mondiale d'héroïne, la capacité de production, toutes qualités confondues, était proche de 1 000 tonnes en 2008. Ces réserves stratégiques permettent ainsi aux narcos de subsister durant les " mauvaises" années, tout en bradant une héroïne pure dans les pays riches pour s'y créer une nouvelle clientèle.

Concernant la cocaïne en Amérique latine, l'ONU et les États-Unis s'accordent sur une production totale d'environ 1000 tonnes par an. Cependant, après de longues recherches en Colombie, une ONG italienne spécialisée déclare ces chiffres " grotesques ". Après avoir compilé et vérifié les données de l'Observatorio nacional de drogas de Colombia, l'ONG arrive à une production totale de cocaïne de 2 000 tonnes par an. Un chef paramilitaire et narcotrafiquant colombien déclare également que lorsque l'ONU estime à environ 1 500 hectares les plantations de cocaïer dans la province de Cordoba, il en existe en réalité plus de 15 000 ! Cette étude italienne vient d'être confirmée dans les faits : alors que la coca était supposée ne pas pousser dans la selva, la forêt vierge amazonienne étouffante et humide, en avril 2008, des plantations de coca et des laboratoires ont été découverts au Brésil, à 100 km de la frontière péruvienne, près de la rivière Javari [5].

Malgré le grandiose "Plan Colombie" (6 milliards $ entre 1999 et 2008), on produit toujours plus de cocaïne dans ce pays, mais aussi au Pérou et en Bolivie (environ 800 tonnes en 2000 et 990 en 2007).

Cocaïne et criminalisation en Amérique latine

L'importance du marché illicite de la cocaïne, qui représente au prix de gros environ 25 milliards $ par an, selon Hillary Clinton, Secrétaire d'État américaine, entraîne une grave criminalisation du Mexique, où les cartels s'affrontent en une guerre féroce, tout en ripostant sans pitié contre les timides tentatives de répression du gouvernement mexicain. On a ainsi comptabilisé 8 000 homicides en 2007/2008 (narcos, policiers, magistrats, militaires, passants, etc.), soit plus qu'en Irak ! De nos jours, la ville mexicaine de Tijuana, à la frontière californienne, a un taux d'homicides (800 en 2008) supérieur à celui de... Bagdad !

On a beaucoup parlé de la " grippe porcine " au Mexique depuis avril 2009, mais est-ce vraiment le problème le plus important de ce pays ? Selon le quotidien mexicain El Universal du 6 mai 2009, " du 1er janvier au 20 avril 2009, 2004 assassinats criminels ont été commis, (soit 18 homicides par jour). Depuis le 21 avril, date de l'alerte sanitaire porcine, jusqu'au 5 mai, on a compté 254 assassinats (17 par jour en moyenne), soit 2 258 morts depuis le 1er janvier ".

Cette criminalisation s'étend désormais à tout le continent américain. En Amérique centrale (Salvador, Honduras, Guatemala), des bandes juvéniles de narcotrafiquants, les Maras, prolifèrent dangereusement. La région compterait entre 70 000 et 200 000 mareros qui dominent des territoires entiers. Au Salvador, plus de 11 000 " soldats" seraient présents dans la " Mara Salvatrucha ". Selon le ministère de la Justice américain, aux États-Unis, les cartels mexicains contrôleraient actuellement le trafic (gros, demi-gros, jusqu'au kilo) de la cocaïne dans 49 États et dans 195 villes des États-Unis. Le principal cartel, " La Federación", contrôle 82 villes des Etats-Unis ; le cartel de Juarez, 44 villes ; celui du Golfe, 43 ; et celui de Tijuana, 20. Bien entendu, ces cartels exportent leurs " guerres " aux États-Unis même, et principalement dans les villes (66 sur 195) qui ne sont pas encore conquises par l'un d'entre eux.

Au total, selon l'enquête du magazine Rolling Stone [6], la " Guerre contre la drogue " menée par Washington a coûté 500 milliards $ de 1972 à 2007, pour un résultat quasi-nul.

La déferlante de la cocaïne sur l'Europe

Le ministre de la Défense de Colombie, pays qui produit 55% de la cocaïne mondiale, met en garde l'Europe : le marché européen de cette drogue a désormais rattrapé celui de l'Amérique du Nord. Selon Europol, la cocaïne importée en Europe est ainsi passée de 50 tonnes en 2002 à 300 tonnes en 2007.

La déferlante de cocaïne est telle que l'on peut désormais parler de " tsunami de la drogue " dans l'Europe du Nord-Ouest.

Au Royaume-Uni par exemple, l'usage de la " coke" a quadruplé en dix ans, tandis que son prix baissait de moitié, signe d'un grave échec répressif. La consommation (connue) de cocaïne a été multipliée par 8 de 1992 à 2004 et les admissions à l'hôpital pour intoxication à la cocaïne, ou surdose, ont augmenté de 400% en 8 ans (1999-2007). Les victimes sont à 85% des hommes, de 29 ans en moyenne.

En Irlande, 3 adolescents sur 5 ont déjà consommé de la cocaïne : c'est cinq fois plus que la moyenne européenne et bien plus qu'aux États-Unis. À Dublin, la cocaïne est si abondante que son prix est désormais tombé à 40 € le gramme, contre ± 70 € sur le continent.

L'analyse chromatographique démontre que la Belgique consomme ± 1,75 tonne de cocaïne par an, soit 50 000 doses/jour, ce qui constitue le double des estimations antérieures, certes plus grossières, réalisées par des sondages. Cela représente un montant total au détail de ± 70 millions € en 2007.

Quant aux Pays-Bas, ils sont devenus une plateforme de vente de la cocaïne pour la Ndrangheta calabraise, et notamment pour le puissant clan Nirta-Strangio. 9 tonnes de cocaïne ont été saisies en 2006 (dernières statistiques disponibles) : la moitié dans des cargos, le reste à l'aéroport de Schiphol/Amsterdam (1,2 tonne/cargo aérien ; 3,2 tonnes sur 1 410 passagers).

Ceux qui, à Bruxelles ou ailleurs, pensent que le Mexique ou l'Indochine " c'est loin " feraient bien de méditer la prophétie de Paul Valéry, énoncée en 1945 [7]: " Le monde auquel nous commençons d'appartenir, hommes et nations, n'est qu'une figure semblable du monde qui nous était familier. Le système des causes qui commande à chacun d'entre nous, s'étendant désormais à la totalité du globe, le fait résonner tout entier à chaque ébranlement ; il n'y a plus de questions finies pour être finies sur un point ".

De fait, les sociétés criminelles d'Amérique latine (Cartels, Maras) sont déjà implantées en Espagne, pays fragilisé par la crise et dans lequel une criminalité " à la mexicaine " semble émerger. En janvier 2009, par exemple, alors que Léonidas Vargas, gros " narco " colombien et ex-lieutenant de Pablo Escobar, attendait son procès dans un hôpital madrilène après avoir été capturé en 2006, un tueur a surgi dans sa chambre et l'a foudroyé de plusieurs balles, l'empêchant ainsi de s'épancher. Si de tels épisodes sont monnaie courante de Mexico à San Salvador, ils sont encore rares dans l'Union européenne. Jusqu'à quand ?


[1] Contrairement à celles qui sont génétiquement modifiées, les plantes agronomiquement améliorées sont capables de se reproduire et donc de fournir plusieurs récoltes successives. Le cannabis d'Amérique latine contient en moyenne 6% de tétrahydrocannabinol, THC. Voir " Colombie : de la marijuana plus chère que la coca ", Courrier International, 24/07/2008.
[2] Selon les experts officiels colombiens, le narcotrafic lui-même, ou les taxes perçues sur celui-ci, rapportent à la guérilla des FARC de 200 à 300 millions $ par an, avec lesquels elle entretient quelque 9 000 guérilleros. Dans la décennie 1990, ces guérilleros étaient environ 17 000 et le narcotrafic rapportait 500 millions $ par an.
[3] Selon l'ONU, l'Afghanistan a produit en 2007, sur 193 000 hectares, ± 8 200 tonnes d'opium, dont environ 60% ont été transformés sur place en héroïne. Cette chimie lourde a nécessité 13 000 tonnes de produits chimiques venus des pays voisins. La vente en gros de cette héroïne a rapporté 4 milliards $ aux narcos afghans et à leurs complices (ou commanditaires...) officiels. Voir AFP, 28/07/08 " Other states helping Afghanistan make heroin ".
[4] Voir son interview dans le Washington Times du 2/04/08 " Weak states enable drug trade ".
[5] UPI – 17/03/08 – " They're producing cocaine in Brasil now, too ".
[6] " How America lost the war on drugs ", Rolling Stone, décembre 2007.
[7] " Regards sur le monde actuel ", Gallimard, 1945.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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