Nouveaux équilibres politiques en Europe à un an des élections européennes

Démocratie et citoyenneté

Pascale Joannin

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12 juin 2023
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Pascale Joannin

Directrice générale de la Fondation Robert Schuman.

Nouveaux équilibres politiques en Europe à un an des élections européennes

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L'Europe affronte une situation qu'elle ne pensait pas (plus) connaître : la guerre à ses frontières - alors que le projet européen depuis 1950 s'est bâti sur la paix ("Plus jamais ça") - et, par voie de conséquence, le retour des rapports de force qui l'oblige à adapter ses règles pour rester dans la compétition mondiale. Dans ces circonstances, les élections européennes du printemps 2024 (6-9 juin) représentent une opportunité politique d'affirmer et de renforcer la place et le poids de l'Europe sur la scène internationale. Ce scrutin sera le point de départ d'un renouvellement quasi complet des institutions européennes avec la nomination de la Commission et la désignation d'un nouveau Président du Conseil européen. C'est donc une année politique cruciale qui s'ouvre[1]. Quelle est la situation du paysage politique en Europe à un an de ce rendez‑vous électoral majeur ?

Des partis politiques malmenés ou mal-aimés

Les récentes élections en Europe ont confirmé une tendance qui se dessine depuis plusieurs années : la désaffection pour les partis politiques traditionnels, avec pour corollaire une hausse de l'abstention. La vie politique n'attire plus autant ni les militants, ni les candidats. Les nombreuses contraintes familiales, professionnelles, réglementaires, éthiques, financières qui s'imposent aux candidats et élus détournent les plus motivés de s'engager en politique. Par ailleurs, et peut‑être par voie de conséquence, les électeurs sont de moins en enclins à aller voter ; certains parce qu'ils trouvent l'offre politique décevante ou ne correspondant pas ou plus à leurs attentes, d'autres parce qu'ils voudraient voir reconnaître certaines techniques (vote électronique ou par correspondance pour éviter d'avoir à se déplacer) ou certaines expressions (vote blanc). De manière générale, les électeurs ne sont plus attachés à un parti et du fait de la disparition des idéologies clivantes, leurs votes fluctuent en fonction de leur humeur et des circonstances. Ainsi, il apparaît que les électeurs peuvent choisir un candidat indépendamment de son étiquette politique, s'il en affiche une. Partout en Europe, on assiste au déclin progressif des partis de gouvernement, qu'ils se situent à droite ou à gauche de l'échiquier politique, qui se sont succédé au pouvoir depuis plusieurs décennies. À gauche, c'est notamment le cas du Parti socialiste (PS) en France, qui est passé de 250 sièges aux élections législatives de 1997 à 138 en 2002 et seulement 31 en 2022 ; du Parti social‑démocrate (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, SPD) en Allemagne, passant de 38,52 % aux élections fédérales de 2002 à 25,7 % à celles de 2021 ; du parti démocrate (Partido democratico,PD) en Italie passant de 33,2 % aux élections parlementaires de 2008 à 19,07 % en 2022 ou du PASOK en Grèce tombant de 43,79 % en 2000 à 11,46 % en 2023. De fait, la gauche ne gouverne plus que cinq pays (Danemark, Portugal, Espagne, Allemagne, Malte). À droite, la même situation prévaut pour Les Républicains (LR) en France, qui sont passés de 309 sièges en 2002 (UMP à l'époque) à 61 en 2022 ; pour l'Union chrétienne‑démocrate (Christlich Demokatrische Union, CDU), passant de 38,51 % en 2002 à 18,9 % en 2022 ; pour le Partido Popular (PP) en Espagne, passant de 44,52 % en 2000 à 20,31 % en 2019, pour le parti social-démocrate (Partido Social Democrata, PSD) au Portugal, passant de 40,21 % en 2002 à 28,41 % en 2022 et surtout pour Forza ItaIia en Italie, passant de 29,48 % en 2001 à 8,13 % en 2022. La droite modérée compte, à ce jour, neuf chefs de gouvernement (Chypre, Roumanie, Grèce, Croatie, Suède, Irlande, Lituanie, Lettonie, Autriche). La Finlande pourrait les rejoindre à la suite des élections législatives du 2 avril remportées par le Parti de la coalition nationale (Kokoomus) et porter ainsi à 10 ce nombre. De fait, douze États membres, soit près de la moitié, ne sont plus gouvernés par la gauche ou par la droite. Quatre sont dirigés par les Libéraux (Estonie, Belgique, Luxembourg, Pays‑Bas), trois ont à leur tête un Conservateur (Italie, Pologne, République tchèque) deux se déclarent indépendants (France, Slovénie) même si leurs députés européens siègent au sein du groupe Renew, l'un est en délicatesse avec tous les partis européens actuels (Hongrie) et ses députés européens siègent parmi les non‑inscrits. Enfin, deux pays (Bulgarie, Slovaquie) sont dans un processus pour désigner un nouveau gouvernement.

Des expériences souvent non concluantes

Le corollaire est une progression des partis plus radicaux, souvent qualifiés de " populistes ", plutôt situés à droite de l'échiquier politique, même si ces expériences se révèlent souvent peu concluantes Les électeurs, lorsqu'ils se rendent aux urnes, sont de plus en plus enclins à manifester leur désarroi vis‑à‑vis des profonds changements en cours. Ne comprenant plus très bien à quoi servent les partis politiques, accusés de faire peu ou prou la même chose compte tenu des contraintes extérieures qui s'imposent à chaque pays du fait, notamment, de l'interdépendance des économies mondiales et de la dépendance des décideurs, soit ils désertent l'isoloir, soit ils se persuadent que certains partis agiraient différemment du fait qu'ils n'ont pas encore exercé de responsabilités. En France, les partis d'extrême droite Rassemblement national (RN) et d'extrême gauche La France Insoumise (LFI) réalisent ainsi des scores de plus en plus élevés à chaque élection. En Allemagne, le parti d'extrême droite, Alternative für Deutschland (AfD) fait des percées notamment dans les Länder de l'Est. Le parti d'extrême droite Vox est arrivé troisième lors des élections parlementaires en Espagne en novembre 2019 et pourrait s'allier avec le Partido Popular (PP). Troisième place aussi pour le parti d'extrême droite Chega, au Portugal lors des élections législatives en janvier 2022. Plusieurs pays d'Europe du Nord connaissent une situation identique : le Parti pour la liberté (Partij voor de Vrijheid, PVV) aux Pays‑Bas est arrivé troisième lors des élections législatives de mars 2021, et le Forum pour la démocratie (FvD) a quadruplé son nombre de sièges ; les Vrais Finlandais (Perussuomalaiset, PS) sont arrivés deuxièmes lors des élections législatives d'avril 2023 et pourraient de nouveau entrer au gouvernement ; Les Démocrates suédois (Sverigedemokraterna, DS) avec 20,54 % sont arrivés derrière le Parti social-démocrate (Socialdemokratiska Arbetareparti, SAP), 30,33 %, lors des élections législatives en septembre 2022 mais devant le parti de droite modérée (Moderaterna, M), 19,1%. Ils ne sont pas entrés au gouvernement conduit par le leader modéré, Ulf Kristersson, mais influent fortement la ligne gouvernementale Ces bons résultats ne se traduisent pas toujours en victoires. Certes, l'Italie a connu l'accession au gouvernement en 2018 du Mouvement 5 étoiles (M5S) et de la Ligue (Lega) et, en octobre 2022, de Fratelli d'Italia (FDI) avec La Lega, qui n'est plus aussi puissante qu'en 2018, et de Forza Italia. Ce parti, situé au centre‑droit, avait déjà gouverné avec un parti populiste, l'Alliance nationale (AN) en 1994, mais constituait alors le principal parti de la coalition ; il n'est plus désormais que le troisième et plus petit parti de la nouvelle coalition. Le Parti de la liberté (Freiheitliche Partei Österreichs, FPÖ) a participé au gouvernement autrichien en 2017, mais en est sorti en 2019 suite à un scandale retentissant qui a entraîné de nouvelles élections. Ce même parti avait expérimenté une première participation gouvernementale en 2000, qui avait abouti à de fortes dissensions au sein du parti conduisant également à des élections anticipées mais surtout qui avait fait l'objet d'une condamnation des autres États membres de l'Union européenne. Sur l'autre bord politique, le parti de gauche radicale (SYRIZA) a remporté les élections législatives en Grèce en 2015 avec 36,3 % en raison de la crise qui frappait alors le pays. Mais compte tenu des mesures rigoureuses qu'il lui a fallu prendre malgré ses promesses, il n'a pas été réélu en 2019 et, lors des élections législatives du 21 mai 2023, il est arrivé second mais plus de vingt points (20,07%) derrière le parti du Premier ministre sortant, Nouvelle Démocratie, (40,79%). En considérant objectivement ces exemples récents, on peut conclure que les pratiques gouvernementales de ces partis, populistes ou extrémistes, ne se sont pas soldées par un bilan positif. Il en a résulté leur départ anticipé du gouvernement avant le terme de leur mandat : ainsi en Italie, où Mario Draghi a été appelé en sauveur à la tête d'un gouvernement d'union nationale en 2021, soit deux ans avant la fin du mandat du gouvernement M5S-Lega ; en Autriche, le FPÖ a été contraint de quitter dès mai 2019 la coalition gouvernementale dans laquelle il était entré en décembre 2017 ; en Finlande, le parti des Vrais Finlandais a rejoint le gouvernement en 2015 mais s'est scindé en deux dès 2017, divisant les partisans de quitter le gouvernement et ceux qui entendaient y participer. Ils pourraient y revenir suite aux élections législatives du 2 avril où il est arrivé avec 20,05%, juste derrière le Kokoomus (20.82%).

Une scène politique de plus en plus éclatée

Les partis traditionnels ayant moins de poids, un plus grand nombre de partis est nécessaire pour constituer une coalition gouvernementale majoritaire, donc solide. Auparavant, un parti pouvait attirer à lui seul une majorité d'électeurs ou avait besoin d'un petit parti pour former une majorité. Jusqu'aux dernières élections fédérales de septembre 2021, l'Allemagne a ainsi été gouvernée par une coalition rassemblant deux partis : la CDU s'alliant la plupart du temps avec les Libéraux (Freie Demokratische Partei, FDP),(1961‑1965, 1982‑1998, 2009‑2013) ; le SPD avec le FDP (1969‑1982) ou avec les Verts (1998‑2005) ou alors les deux grands partis (CDU, SPD) ont formé une "grande coalition" (1966‑1969, 2005‑2009 et 2013‑2021). Il apparaît dorénavant indispensable de rassembler au moins trois partis pour former un gouvernement. C'est ainsi la situation politique dans neuf États membres : Irlande, Suède, Luxembourg, Slovénie, République tchèque, Estonie, Lettonie, Allemagne, Italie. Mais cela peut être quatre partis (Slovaquie, Pays‑Bas), voire cinq (Finlande) ou plus comme la Belgique avec sept partis. Les gouvernements avec de telles coalitions forment désormais une majorité au sein de l'Union européenne. Cela entraîne la formation de coalitions hétéroclites. Ainsi en Allemagne, à l'issue des élections de septembre 2021, le pays a connu une coalition, dite Ampel, rassemblant, pour la première fois de son histoire, trois partis : social‑démocrate (SPD), vert et libéral (FDP). Dix-huit mois après sa prise de fonctions en décembre 2021, on ne peut que constater les difficultés de cette coalition tri‑ partite à prendre des décisions, notamment à la suite de la guerre en Ukraine, sujet qui ne figurait évidemment pas dans le contrat de coalition, document toujours longuement négocié et intégralement écrit en Allemagne. Au Danemark, après les élections de novembre 2022, la Première ministre sortante, Mette Frederiksen, du parti social‑démocrate (Socialdemokratiet, SD), a constitué un nouveau gouvernement tripartite avec les Libéraux (Venstre, V) et les Modérés (Moderaterne, M), créés en juin 2022 par l'ancien Premier ministre Lars‑Lokke Rasmussen, après scission justement d'avec le Parti libéral. En Italie, Forza Italia, qui a gouverné dans le passé en étant la principale force politique du gouvernement, a accepté d'être le plus petit partenaire - du fait de ses résultats - d'une coalition conduite par Giorgia Meloni dont le parti Fratelli d'Italia, seul parti qui ne participait pas au gouvernent d'union nationale de Mario Draghi, a remporté les élections de septembre 2022. Cet attelage atypique rassemble trois partis issus de la droite, allant du centre à l'extrême, dont les élus européens siègent dans trois groupes différents : Parti populaire européen (PPE) pour Forza Italia, Identité et Démocratie (ID) pour La Lega et Conservateurs et Réformistes (ECR) pour Fratelli d'Italia. À noter que ce parti arrivé en tête et qui dirige le gouvernement est issu du plus petit de ces trois groupes au Parlement européen. Cela préfigure‑t‑il des changements à Strasbourg l'an prochain ? Ces coalitions "plurielles" entraînent des négociations longues pour parvenir à un accord de coalition. C'est notamment le cas aux Pays‑Bas où le Premier ministre Mark Rutte, Parti de la démocratie et de liberté (Volkspartij voor Vrijheid en Democratie VVD), en poste depuis octobre 2010, a mis dix mois pour former son quatrième gouvernement en janvier 2022 suite aux élections de mars 2021. Dans certains pays, les résultats sont si serrés entre deux partis formant une coalition qu'ils en viennent à envisager une rotation des responsabilités à mi‑mandat. Ainsi, en Irlande, à la suite des élections de février 2020, remportées par le Sinn Fein (extrême gauche), le Fianna Fail (FF) et le Fine Gael (FG), tous deux de centre-droit, ont accepté un contrat de coalition avec les Verts prévoyant un échange inédit du titulaire du poste de Premier ministre. Micheál Martin (FF), désigné Taoiseach en 2020, a ainsi cédé son poste à Leo Varadkar (FG) en décembre 2022. En Bulgarie, la formation d'une coalition rassemblant les Citoyens pour le développement européen de la Bulgarie (Grazdani za Evropejsko Razvitie na Balgarija, GERB) et Poursuivons le changement-Bulgarie démocratique (Prodalzhavame promyanata, Demokratichna Balgariya, PP-BD) n'a été possible qu'au terme de cinq scrutins législatifs en deux ans et grâce à la désignation de deux nouvelles têtes, dont Mariya Gabriel (GERB, PPE) qui a dû quitter la Commission européenne. La Bulgarie a adopté le modèle de rotation au poste de Premier ministre comme l'avait expérimenté l'Irlande. Nikolay Denkov dirigera le gouvernement pendant neuf mois et Mariya Gabriel, vice-Première ministre, ministre des Affaires étrangères, lui succèdera les neuf mois suivants. Cet accord a été formalisé et approuvé par le Parlement le 6 juin 2023. Il ne faudrait pas au bout du compte que la démocratie européenne montre des signes de faiblesse, alors que son modèle en est ouvertement contesté par les régimes autoritaires et dictatoriaux (Russie, Turquie, Chine).

Trois situations particulières

Dans le paysage politique européen, trois pays se distinguent des classifications habituelles et sortent des schémas traditionnels.

L'il-libéralisme hongrois

Lors des dernières élections législatives en avril 2022, le parti de l'Alliance des jeunes démocrates‑Union civique hongroise (Fiatal Demokraták Szövetsége, Magyar Polgári Szövetség, FIDESZ) s'est imposée pour la quatrième fois consécutive en tête du scrutin. La coalition formée avec le Parti chrétien‑démocrate (Kereszténydemokrata Néppárt, KDNP) a obtenu la majorité absolue (54,13 %) face à une coalition qui rassemblait six partis d'opposition (34,44 %). Ayant déjà été à la tête du gouvernement entre 1998 et 2002, Viktor Orban est l'un des chefs de gouvernement de l'Union européenne en poste depuis plus de dix ans... avec le Néerlandais Mark Rutte. Cette longévité agace ses détracteurs compte tenu de la personnalité du Premier ministre hongrois et de ses déclarations fracassantes. Longtemps affilié au Parti populaire européen (PPE), il a été contraint de le quitter en février 2021 plutôt que de s'en faire exclure. Depuis, ses douze députés européens (sur vingt‑et‑un en Hongrie) siègent parmi les non‑inscrits, le seul élu à être resté au PPE étant le représentant du KDNP. Cette situation est plus que bizarre dans la mesure où ces douze parlementaires siègent désormais avec l'élu non‑inscrit du parti extrémiste Jobbik. Le score de ce parti d'extrême droite a longtemps été avancé comme expliquant ceux du Fidesz puisqu'il est arrivé deuxième aux élections de 2018 et que personne ne voulait s'associer avec lui, y compris au Parlement européen. En 2022, il s'est présenté dans la coalition de six partis. Un autre parti d'extrême droite, Notre patrie (Mi Hazánk Mozgalom) a donc pris la troisième place lors de ce scrutin (5,88%). Il ne faut jamais oublier les subtilités du paysage politique hongrois et notamment que la gauche, au pouvoir de 2002 à 2010, a commis un certain nombre de malversations et fraudes, qu'elle a reconnues, mais que les électeurs ne semblent toujours pas lui pardonner. Il ressort de ce positionnement particulier de Viktor Orban que la Hongrie se retrouve doublement mise sur la sellette car les institutions européennes lui appliquent les nouvelles règles de conditionnalité pour cause de non‑respect de l'État de droit. Le pays ne pourra donc obtenir les fonds européens auxquels il a droit que lorsqu'il rentrera dans le rang et modifiera sa législation. Sa marginalisation politique aggrave encore les différends qui l'opposent à ses partenaires.

Le néo-conservatisme polonais

Autre État membre de l'Union européenne dans le collimateur : la Pologne. Le plus grand pays de l'élargissement de 2004, celui de Solidarnosc, est gouverné depuis 2015 par le parti Droit et Justice (Prawo i Sprawiedliwość, PiS), conservateur, nationaliste et fort peu européen. C'est ainsi qu'il a adopté des lois controversées portant atteinte à l'indépendance des médias et de la justice, qui valent au pays d'être régulièrement épinglé au Parlement européen, de faire l'objet de plusieurs procédures d'infractions de la part de la Commission européenne et de condamnations de la Cour de Justice de l'Union européenne. Le gouvernement a donc été contraint de revenir sur la réforme décriée de son système judiciaire, faute de quoi le pays ne pourrait pas percevoir les fonds européens du plan de relance, bloqués jusqu'à présent pour non‑respect de l'État de droit. Or, la population polonaise, comme en Hongrie, se déclare majoritairement européenne dans les enquêtes d'opinion (Eurobaromètre) et le non‑versement des fonds - dont le pays est l'un des principaux bénéficiaires - aurait été fort peu apprécié. Il a fallu en arriver là pour que ce gouvernement, dont le principal inspirateur est Jaroslaw Kaczynski, même s'il n'en a été membre que dix‑huit mois (octobre 2020-juin 2022), revienne sur ses positions et renonce à sa réforme judiciaire. L'agression russe en Ukraine voisine a été aussi un élément déterminant de ce revirement, la Pologne étant aussi l'une des plus virulentes contre Moscou. S'il occupe également la présidence de la République, le PiS n'est plus majoritaire au Sénat où l'opposition détient la majorité des sièges (52 sur 100). Est‑ce un signe avant‑coureur des prochaines élections cet automne ? Rappelons que le PiS avait déjà été au pouvoir de 2005 à 2007. Mais cette première expérience s'était conclue prématurément après des dissensions au sein de la coalition hétéroclite formée alors avec des populistes (SRPP) et des nationalistes (LPR) entraînant des élections anticipées qu'il avait perdues.

L'exception française

Après cinquante‑neuf ans de partage du pouvoir à la tête de l'État entre la droite (1958‑1981, 1995‑2012) et la gauche (1981‑1995 et 2012‑2017), la France a connu en mai 2017 une nouvelle ère politique. Les Français ont élu un président de la République de 39 ans, le plus jeune élu à cette fonction sous la Ve République, après Valéry Giscard d'Estaing, élu à 48 ans en 1974. Emmanuel Macron se présente comme "ni de droite ni de gauche", ou plutôt "en même temps" "de droite et de gauche ". Contrairement à une règle - non écrite - qui prévalait jusqu'alors selon laquelle tout candidat à l'élection présidentielle était soutenu par un ou plusieurs partis politiques, Emmanuel Macron s'est présenté en dehors de ce schéma partisan classique, à la tête d'un mouvement, En Marche, constitué en 2016. Il a été réélu en avril 2022, une première depuis 1958 hors période dite de cohabitation, c'est‑à‑dire lorsque le président et le gouvernement ne sont pas issus du même camp politique (1986‑1988, 1993‑1995, 1997‑2002). En juin 2017, les Français ont massivement élu les candidats qui se présentaient sous l'étiquette de la majorité présidentielle aux élections législatives qui ont suivi donnant une majorité absolue de 308 sièges (sur 577) au Président et suscitant un profond renouvellement de l'Assemblée nationale. À titre indicatif, la droite n'y comptait plus que 112 sièges et la gauche 30. Contre toute attente du fait du mode de scrutin majoritaire uninominal à deux tours, cette situation ne s'est pas reproduite en juin 2022. Pour la première fois de cette ampleur sous la Ve République, les Français n'ont donné qu'une majorité relative au président réélu (245 sièges), entraînant une situation inhabituelle en France, mais bien connue ailleurs en Europe : la nécessité d'une coalition. Cela n'a pas été possible compte tenu de la nouvelle configuration de la chambre basse où les extrêmes (gauche et droite) ont fait élire de nombreux candidats (respectivement 75 et 89) devançant les partis modérés de droite (61) et de gauche (31). De facto, le gouvernement est constamment à la recherche de voix pour parvenir à obtenir une majorité pour chaque texte législatif. Cette absence de majorité alors que le mode de scrutin est majoritaire serait‑il la nouvelle norme ? Rien n'est moins sûr. Avec leur mode de scrutin majoritaire à un tour, les Britanniques ont pourtant connu des coalitions : en 2010, les Conservateurs dirigés par David Cameron ont dû s'allier avec les Lib-Dems pour avoir la majorité mais ils ont gagné seuls les élections suivantes en 2015. En 2017, les Conservateurs emmenés par Theresa May ont dû négocier avec le Parti unioniste nord‑irlandais (, DUP,) qui avait dix élus, pour être majoritaires. Ils ont obtenu de nouveau la majorité absolue lors du scrutin de décembre 2019. Mais ils ont changé trois fois de Premier ministre depuis !

Le pouvoir des femmes

Depuis le mois de janvier 2022, le Parlement européen est de nouveau - et pour la troisième fois seulement - présidé par une femme, la Maltaise Roberta Metsola, après les Françaises Simone Veil (1979‑1982) et Nicole Fontaine (1999‑2002). Elle vient rejoindre l'Allemande Ursula von der Leyen, première femme nommée à la présidence de la Commission européenne en 2019, ainsi que la Française Christine Lagarde, désignée à la tête de la Banque centrale européenne (BCE) en novembre 2019 pour un mandat de huit ans. Les institutions européennes, à part le Conseil et la Cour de Justice, sont donc présidées par des femmes. On pourrait ajouter la Médiatrice européenne, Emily O'Reilly, et la Procureure en chef du Parquet européen, Laura Codruta Kövesi. Dans les États membres, cinq femmes sont actuellement cheffes de gouvernement (Estonie, Lituanie, Danemark, Italie ET France), quatre sont présidentes de la République (Grèce, Slovaquie, Hongrie, Slovénie). Cette situation confère à l'Europe un rôle de modèle et d'exemplarité en matière d'égalité entre les hommes et les femmes, ou de promotion des femmes aux plus hautes fonctions. Nulle part ailleurs, la féminisation politique ou économique n'est aussi élevée. L'Europe à une position spécifique sur la scène internationale, en dehors de ne pas être un État : elle incarne LE pouvoir féminin, ce qui la distingue de certains de ses voisins immédiats (Russie, Turquie) ou concurrents internationaux (Chine) dont les responsables sont des mâles qui se veulent dominants, peu enclins à la pratique démocratique Et si cette caractéristique était finalement une force ?

Leçons pour les élections européennes

Quelle participation, ?

Lors du dernier scrutin européen de mai 2019, la participation s'est améliorée, repassant au‑dessus de 50 % pour la première fois depuis 1999 : 50,66% soit 8,06 points de plus par rapport à 2014, Selon l'enquête Eurobaromètre du printemps 2023 parue le 6 juin, 56 % des Européens se disent intéressés par les prochaines élections européennes. Un nombre en augmentation de six points par rapport à 2018, ce qui est plutôt de bon augure...même si, à un an du scrutin, il est encore trop tôt pour savoir comment cet engouement se matérialisera vraiment et en faveur de quels partis.

Vers un cap à droite ?

Après la Suède, la Finlande, où les partis de droite ont remporté les élections en battant les partis de gauche au pouvoir, après l'Italie qui a vu le triomphe d'une coalition dite de " centre droit " d'un modèle peu transposable ailleurs, à qui le tour ? Les Grecs devraient confirmer le 25 juin leur vote du 21 mai en faveur de Nouvelle Démocratie (ND). Et les Espagnols sont appelés aux urnes le 23 juillet suite à la déroute du parti socialiste (Partido Socialista Obrero Español, PSOE) au pouvoir lors des scrutins régionaux et municipaux du 28 mai ? Les élections parlementaires confirmeront-elles les bons résultats du Partido Popular et de Vox? Certains partis, moins bien représentés, souhaitent faire bouger les lignes politiques en appelant de nouvelles restructurations partisanes afin de sortir de l'isolement dans lequel ils se sont eux‑mêmes enfermés. Si en Italie, Giorgia Meloni a réussi à fédérer autour de son parti, Fratelli d'Italia (ECR), la Lega (ID) et Forza Italia, (PPE), si en Espagne le rapprochement entre le Partido popular et Vox semble prévisible pour conquérir la majorité dans plusieurs régions, la Pologne - qui renouvelle les deux chambres du Parlement cet automne - ne présente pas le même cas de figure. Un rapprochement PPE-ECR que certains imaginent déjà, ne manquerait pas de se heurter à la réalité politique polonaise. L'ancien président du Conseil européen, Donald Tusk, a en effet abandonné les rênes du PPE en juin 2022 pour retourner combattre en Pologne le parti PiS au pouvoir, qui siège avec Fratelli d'Italia au sein d'ECR ! La grande manifestation populaire du 4 juin dernier, qui a rassemblé plus de 500 000 opposants au parti au pouvoir, illustre l'affrontement entre les deux modèles de société défendues par la Plateforme civique (Platforma Obywatelska, PO) et le PiS, ainsi que le fossé irréconciliable entre eux.

Une nouvelle coalition ?

Le scrutin européen de 2019 a été inédit en mettant un terme au duopole de fait existant entre le Parti populaire européen (PPE) et les Sociaux-Démocrates (S&D) depuis les premières élections européennes au suffrage universel direct en 1979. Les deux plus grands partis n'ont en effet pas obtenu la majorité absolue à eux seuls. Comme dans certains États membres, une alliance entre trois groupes a alors été nécessaire pour parvenir à une majorité. En 2019, le troisième groupe (Renew, Libéraux) a franchi le cap des 100 députés (101). Les premières projections semblent indiquer que les deux principaux groupes (PPE et S&D) devraient le rester même s'ils perdent chacun des élus, mais la concurrence est ouverte pour savoir qui sera le troisième groupe entre Renew crédité de 90 élus et ECR crédité pour l'instant de 82 élus. La majorité absolue au Parlement ne devrait donc être atteinte qu'avec le soutien de trois groupes, notamment pour l'investiture de la Commission. Bis repetita en 2024 ? Ou une recomposition pourrait-elle être à l'œuvre ? A l'approche du scrutin, les partis européens se mettent en ordre de marche et de premières tensions apparaissent. Sur le Pacte vert, priorité de la Commission portée par Frans Timmermans (S&D), le PPE, plus désireux de protéger la croissance de l'économie européenne, semble vouloir faire entendre une différence sur certains aspects du projet et paraît décidé à se démarquer du parti S&D, des Verts., voire de Renew. On voit aussi le clivage s'accroître sur la question migratoire, qui divise de nombreux pays alors que le Pacte européen sur l'immigration et l'asile est toujours encalminé dans les procédures institutionnelles.

***

Les équilibres politiques traditionnels ont donc de bonnes chances d'être bouleversés en juin 2024. Pour autant les partis ouvertement eurosceptiques ont du mal à concevoir une ligne claire et surtout à s'unir. En outre, leurs positions traditionnelles et souvent plus idéologiques que réelles, ne semblent pas rencontrer les attentes des Européens, telles qu'elles apparaissent dans les enquêtes d'opinion. Dans les nouveaux défis que l'Europe doit relever au XXIe siècle et face à une guerre à sa frontière immédiate contre ses valeurs et son modèle de société, ce n'est manifestement pas à une Europe faible que les citoyens aspirent mais à une Europe plus forte. A un an des élections européennes, nombre d'incertitudes demeurent, mais il est possible, d'ores et déjà, de prédire quelques surprises.


[1] Ce texte est paru dans le " Rapport Schuman sur l'Europe, l'état de l'Union 2023 " éditions Maris B, Paris, avril 2023. Il a été actualisé.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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