Gouverner l'océan

Stratégie, sécurité et défense

Christophe Prazuck

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5 juin 2023
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Prazuck Christophe

Christophe Prazuck

Directeur de l'institut de l'Océan de l'Alliance Sorbonne Université, Ancien chef d'état-major de la marine

Gouverner l'océan

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La mer, c'est loin, c'est tellement immense que c'en est abstrait : on n'y habite pas, on n'y vote pas, on n'y détient pas de propriété privée. Percevoir son importance, son lien avec notre vie quotidienne, comprendre la phrase de Fernand Braudel "la mer, c'est la richesse", n'est pas le fruit d'un instinct, de la familiarité avec un terroir, c'est toujours le résultat d'une construction intellectuelle. Teintée de fascination peut-être aussi, pour des poètes et des romanciers, pour les promeneurs du sentier des douaniers par grand coup de vent d'ouest. Doublée d'émerveillement certainement pour les scientifiques qui déplient les splendeurs de la biologie marine (l'apparition de la vie dans la soupe primordiale, la création d'une atmosphère oxygénée par des algues unicellulaires, la clé de l'influx nerveux découverte dans l'œil d'un calmar, etc.) ou qui auscultent la puissance incommensurable des mécaniques et des chimies de l'océan, ainsi les méandres du Gulf Stream dont le débit est supérieur à celui de tous les fleuves terrestres réunis, ou encore la quantité de chaleur retenue dans les trois premiers mètres de l'océan qui est plus importante que celle contenue dans toute l'atmosphère. Mais si l'Union européenne, ce géant maritime en devenir, s'implique dans les questions océaniques, si les Nations unies ont fait de cette décennie celle des sciences de l'océan pour le développement durable, c'est que l'état de santé de l'océan, notre connaissance de celui-ci et l'efficacité de notre gouvernance, traceront une partie de notre avenir. En effet, l'océan est à la croisée de nombreuses trajectoires déterminantes. En premier lieu, la trajectoire climatique, puisque l'océan atténue le dérèglement climatique en absorbant 25% du gaz carbonique[1] que nous émettons et 90% de l'excès de chaleur généré par l'effet de serre[2]. Ce faisant, il se transforme, se réchauffe, se dilate, s'acidifie, se "désoxygène" : affectant les écosystèmes, il perdra probablement une partie de son efficacité de bouclier climatique. Deuxièmement, la trajectoire d'une biodiversité menacée par les effets conjugués du climat, des pollutions marines et de la surexploitation, dont le bouleversement pourrait affecter les centaines de millions d'humains qui dépendent des ressources halieutiques, et ferait disparaître à jamais les trésors biologiques forgés par l'évolution et qui nous instruisent sur la vie et son développement comme sur notre propre physiologie, nos propres pathologies et, parfois, leurs remèdes. Troisièmement, la trajectoire littorale où les zones basses accueilleront un milliard d'êtres humains en 2050, alors que le niveau de la mer s'élèvera, envahissant les espaces côtiers et amplifiant les impacts des phénomènes météorologiques extrêmes. Quatrièmement, la trajectoire économique qui place l'océan au centre de tous nos échanges commerciaux et numériques, la mondialisation étant d'abord une maritimisation du monde. Enfin, la trajectoire de puissance qui dresse sur les mers la scène des compétitions pour des hégémonies mondiales ou régionales.

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QUATRE SCENARII POUR LES OCEANS

Ainsi, dans les années qui viennent ... La gouvernance de l'océan sera sous tension. Le droit qui s'y applique est contesté, les instances qui le mettent en œuvre sont encore insuffisamment adaptées aux nouveaux enjeux océaniques. Le droit de la mer dispose de ce qu'il est convenu d'appeler sa Constitution, la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, adoptée à Montego Bay en Jamaïque en 1982, entrée en vigueur en 1994. Ce droit est mis en cause avec une vigueur croissante par des pays qui n'ont pas signé la convention des Nations unies comme la Turquie en Méditerranée orientale. Mais aussi par des pays qui l'ont ratifié comme la Chine qui feint d'ignorer certains de ses principes comme, par exemple, "la terre domine la mer" et rejette ses mécanismes de résolution des différends en mer de Chine méridionale. Cette posture est d'autant plus étonnante qu'au cours des trente dernières années, la Chine a probablement été le premier bénéficiaire du droit de la mer et de la liberté de navigation, moteurs essentiels de sa prospérité et de son essor commercial sans précédent. Elle évoque la posture navale anglaise du XVIIème siècle : "ce qui est près de chez moi est à moi, ce qui est près de chez vous est à nous tous". Les rédacteurs de la convention de Montego Bay n'imaginaient pas, ou mal, les situations auxquelles nous sommes, et serons, confrontés : les menaces sur la biodiversité marine dans les eaux internationales qui ne relèvent d'aucune juridiction nationale capable de règlementer les activités humaines et de préserver l'environnement ; l'impact de l'exploitation minière des grands fonds marins sur des écosystèmes inconnus en 1982 alors qu'on venait juste de découvrir l'exubérante vie chimiosynthétique autour des cheminées hydrothermales ; l'élévation du niveau de la mer qui, par endroits, entamera profondément les littoraux, les éloignant à jamais des lignes de base qui définissent les eaux territoriales et les zones économiques. D'ailleurs, une île submergée conservera-t-elle ses eaux territoriales ? Enfin, les instances qui mettent en œuvre ce droit sont segmentées, silotées. L'une traite de la pêche, l'autre de la navigation, la troisième de la science, une autre du droit du travail des marins ou de l'océan austral. Aucune ne dispose d'une compétence globale à la mesure des questions qui nous sont posées. Lorsque des États "terrestres" traitent de biodiversité ou de climat, ils partagent des appréciations de situation, puis chacun peut s'engager sur des mesures, certes limitées par le périmètre des frontières nationales, mais, sur ce territoire, cohérentes et globales dans leurs champs d'application. Rien de cela pour les océans, plus de la moitié de la planète est dans un angle mort, qui sera réduit à terme, grâce à l'accord international pour la protection des océans (Biodiversity Beyond National Jurisdiction, BBNJ) conclu en mars 2023 après quinze ans de négociations.

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Ainsi, dans les années qui viennent ... La sécurité alimentaire pourrait être menacée brutalement dans certaines régions où la pêche est essentielle. On sait que des espèces de poissons peuvent disparaître dans certaines parties de l'océan. Ce fut le sort des morues de Terre-Neuve ou des sardines de Californie. Elles y étaient formidablement abondantes, elles ont disparu, anéanties par la surpêche. On connait bien désormais ces effets de seuil irréversibles. L'Europe s'est dotée d'une lourde armature scientifique, administrative et politique pour préserver sa ressource halieutique, la rendre durable, imposer des quotas sévères sur les stocks menacés, relâcher les contraintes lorsque les populations se sont reconstituées, surveiller les espaces maritimes. Tout n'est pas encore résolu dans les eaux européennes, des menaces persistent, mais les progrès sont sensibles. A l'inverse d'autres régions, comme l'Afrique de l'Ouest, riches d'une ressource halieutique conséquente et particulièrement convoitée par des pêcheurs du monde entier, ne bénéficient pas du même niveau d'attention que les poissons européens. Pourtant cette ressource contribue à la sécurité alimentaire et à l'équilibre socio-économique de vastes zones côtières. Une rupture analogue à celles survenues à Terre-Neuve ou en Californie aurait des conséquences alimentaires, économiques et, probablement, politiques redoutables. Il y aurait là matière à développer un projet européen d'ampleur adossé à l'architecture de Yaoundé mise au point par les riverains du golfe de Guinée pour améliorer leur sécurité maritime. Il s'agirait d'abord de partager la connaissance scientifique sur l'observation, la modélisation et la durabilité des espèces marines, puis de communiquer une pratique administrative sur la gestion des stocks halieutiques, pour permettre de décider avec pertinence sur la base d'une connaissance scientifique partagée dans un cadre international, puisque les poissons ne lisent pas les cartes et ignorent les frontières. Afin de protéger leurs eaux et les communautés locales qui en vivent, il s'agirait également de donner à nos partenaires des moyens de surveillance maritime s'appuyant sur des drones, des données de satellites et des technologies d'intelligence artificielle , puis de déployer et d'entretenir des moyens d'intervention de police des pêches "clés en main" à l'instar du Pacific Maritime Security Program conduit par l'Australie dans le Pacifique ouest. Quand les moyens d'intervention sont rares, la surveillance préalable est indispensable pour guider la police des pêches vers les bonnes cibles et rentabiliser des heures de mer onéreuses. Comprendre pour décider, surveiller pour intervenir, sont quatre volets nécessaires pour la préservation d'une pêche durable.

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Ainsi, dans les années et les décennies qui viennent ... Les infrastructures côtières comme les villes littorales s'adapteront, se transformeront, voire se déplaceront, sous l'effet de l'élévation du niveau de la mer[3]. Cette nécessité sera plus urgente dans les deltas fluviaux fortement urbanisées qui s'enfonceront plus rapidement. Si quelques régions semblent devoir être épargnées, comme la Scandinavie, le coût de ces évolutions sera considérable, et leur impact sur les sociétés profond. Parfois, des digues seront rehaussées pour continuer de protéger des terres devenues des polders sous le niveau de la mer. Souvent des millions d'individus seront déplacés dans une démarche de longue haleine organisée et planifiée ou bien brusquement dans l'urgence dramatique qui suit un évènement climatique extrême. Les ports dont le réseau organise actuellement les échanges mondiaux seront redistribués, les accès à leurs arrière-pays redessinés. Cela n'adviendra pas du jour au lendemain mais les géologues, les urbanistes, les économistes et les géographes devront étudier chaque portion de rivage et évaluer les transformations qu'ils subiront, les États qui les financeront et les communautés humaines qui les endureront.

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Ainsi, dans les années qui viennent ... La Chine aura construit une marine en mesure de rivaliser avec la marine américaine. A la différence de l'Union Soviétique de la guerre froide qui avait parfaitement analysé ses faiblesses et concentrait ses efforts sur sa flotte sous-marine afin de rompre le lien maritime transatlantique, l'Armée Populaire de Libération semble lancée dans un exercice d'imitation de l'US Navy : les mêmes porte-avions, les mêmes destroyers, les mêmes sous-marins, la même structure de la flotte. Exercice d'imitation aux perspectives douteuses tant la situation géographique est défavorable à la Chine, enclavée par des mers peu profondes et des chaînes d'îles, totalement dépendante de détroits lointains mais vitaux pour ses approvisionnements et ses exportations. Cette rivalité navale et la perspective d'un affrontement en haute mer au large de Taïwan, ou ailleurs, inspire d'autres pays moins puissants que la Chine mais soucieux de s'imposer sur des scènes régionales comme la mer Méditerranée ou l'océan Indien. Elle a rendu la vie à une inquiétude stratégique oubliée depuis la fin de la guerre froide : la sécurité des espaces maritimes n'est pas donnée. Le contrôle de ces espaces afin de protéger son propre commerce, son trafic numérique, sa pêche, ses alliés ou pour limiter l'activité de son adversaire est une compétition qui peut tourner à l'affrontement. Derrière des postures navales agressives, des politiques du fait accompli et d'intimidation, des montées en puissance rapide de nombreuses marines se dessine l'hypothèse que les flux maritimes d'énergie, de denrées, de biens et de données qui nous approvisionnent sans que nous en ayons une claire conscience, puissent se tarir avec une ampleur et une brutalité dont la guerre en Ukraine, principalement terrestre et géographiquement contenue, nous a seulement donné un avant-goût.

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L'océan n'est pas un paysage. Il n'est pas neutre et inerte. Il se transforme sous l'effet du climat et de nos activités. Cette transformation impactera profondément la vie des hommes. Pour en réduire les effets, il faut anticiper ces changements, c'est-à-dire comprendre leurs mécanismes et les modéliser afin de les prévoir au mieux. Ce préalable scientifique est absolument nécessaire mais sa portée serait limitée s'il n'était pas l'objet d'un dialogue, ou panel, avec une gouvernance de l'océan rénovée car elle est encore parcellaire et fragmentée. Installer ces échanges réguliers entre scientifiques de l'océan et autorités politiques pour éclairer leurs décisions, c'est l'ambition de l'initiative IPOS (International Panel for Ocean Sustainability) lancée au One Ocean Summit à Brest en février 2022, portée en France par l'océanographe Françoise Gaill[4], soutenue par de nombreux organismes scientifiques dans le monde, mais aussi par le Parlement européen et la Commission. Cette ambition trouvera sa traduction concrète lors de la conférence des Nations unies sur les Océans organisée conjointement par la France et le Costa-Rica en juin 2025 à Nice. Les questions océaniques nécessitent une réponse dédiée et internationale, c'est le constat de départ de l'initiative IPOS. Dans cette démarche, le droit de la mer constitue un héritage précieux que nous devons à la fois préserver d'une remise en cause destructrice et adapter à nos défis. L'adoption du traité BBNJ est ainsi prometteuse même si celui-ci ne constitue qu'une étape. En effet, les difficultés seront nombreuses dont l'une des plus ardues sera de trouver un nouvel équilibre entre la liberté de navigation et la gouvernance de la haute mer. Un équilibre qui fait l'objet d'une controverse séculaire et dont la convention de Montego Bay avait trouvé une clé en inventant les zones économiques exclusives. Un équilibre qui pèse lourd car il entre également dans les équations géopolitiques de l'économie maritime et de la compétition entre puissances océaniques en mer de Chine méridionale, dans l'Arctique comme en mer Méditerranée orientale.


[1] Marina Lévy ; Comment l'océan absorbe-t-il le carbone que nous produisons ? dans "30 questions sur l'océan", Sorbonne Université Presses
[2] Eric Guilyardi ; Qu'est-ce que la circulation océanique ? dans "30 questions sur l'océan" à Sorbonne Université Presses
[3] Denis Mercier, Quels sont les littoraux menacés par l'élévation du niveau de la mer ?, dans "30 questions sur l'océan", Sorbonne Université Presses
[4] Gaill, F, Brodie Rudolph, T, Lebleu, L et al. A step towards scientific consensus for a sustainable ocean future npj Ocean Sustain 1, 7 (2022)

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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