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Le fordisme spatial et l'Europe

Stratégie, sécurité et défense

Olivier Bomsel,  

Alice Dagicour

-

10 juillet 2023
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Bomsel Olivier

Olivier Bomsel

Professeur d'économie à Mines Paris PSL

Dagicour Alice

Alice Dagicour

Élève fonctionnaire à l'ENS Paris-Saclay et Mines Paris PSL

Le fordisme spatial et l'Europe

PDF | 328 koEn français

L'année 2022 aura été faste pour les activités spatiales, avec 180 lancements et presque 2500 satellites envoyés en orbite dans le monde.

Retour sur Terre pour l'Europe

Pourtant, cette même année, l'Europe n'a procédé qu'à six tirs. Et pour cause : neuf des quinze tirs effectués en 2021 avaient concerné des lanceurs Soyouz, reliquats d'une coopération avec la Russie désormais caduque. Les acteurs européens doivent désormais recourir à l'Inde pour lancer les satellites de la constellation OneWeb, lesquels sont construits aux États-Unis. Alors qu'Ariane 5 vient de réussir son dernier lancement le 5 juillet depuis le centre spatial guyanais, le retard pris sur Ariane 6 prive l'Europe de lanceur opérationnel avant 2024 et des moyens d'atteindre la cadence de tirs de ses concurrents américains et chinois. En outre, la capacité d'emport du lanceur a déjà été en partie préemptée par Amazon pour les satellites de la constellation Kuiper, qui poursuit la colonisation américaine des orbites basses (LEO). Après avoir été leader de la fabrication et du lancement de satellites commerciaux, l'Europe apparaît déclassée. Que s'est-il passé ? Un rattrapage est-il possible ? À quelle condition ?

L'essor de l'espace en série

Le problème est industriel et institutionnel. Depuis les années 2000, les activités spatiales sont entrées dans l'ère de la production en série : jusqu'alors réservé à quelques happy few servis par une industrie de prototypes, l'espace s'est ouvert à de vastes constellations prolongeant les réseaux d'information terrestres. Aux cinq cents satellites de l'orbite géostationnaire sont venues s'ajouter des myriades de milliers de capteurs-relais en orbite basse. Ce changement de paradigme, qui excède le simple changement d'échelle, s'est appuyé sur la vision industrielle quelques entrepreneurs à l'instar de Elon Musk, Jeff Bezos, Richard Branson[1], et le ralliement à leur cause des institutions civiles et militaires américaines. Quand, en 2002, Elon Musk crée SpaceX, il parie que la numérisation de l'économie aura des effets sur les activités spatiales. Il veut démocratiser l'accès à l'espace en abaissant la barrière à l'entrée du secteur, le coût de lancement des satellites. Dans l'usine monumentale de Hawthorne en Californie où les lignes de fabrication encerclent les bureaux, SpaceX déploie son organisation de la production en série. Elle repose sur l'intégration verticale des composants spécifiques - 80 à 90% des composants des lanceurs sont fabriqués sur place - et une innovation dite "itérative", avec des tests plus fréquents et moins chers. Le tâtonnement, l'erreur corrigée deviennent un procédé industriel. La firme réduit ainsi le temps de développement des lanceurs dans un secteur où le temps n'est pas encore compté. Elle adopte aussi des méthodes et des composants issus d'autres secteurs (automobile, aéronautique) rodés à la production en série. La numérisation des procédés, le recours à des composants non durcis, testés en vol, accélèrent la standardisation des machines et des éléments. On retrouve ici les grandes caractéristiques du fordisme, cette théorie d'organisation industrielle que l'on doit à Henry Ford, et visant à accroître la productivité par la standardisation des produits et par une nouvelle organisation du travail qui accompagna la production en série de la Ford T. En 2009, au grand dam des historiques du secteur, SpaceX commercialise un premier lanceur fiable. La fordisation[2] appliquée à toute la chaîne industrielle va finalement aboutir à l'entrée sur le marché du premier lanceur partiellement réutilisable, Falcon 9, opérationnel en 2017. Son concept, qui réduit de 30% les coûts et les délais de lancement pour le constructeur, est emblématique de la révolution que connaît l'industrie.

L'espace à l'heure d'Internet

Dès lors, lancer des satellites devient plus abordable. De nouveaux marchés émergent, portés par des acteurs extérieurs au spatial prompts à tirer parti de la fordisation : construction de satellites, gestion d'infrastructures, collecte et traitement de données. En 2015, Elon Musk lance Starlink, une constellation fournissant de l'internet à haut débit depuis l'orbite basse, qui va, dit-il, "révolutionner le secteur des satellites comme il l'a fait de celui des fusées". D'autres projets suivent, stimulés par l'économie numérique : OneWeb, financé sur fonds indo-britanniques, Kuiper, lancé par Jeff Bezos, le patron d'Amazon. Car, avec l'arrivée des minisatellites et des besoins liées au déploiement d'Internet, les opérateurs se tournent vers les orbites basses (LEO, entre 400 et 1 200 km), qui offrent tout à la fois plus d'accessibilité, de résilience, de couverture, et de meilleurs délais de transmission de l'information. Et, surtout, des moyens d'observer. L'orbite géostationnaire (GEO, à 36 000 km), où se concentraient jusqu'alors les télécommunications spatiales qui ne faisaient au fond que transmettre, perd alors sa prévalence. Positions orbitales et fréquences étant néanmoins limitées, Américains, Chinois et Européens comprennent qu'il faut se lancer dans la course. C'est la naissance du New Space, qui entraîne vers le spatial un nombre d'acteurs privés croissant. En dix ans, les orbites basses deviennent le support d'une industrie fondée sur la donnée, où opérateurs civils et militaires, mais aussi collectivités territoriales, producteurs d'énergie, assureurs se disputent les données récoltées dans l'espace. Observation de la Terre, navigation, surveillance, Internet des objets : les infrastructures spatiales captent l'information, la connectent aux systèmes terrestres qui l'intègrent à leurs fonctions classiques. L'innovation est continue tout au long de cette chaîne. Il s'agit d'avoir des images plus précises, mieux résolues, mais aussi plus fréquentes et plus vite transmises aux utilisateurs. Les constellations de satellites réduisent le temps de revisite (fréquence de passage au-dessus d'un point), étendent la couverture, élèvent la résolution. Encore en développement, les liaisons laser inter-satellites doivent éviter les relais terrestres pour accélérer le flux de l'information vers l'utilisateur. Ces innovations renforcent significativement la militarisation de l'espace car l'information, traditionnellement critique dans la guerre, est devenue un facteur d'hégémonie. En aval, de nombreuses sociétés émergent pour valoriser les données et proposer de nouveaux services. Depuis la fin des années 2000, l'entrepreneuriat est stimulé par des investissements privés (15 milliards $ pour les Spacetechs dans le monde en 2021) sur lesquels les financements publics font levier. Les nouveaux entrants exploitent les données d'observation de la Terre à des fins militaires, agricoles, de gestion des ressources, etc. La prolifération des débris causés par la multiplication des objets spatiaux suscite de nouveaux marchés, des services en orbite qui défendent aussi le développement d'un écosystème plus soutenable.

L'enjeu de la dualité

Si le secteur spatial se privatise au fur et à mesure de sa fordisation, les acteurs publics, vecteurs de la souveraineté des États, restent omniprésents. Sans la décision de la NASA de déléguer les coûts d'entretien et de maintien en service de ses programmes, l'ambition spatiale d'Elon Musk serait restée lettre morte. En 2008, alors que la crise financière menace tous ses actifs, SpaceX obtient de l'Agence spatiale américaine un contrat record de 1,6 milliard $ pour ravitailler la Station spatiale internationale (ISS). Une commande providentielle, suivie de nombreuses autres. Année après année, le soutien public traduit aussi la très forte dualité civil-militaire du spatial. La NASA a toujours été proche des institutions militaires. Le Department of Defense (DoD) et la National Security Agency (NSA) se sont ainsi doublés de l'US Space Command et de la Space Development Agency en 2019, qui traitent directement avec la NASA et le National Space Council, mais aussi avec les acteurs privés. Forgées par la doctrine de l'US Space-Dominance, ces institutions sont la clé de voûte de l'écosystème spatial américain. Les nombreuses collaborations entre le DoD et la NASA (dans le domaine des lanceurs, du GPS, de l'observation de la Terre etc.) témoignent des gains portés par l'exploitation des synergies duales du secteur et de leur contribution à la stratégie de domination américaine. L'appui croissant sur le secteur privé explique aussi le succès de ce cocktail institutionnel. Dès les années 1980, les Etats-Unis ont engagé une série de réformes visant à encourager la concurrence entre industriels et à soutenir la productivité. Les plus importantes, le Commercial Space Launch Act de 1984 et le Space Act de 2015 ouvrent au privé le marché du lancement et facilitent les partenariats avec le gouvernement fédéral. En 2018, la nouvelle Space Policy Directive (SPD-2) facilite encore l'octroi de licences de lancement aux opérateurs privés. Le monopole d'un champion technique n'est plus de mise : les agences veulent disposer d'un vivier d'entreprises compétitives et résilientes. En s'orientant vers l'achat de services plutôt que de moyens, elles peuvent contracter avec un plus grand nombre d'acteurs et soutenir le développement de l'écosystème. Cette stratégie se traduit dans les budgets américains consacrés à l'espace : presque 50 milliards $ en 2020, dont la moitié pour les activités militaires, soit près de dix fois le budget des programmes spatiaux européens. Cette manne est d'autant plus critique que l'investissement public, notamment militaire, dans un secteur spatial en quête d'économies d'échelle fait levier sur l'investissement privé. La commande publique subventionne la R&D, les tests, les coûts fixes : elle permet aux entreprises produisant en série de vendre au coût marginal. En soutenant bec et ongles la fordisation d'un secteur spatial concurrentiel, les institutions américaines déploient un écosystème industriel au service de leur hégémonie.

Les raideurs de l'approche européenne

Les institutions spatiales européennes peinent davantage à montrer un front uni. Les mécanismes historiques qui les sous-tendent, développés au fil de la construction européenne, sont devenus obsolètes. En effet, au sortir de la guerre, les pionniers de la balistique allemande sont exfiltrés aux Etats-Unis. Le spatial ressurgit en Europe au cours des années 1960 dans les puissances nucléaires : la France et le Royaume-Uni. Au fur et à mesure de l'essor des applications civiles, ces pays voient dans l'espace un outil de mutualisation et de rapprochement européen. La protection militaire de l'OTAN affranchissant l'Europe d'une défense souveraine, l'Agence spatiale européenne (ESA) est créée en 1975 sur une base exclusivement civile. Celle-ci permet d'étendre à la Communauté, puis à l'Union européenne, le mécanisme d'agence associé aux activités spatiales. Toutefois, l'ESA ne coïncide pas avec l'Union : le Canada, la Suisse et le Royaume-Uni en sont membres. La Commission européenne ne se dote de sa propre agence spatiale qu'en 2021. C'est l'EUSPA, qui reprend la gestion du programme de navigation par satellite Galileo. Les programmes militaires sont laissés à la discrétion des États et de leurs agences nationales. Résultat de cette addition : la politique spatiale européenne est un millefeuille d'agences saturé de coûts de transaction. Son architecture n'est plus adaptée au rythme des activités spatiales. Pour bâtir son programme fondé sur la coopération scientifique et l'accès autonome de l'Europe à l'espace, l'ESA a imposé des normes structurant l'écosystème spatial européen. La règle de juste-retour inscrite dans le traité fondateur de l'Agence veut ainsi qu'un euro investi par un État dans un programme spatial sur une base volontaire se traduise par un euro de contrat industriel sur son territoire. Cette règle a induit une spécialisation des industries nationales : ainsi, le fameux compromis franco-allemand partage la construction des capacités optiques et radars entre les deux pays et reconnaît l'expertise de la France dans le domaine des lanceurs. Bien qu'initialement couronné de succès - l'Europe est à la fin du XXe siècle leader dans la construction et le lancement de satellites de télécommunications commerciales - ce dispositif était conçu pour une industrie de prototypes et non pour l'avènement du New Space. Il porte en lui les causes du déclassement actuel. D'abord, fort de leur succès sur le géostationnaire, les Européens ont raté la rupture technologique des orbites basses. Le secteur pourtant ne manquait pas d'experts. La raison est en fait schumpétérienne : l'organisation industrielle en place fondée sur de multiples relations d'agence n'est pas adaptée à l'équipement des orbites basses. En particulier, le juste-retour s'opposant à l'intégration verticale, la remise en cause de la logique d'homologation des systèmes et sous-systèmes imposée par cette organisation est très difficile. Conçu pour durer mille ans et répondre à des temps de développement presque aussi longs, le cadre spatial européen est rigide. Il est frappant de voir combien la question des délais de fabrication et du rythme des lancements, si critique dans l'approche de SpaceX, a échappé aux Européens. Non seulement Ariane 6 n'a pas d'étage récupérable, mais ses délais de conception et de fabrication la mettent quasiment hors-marché. Même chose pour les constellations de satellites. A l'exception de OneWeb, heureusement racheté par l'opérateur français Eutelsat, l'Europe est absente de la course aux orbites basses, critiques dans la guerre de l'information. La Commission européenne a bien lancé en 2022 un appel d'offres pour la construction d'une infrastructure satellitaire souveraine, IRIS2, mais celle-ci ne verra pas le jour avant 2027. Avec les limitations sur les applications duales et les règles d'homologation en vigueur, ces délais risquent fort d'être dépassés. Toutes ces inefficacités se reflètent dans l'investissement privé, qui ne peut trouver en Europe les leviers qu'apporte le financement public américain. Le déséquilibre avec les Etats-Unis en matière de levées de fonds était de 1 à 10 en 2022, celui de l'accès au financement de 1 à 20, notamment sur les levées de fonds de série B ou C, ainsi que les prêts bancaires. La hausse des taux d'intérêt amplifie encore cet écart. Au final, alors même que la course aux orbites basses suscite de nouvelles entreprises en Europe[3], la communauté spatiale européenne peine à consolider ses actifs. Dans ce secteur pourtant stratégique, la manne financière d'amorçage des entreprises reste encore largement américaine.

Quelle réforme ?

Si la doctrine américaine, en partage désormais avec la Chine, est de dominer l'espace, quelle est celle de l'Europe ? Jusqu'ici, l'Europe a développé, en soutien aux besoins militaires des États membres, une industrie civile centrée sur les applications scientifiques et le marché géostationnaire. Cette stratégie n'est plus adaptée à la guerre de l'information. Ainsi, l'accès libre aux données Copernicus d'observation de la Terre sert avant tout les GAFAM, qui profitent en outre de la colonisation de l'orbite basse pour verrouiller les marchés des applications civiles. Comme le montre le déclin des lanceurs, la fordisation de l'industrie spatiale a rapidement déclassé l'industrie européenne. L'Europe doit donc bâtir une stratégie industrielle qui ne peut pas se cantonner à de nouveaux guichets et de nouveaux entrants. Celle-ci ne peut attendre un nouveau Musk, l'entrepreneur pionnier et fédérateur n'ayant rien d'un mythe européen. Quant aux géants du numérique, ils sont américains et chinois. Une réforme des institutions du secteur est donc nécessaire, qui puisse, à la fois, favoriser l'intégration verticale des acteurs historiques, leur mise en concurrence sur les nouveaux marchés (y compris celui du lancement), l'innovation itérative de leurs procès, et l'accès à des crédits publics notamment militaires à l'échelle du continent. Une telle réforme engage les responsables politiques de l'Union européenne au niveau le plus élevé. Elle est d'une complexité inédite tant elle mêle, à l'échelle européenne, les aspects industriels aux questions de défense et de souveraineté. L'espace se militarise toujours plus. La conjoncture de la guerre en Ukraine qui, certes, renforce l'OTAN, mais sensibilise aussi ses membres aux enjeux de souveraineté régionale, rend d'autant plus nécessaire l'adoption de cet agenda. Elle est, à nos yeux, inévitable si l'Europe veut surmonter le déclassement, et construire une souveraineté civile et militaire basée sur une présence spatiale qui soit plus qu'un hommage au passé.


[1] Trois firmes de lanceurs Blue Origin (Jeff Bezos), Space X (Elon Musk) et Virgin Galactic (Richard Branson) sont fondées chacune à deux ans d'intervalles, entre 2000 et 2004. Seul Musk trouvera la méthode d'industrialisation
[2] Cet article résume une étude éponyme menée fin 2022 par un groupe d'élèves-ingénieurs de Mines Paris - PSL.
[3] Nous en avons rencontré une quarantaine durant l'enquête citée en référence

Directeur de la publication : Pascale Joannin

Le fordisme spatial et l'Europe

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