Le sommet UE-Russie à la lumière de la crise géorgienne

Multilatéralisme

Isabelle Isabelle

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10 novembre 2008

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Isabelle Isabelle

Isabelle Isabelle

Chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique, Maître de conférence à l'Ecole polytechnique.

Le sommet UE-Russie à la lumière de la crise géorgienne

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La relation UE-Russie ne devait pas vraiment être au cœur de la présidence française de l'Union européenne. La " guerre des 5 jours " en a décidé autrement. Se déroulant dans le " voisinage commun " aux deux acteurs, elle a suscité une réaction immédiate de l'Union européenne, soucieuse d'être présente dans la gestion d'une crise touchant à la sécurité du continent européen et permettant potentiellement de redynamiser une présidence obérée par le " non " irlandais au Traité de Lisbonne. L'Union européenne s'engageait ainsi dans un exercice diplomatique complexe et de long terme avec Moscou. La Russie a accepté que les Européens jouent le principal rôle dans la médiation (limitant au maximum, en parallèle, les contacts avec les Etats-Unis, dont elle a dénoncé la responsabilité dans le déclenchement des hostilités). Le 12 août, la France négociait l'accord en 6 points qui devait permettre de mettre fin aux hostilités et d'arrêter la progression des forces russes en territoire géorgien. Le 8 septembre, le président en exercice de l'Union européenne, Nicolas Sarkozy, le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, et le Haut représentant pour la PESC, Javier Solana, se mettaient d'accord avec le président russe, Dmitri Medvedev, sur des mesures de mise en œuvre : dates butoir pour les différentes étapes du retrait des forces russes, accord de principe sur l'envoi d'observateurs européens dans le cadre de la PESD, et lancement de discussions internationales à Genève, à partir du 15 octobre [1]. Le Conseil européen a également nommé un représentant spécial de l'Union européenne pour la crise en Géorgie, Pierre Morel.

Moscou a opté pour une position dure à l'égard du médiateur européen lui compliquant la tâche par l'ampleur relative de ses opérations militaires, l'intransigeance de sa posture diplomatique, sa lecture extensive du plan en 6 points et les lenteurs du retrait de ses forces. Aussi, au plus fort de la crise géorgienne, la proposition avait été faite par certains Etats membres d'annuler le prochain sommet UE-Russie afin de sanctionner cette dernière pour avoir utilisé la force militaire en Géorgie et pour avoir reconnu de manière unilatérale les indépendances de l'Abkhazie et de l'Ossétie du sud.

Le sommet UE-Russie aura bien lieu le 14 novembre à Nice. Il devra, entre autres, statuer sur la question de la reprise des négociations sur l'Accord de partenariat et de coopération (APC) et se tiendra dans un climat bien particulier entre tension, ouverture et, peut-être, un soupçon d'indifférence.

Tension : l'accord de septembre prévoyant le déploiement d'observateurs civils de l'Union européenne fait l'objet de lectures différentes de la part de Moscou et des Européens ; la partie russe estimant que ces observateurs n'ont pas à pénétrer sur le territoire de l'Ossétie du sud et de l'Abkhazie ; l'Europe, qui n'a pas reconnu les indépendances, que le mandat de la mission concerne l'ensemble du territoire de la Géorgie.

Ouverture : début octobre 2008, la première réunion ministérielle UE-Russie depuis la crise géorgienne se tenait dans le cadre du Conseil de partenariat permanent. Consacrée aux questions énergétiques, elle a été suivie de plusieurs autres permettant, malgré le report des discussions sur le futur APC décidé le 1er septembre, d'alimenter le dialogue russo-européen. En parallèle, le président russe a remis à l'ordre du jour son projet de nouveau " Traité de sécurité européenne " qui, malgré ses immenses zones d'ombre, rappelle que la Russie se voit comme une " partie intégrante " du continent européen et refuse de s'en trouver isolée [2].

Indifférence : après l'émotion suscitée en août et septembre par la crise géorgienne, que certains observateurs avaient comprise comme un tournant stratégique dans les relations internationales post-Guerre froide, la crise financière mobilise désormais toutes les attentions, les détournant de l'analyse des nombreuses implications du conflit russo-géorgien.

La guerre de Géorgie s'est produite alors que les relations politiques et de sécurité UE-Russie stagnaient depuis plusieurs années du fait de tensions récurrentes et d'incompréhensions profondes. Ce conflit, qui a amené le Conseil européen à réclamer un audit des rapports UE-Russie en perspective du sommet de Nice, n'a-t-il fait que détériorer plus avant le contexte du partenariat russo-européen, ou a-t-il suscité (va-t-il susciter) des redéfinitions salutaires contribuant à sortir ce partenariat de l'ornière ?

Un problème majeur pour la Russie : la participation au jeu politique et de sécurité européen

L'élément le moins négatif dans la guerre des 5 jours réside, sans doute, dans le fait que la Russie a accepté la médiation de l'Union européenne. Compte tenu de l'intransigeance marquée par Moscou face à Bruxelles sur un certain nombre de dossiers – avant et pendant la crise géorgienne –, il s'agit d'un fait diplomatique significatif, soulignant le réalisme des responsables russes sur le poids des enjeux politiques, géopolitiques, commerciaux et énergétiques que recouvre la relation de leur pays avec l'Union européenne. C'est une expression parmi d'autres du fait que Moscou ne veut pas se marginaliser sur la scène européenne, même si certains officiels russes suggèrent à l'envi que leur pays ne craint pas l'isolement. Cela correspond à l'intérêt de l'Union européenne qui, en pleine crise géorgienne, considérait " que compte tenu de l'interdépendance entre [elle] et la Russie, et des problèmes globaux auxquels elles sont confrontées, il n'est pas d'alternative souhaitable à une relation forte, fondée sur la coopération, la confiance et le dialogue " [3].

La guerre des 5 jours a été une occasion supplémentaire pour la Russie de rappeler qu'elle considère que son " ambition européenne " n'est pas servie par ce qu'elle perçoit comme la passivité des Européens face à certaines politiques américaines touchant pourtant à leurs intérêts fondamentaux ; de la relation à la Russie à la gestion du voisinage en passant par les questions de sécurité. Depuis plusieurs années, Moscou déplore les encouragements de Washington aux projets de voies d'évacuation des hydrocarbures vers l'Europe contournant le territoire de la Russie ; fustige les efforts des Etats-Unis et de certains pays européens pour accélérer le processus d'adhésion de la Géorgie et l'Ukraine à l'OTAN ; tente de convaincre l'Union européenne de s'opposer ou, du moins, de demander une discussion multilatérale ouverte sur les plans de déploiement d'éléments du système antimissile américain sur le territoire de deux de ses membres (Pologne et République tchèque). Considérant que l'Union européenne, qu'elle juge moins capable que jamais d'autonomie politique et sécuritaire à l'égard de Washington, est restée sourde à ses appels, la Russie a profité du conflit en Géorgie pour les réitérer. Les autorités russes ont insisté, à de multiples reprises, sur la responsabilité plus ou moins directe des Etats-Unis dans le déclenchement du conflit [4] et regretté les conséquences négatives des agissements américains sur la stabilité européenne. Le Premier ministre russe, Vladimir Poutine, a, à la fin du mois d'août 2008, à la veille de la réunion extraordinaire du Conseil européen sur la crise géorgienne, appelé les Européens à agir de manière indépendante, en fonction de leurs intérêts propres, plutôt que de se laisser guider par les intérêts de politique étrangère des Etats-Unis, faute de quoi la Russie devrait se résigner à traiter des questions européennes... avec Washington [5].

Ce thème n'a rien d'inédit. Au nom de son projet de multipolarité et parce qu'elle juge qu'un ordre de sécurité européen structuré par l'OTAN et les Etats-Unis obère ses chances d'y participer sur un pied d'égalité, Moscou a toujours tenté d'encourager ses partenaires européens à la constitution d'un axe russo-européen pour la gestion de la sécurité du continent partagé [6]. Constatant l'atlantisme de beaucoup des nouveaux Etats membres d'Europe centrale et orientale, prenant acte des changements de direction politique à Berlin, puis à Paris, où les responsables politiques ont affirmé un attachement plus fort que leurs prédécesseurs au lien transatlantique, et ce au moment le moins pertinent vu de Moscou (" ère Bush "), la Russie ressent que sa participation sur un pied d'égalité à la prise de décision sur la sécurité européenne est fortement compromise. Elle en veut pour preuve son échec récent à convaincre les Européens de ce que certains projets portés par les Etats-Unis – intégration de l'Ukraine et de la Géorgie à l'OTAN, projets anti-missiles américains en Pologne et en République tchèque – devraient être refusés en raison de leur potentiel déstabilisant pour la sécurité européenne. De fait, lors du sommet de l'OTAN à Bucarest en avril 2008, les Etats-Unis et leurs alliés ont " décidé que [Kiev et Tbilissi] deviendraient membres de l'OTAN " [7] et salué " la contribution substantielle que le projet d'implantation en Europe de moyens de défense antimissile des États-Unis apporte à la protection des Alliés contre les missiles balistiques à longue portée " [8].

Un problème majeur pour l'Europe : le respect de ses intérêts et de ses valeurs par la Russie

Les Européens ont bien entendu ce message avant et pendant la crise géorgienne. Beaucoup de décideurs et d'observateurs européens considèrent, off the record, que la question se pose véritablement de la manière d'associer plus justement la Russie aux décisions concernant la stabilité du continent européen, que Moscou n'a pas tort quand elle fait valoir que certaines initiatives américaines sur le continent, notamment dans le nouveau voisinage de l'Union européenne, sont déstabilisantes, et que la politique européenne à l'égard de la Russie et de l'espace post-soviétique ne saurait reposer sur les mêmes principes, visions et modes d'action que celle des Etats-Unis. Malheureusement, les agissements de la Russie ont souvent pour effet d'inhiber ces approches compréhensives de ses partenaires européens.

A l'occasion de la crise géorgienne, Moscou donne l'impression que, tout en réclamant que les pays européens se montrent plus sensibles à sa perception de ses intérêts en Europe et dans l'espace post-soviétique, elle n'est pas réellement disposée à la réciprocité. L'intransigeance de la posture diplomatique russe face à l'Union européenne au cours des derniers mois n'a fait que confirmer un fait bien connu des chancelleries européennes, à savoir la grande réticence de Moscou à accepter une action plus ample de l'Union européenne dans le " voisinage commun " [9]. Moscou, avec les dirigeants de l'Abkhazie et de l'Ossétie du sud, s'oppose au déploiement des observateurs européens sur le territoire des deux régions, dont l'Union européenne n'a pas reconnu l'indépendance, au contraire de la Russie. Comme le plan en 6 points du 12 août, largement inspiré des préférences russes (absence de mention de l'intégrité territoriale de la Géorgie, absence de définition des " mesures additionnelles de sécurité "), cette attitude montre que Moscou veut imposer à l'Europe l'ordre des choses qu'elle préconise dans une zone qu'elle préfère appréhender comme son " étranger proche " que comme un " voisinage commun " à elle et à l'Union européenne. Là encore, le fait n'est pas très inédit. Avant le début de la guerre des 5 jours, Moscou n'avait pas exprimé un grand enthousiasme pour le plan allemand pour l'Abkhazie, pourtant porté par le ministre allemand des Affaires étrangères, favorable à une politique européenne ouverte à l'égard de la Russie. En d'autres termes, Moscou peine à accepter que l'Union européenne considère avoir dans son nouveau voisinage partagé avec la Russie des intérêts à promouvoir, notamment des intérêts de sécurité.

Si la Russie veut voir l'Union européenne gérer les destinées sécuritaires sur le continent partagé davantage en concertation avec Moscou et moins en fonction des visions et préférences des Etats-Unis, elle devra montrer plus d'intérêt à une réelle coopération politique et de sécurité avec Bruxelles, et ne pas la limiter, comme elle le fait actuellement, à des zones éloignées du continent [10]. Car de quelle responsabilité conjointe, de quel partenariat de sécurité russo-européen parler si la partie russe refuse de l'appliquer aux Balkans ou au voisinage oriental de l'Union européenne? Une évolution vers l'acceptation d'actions conjointes dans ces régions donnerait davantage de poids aux suggestions de certains officiels et experts russes selon lesquelles la sécurité de l'Ukraine et de la Géorgie serait mieux assurée par l'Union européenne que par l'OTAN. Mais un tel changement de ligne est-il envisageable à l'heure où, pour Moscou, le vrai problème est celui de la propension de l'Europe à " exporter " son modèle dans son voisinage parce qu'elle y voit un gage de stabilité et de sécurité – une vision que Moscou appréhende, avant tout, comme une menace pour son influence dans son ancien espace impérial.

De la même manière, Moscou devrait comprendre la conviction partagée en Europe que " la relation transatlantique est irremplaçable " (Stratégie de sécurité de l'Union européenne), et surtout en comprendre les raisons profondes. Le président français, Nicolas Sarkozy, a réaffirmé ce postulat en indiquant que le " pacte " de sécurité européenne proposé par Dmitri Medvedev méritait considération mais que le dialogue envisagé sur cette question devrait " associer nos amis et nos alliés américains " [11]. L'attachement de tous les Etats membres de l'Union européenne au lien transatlantique doit largement à l'existence d'un substrat de valeurs communes, qui a toujours permis de stabiliser et de redynamiser le partenariat transatlantique lorsque celui-ci est perturbé par des divergences de fond.

Avec la Russie, l'autre grand partenaire stratégique de l'Union européenne, cette dimension manque, ce qu'a non seulement souligné mais accentué la crise géorgienne. Contrairement à nombre de dirigeants russes et à certains experts européens, les responsables européens ne jugent pas possible de bâtir, comme le propose en substance Moscou, le partenariat russo-européen sur la base des seuls intérêts communs qui unissent l'Union européenne et la Russie même s'ils sont effectivement de taille (partage d'un continent, lien économique [12] et interdépendance énergétique). La guerre en Géorgie n'a fait que renforcer la gêne des Européens face à l'impasse concernant les valeurs, parce qu'elle a mis en évidence une divergence importante entre Moscou et l'Europe, portant sur le thème du recours à la pression et à la force (thème sur lequel les Européens ne sont, du reste, pas en phase non plus avec les Etats-Unis [13]). C'est d'ailleurs cette même différence qui a conduit les Européens à se rapprocher des positions américaines, lors du sommet de l'OTAN à Bucarest en avril 2008, sur l'élargissement de l'OTAN et les projets de déploiement anti-missiles en Europe. Ce choix a, en effet, grandement à voir avec le rejet par les Européens de la pression et de la menace du recours à la force que Moscou a pratiquées ces dernières années pour soutenir sa position sur ces mêmes enjeux (mise en cause effective – FCE – ou envisagée – FNI – de traités de maîtrise de désarmement, ou encore menace formulée par certains responsables russes de cibler des missiles sur des pays européens).

La " crise des valeurs " entre la Russie et l'Union européenne est sans doute plus profonde encore suite au conflit en Géorgie du fait que Moscou a rompu avec certains principes clefs qui étaient censés guider son action diplomatique depuis la fin de la Guerre froide, et qui se trouvaient être au cœur d'une certaine communauté de vision de l'ordre international entre les Russes et les Européens. La Russie a notamment mis en cause l'attachement commun à certains principes du droit international : abstention de recours à la force militaire en l'absence de mandat de l'ONU, respect de la souveraineté et de l'intégrité territoriale. L'Union européenne, comme l'a rappelé son président en exercice devant l'Assemblée générale de l'ONU le 23 septembre 2008, " ne peut pas transiger sur le principe de la souveraineté et de l'indépendance des Etats, de leur intégrité territoriale et du respect du droit international. L'Europe dit à tous les Etats qu'elle ne peut pas accepter le recours à la force pour régler un différend " [14]

Conclusion : à la veille du sommet de Nice...

L'Union européenne a, semble-t-il, assez bien mesuré tous les enjeux que recouvre la crise en Géorgie. Elle a compris la nécessité d'être présente et active dans la gestion d'une crise touchant à la stabilité de son nouveau voisinage et ce selon ses propres " recettes " et ses propres instincts (le président français a indiqué que les Etats-Unis avaient tenté de le dissuader de se rendre à Moscou pour entreprendre la médiation [15]). L'Union européenne a également saisi que le traitement de la crise géorgienne par la Russie a valeur de démonstration par rapport à d'autres parties du voisinage commun – en premier lieu l'Ukraine – et a choisi de montrer sa détermination à ne pas céder, par exemple en décidant de signer avec Kiev, le 9 septembre à l'issue d'un sommet UE-Ukraine, un accord d'association [16], ou en décidant, pour la Géorgie, des mesures de facilitation de l'octroi de visas et en envisageant l'établissement d'une zone de libre échange [17].

Face à la Russie, l'Europe a su faire preuve, certes non sans difficulté et a minima, d'unité dans la fermeté. Malgré les appréciations diverses du degré de succès réalisé par le président français dans sa négociation avec les responsables russes (aboutissant au plan en 6 points), les 27 Etats membres de l'Union européenne ont resserré les rangs face à l'assurance russe. Organisant une réunion extraordinaire du Conseil européen le 1er septembre consacré à la situation en Géorgie, le premier depuis la crise suscitée par la guerre en Irak, ils ont condamné " la réaction disproportionnée " de la Russie, jugé " inacceptable " sa " décision unilatérale de reconnaître l'indépendance de l'Abkhazie et de l'Ossétie du sud ", et convenu de reporter les réunions prévues pour négocier un nouvel APC tant que le retrait des troupes russes en Géorgie aux termes du plan en 6 points ne serait pas effectif – autant d'éléments qui ne faisaient pas, initialement, l'unanimité entre les Etats membres.

A l'occasion de la crise géorgienne, les Européens " anciens " et " nouveaux " ont fait des pas les uns vers les autres sur la question russe. Les premiers ont accepté le principe d'une ligne plus ferme vis-à-vis de la Russie et d'un engagement plus clair vis-à-vis du " voisinage commun ". Les seconds en reconnaissant de fait qu'il n'est pas possible de fermer la porte à la Russie (renonciation à l'application de sanctions contre Moscou) et qu'il est impératif de trouver les voies d'un accord de long terme entre les deux grands acteurs du continent. Tous comprenant que les divisions ne feraient que fortifier les positions de la Russie. L'ensemble d'initiatives entreprises par l'Europe – même si le résultat en est imparfait – a permis de sauver l'essentiel, en conciliant autonomie d'action sur un dossier touchant à la sécurité européenne et résistance sur la défense des valeurs de l'Union.

Voir l'Europe capable de davantage d'unité ne peut qu'amener Moscou à des positions plus conciliantes, comme en témoigne le respect global des engagements pris le 8 septembre. L'Union européenne mesure-t-elle suffisamment cette réalité ? Sa nouvelle unité semble fragile. Tandis que la France est favorable à la reprise des négociations de l'APC lors du sommet UE-Russie le 14 novembre, la Pologne et la Lituanie l'estiment prématurée. Les Etats membres ne partagent pas la même analyse de la mesure dans laquelle les Russes ont respecté l'accord en 6 points et celui du 8 septembre. La Russie tente, sans doute, de tirer avantage de ces tensions, par exemple lorsqu'elle fait monter la pression sur la question du rôle des observateurs européens en Géorgie. L'Europe ne peut se contenter de déplorer que la Russie profite de sa division interne, d'autant qu'elle n'est pas le seul partenaire à jouer de cette faiblesse majeure. Cette faille l'empêche de voir clairement la solidité relative de ses forces et atouts face à la Russie [18].

La raideur de la diplomatie de Moscou ces dernières années tient, en partie, à sa peur d'être coupée politiquement de l'Europe – d'abord par l'intégration à l'Union européenne et à l'OTAN de nouveaux membres dont le bagage historique avec la Russie est tellement lourd qu'ils sont tentés de promouvoir des mesures destinées à la marginaliser, ensuite par un rapprochement trop décisif entre les pays du voisinage commun et l'Union européenne.

L'Europe a évidemment un rôle à jouer pour faire en sorte que le désir d'être associée l'emporte, dans les moteurs de la diplomatie russe, sur la tentation de la nuisance et de l'isolement, et que Moscou renonce à la pression et à la coercition pour atteindre ses objectifs, dont celui de participer sur un pied d'égalité à l'architecture de sécurité européenne. Alors que la crise financière l'accapare, l'Union européenne sera-t-elle suffisamment concentrée et lucide sur ces enjeux lors du sommet UE-Russie ? Cela serait d'autant plus nécessaire que cette même crise financière pourrait contribuer, si les Européens négocient bien le virage, à amener la Russie, assez durement touchée et, en tout cas, visiblement intéressée à ne pas traverser isolée cette crise, à des positions plus souples à l'égard de l'Europe, son indispensable partenaire ?


[1] Voir " Crise dans le Caucase – Mise en œuvre du plan du 12 août 2008 – Communiqué de la présidence de la République ", 9 septembre 2008.
[2] Voir les propos de M. Medvedev à Berlin, le 5 juin 2008 (Intervention lors de la rencontre avec les représentants des cercles politiques, parlementaires et sociaux d'Allemagne, site de la présidence russe, www.kremlin.ru).
[3] Extraordinary European Council, Brussels, 1 September 2008, Presidency Conclusions.
[4] Vladimir Poutine, le Premier ministre russe, mettant en avant les coopérations militaires entre les Etats-Unis et la Géorgie et les fournitures d'armement américaines à Tbilissi, est allé jusqu'à suggérer que l'administration Bush aurait pu orchestrer la crise dans le Caucase dans le souci de " créer un avantage comparatif pour l'un des candidats à la présidence américaine " (Transcript: CNN Interview with Vladimir Putin, 29 août 2008, http://edition.cnn.com/2008/WORLD/europe/08/29/putin.transcript/
[5] Interview donné à la chaîne allemande ARD, cité in " Putin Blasts Europe for Following U.S. Foreign Policies ", RIA Novosti, 30 août 2008.
[6] De ce point de vue, le format de dialogue trilatéral Paris-Berlin-Moscou qui existait dans les années Eltsine correspondait aux intérêts du Kremlin.
[7] Même si certains membres, dont la France et l'Allemagne, ont à cette même occasion rejeté l'octroi à la Géorgie et à l'Ukraine du Plan d'action pour l'adhésion (MAP).
[8] Déclaration du Sommet de Bucarest publiée par les chefs d'État et de gouvernement participant à la réunion du Conseil de l'Atlantique Nord tenue à Bucarest le 3 avril 2008.
[9] Voir Isabelle Facon, "Russie-Union européenne : l'enjeu du voisinage commun", in Annuaire français de relations internationales, Bruylant/La Documentation française, 2007, pp. 620-637.
[10] La Russie contribue par exemple à l'opération EUFOR au Tchad.
[11] Discours à la World Policy Conference, Evian, 8 octobre 2008.
[12] Dans son discours au Parlement européen le 21 octobre 2008, Benita Ferrero-Waldner rappelait que la Russie est le troisième partenaire commercial de l'UE, et que la relation commerciale, qui ne cesse de croître, offre des opportunités aux milieux d'affaire de l'UE. La Commissaire aux relations extérieures et à la politique européenne de voisinage a également indiqué que l'UE compte pour 80% des investissements étrangers cumulés en Russie.
[13] L'on se souvient, à cet égard, du front commun Paris-Berlin-Moscou qui s'était formé en 2003 pour faire obstacle à la perspective d'une guerre en Irak. De la même façon, beaucoup de pays européens considèrent, comme la Russie d'ailleurs, que le problème nucléaire iranien ne saurait être résolu par le recours à la force militaire et que la négociation multilatérale est l'option à privilégier.
[14] Voir aussi Michel Foucher et Jean-Dominique Giuliani, " L'Union européenne face à la guerre russo-géorgienne ", Questions d'Europe, Fondation Robert Schuman, n° 108, 1er septembre 2008.
[15] Allocution devant le Parlement européen, Strasbourg, 21 octobre 2008.
[16] Voir Marc-Antoine Eyl-Mazzega, " Le sommet UE-Ukraine du 9 septembre 2008 : vers un tournant historique et stratégique ? ", Questions d'Europe, Fondation Robert Schuman, n° 109, 8 septembre 2008.
[17] Extraordinary European Council, Brussels, 1 September 2008, Presidency Conclusions.
[18] En 2007, le poids économique de l'Union était sans commune mesure avec celui de la Russie : le PNB cumulé des 27, selon la Banque Mondiale, représentait 22,4% du PNB mondial, la plaçant ainsi en tête du classement mondial avant les Etats-Unis ; la Fédération de Russie, quant à elle, ne comptait que pour 3,2% du total.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

Le sommet UE-Russie à la lumière de la crise géorgienne

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