Marché intérieur et concurrence
Sébastien Abis
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ENSébastien Abis
L'Union européenne, avec ses vingt-sept États membres, est une puissance agricole et céréalière majeure. Avec 450 millions d'habitants, elle est le second consommateur mondial de blé derrière la Chine[1]. Plus qu'un simple marché unique, l'Union européenne est également devenue le premier producteur mondial de blé, bien que l'empire du Milieu lui conteste régulièrement cette position[2], surtout quand les moissons sur le Vieux continent se révèlent moins bonnes. L'Union européenne occupe aussi désormais la seconde place des exportateurs mondiaux de blé, derrière la Russie, mais devant les États-Unis[3]. Ces atouts géoéconomiques reposent sur un projet politique : l'union. Les chiffres sur le blé européen, désagrégé et observé par État membre, ne seraient pas aussi lénifiants. Mais l'Union européenne a-t-elle conscience de ses forces agricoles et veut-elle les entretenir au XXIe siècle ? Pourquoi le blé incarne-t-il à la fois la puissance et certains tâtonnements[4] ?
Une construction européenne façonnée par l'agriculture
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l'Europe, exsangue, importait une partie importante de son blé - environ 5 millions de tonnes - pour nourrir sa population. Au début des années 1950, alors que l'Europe occidentale est largement déficitaire en produits agricoles, la France propose la création de la Communauté européenne de l'agriculture et de l'alimentation. Si ce projet ne voit finalement pas le jour, l'agriculture va tout de même très vite constituer un levier majeur au service de la construction européenne. L'Europe est une terre de céréales. Dans ces paysages, France, Allemagne et Pologne dominent. Même pour le riz, deux tiers des consommations sont assurés par une production européenne (Italie et Espagne). Toutefois, le blé, avec 45 % des céréales cultivées au sein de l'Union, reste l'atout européen premier. L'Europe est un immense grenier à blé, qui jouit d'excellentes conditions pédoclimatiques[5], en faisant une terre particulièrement propice à la culture du blé au sein d'un vaste triangle reliant Londres, le Bassin parisien et Berlin, et que vient compléter, plus à l'Est, le bassin du Danube. L'avantage de l'Union européenne se trouve également dans le cadre légal et économique de marchés, permettant aux agriculteurs de se développer avec une vision de long terme. Cette gouvernance a été un moteur pour le succès de la politique agricole commune (PAC) et des productions céréalières du continent. Il faut ainsi plonger dans cette histoire pour questionner l'ambition future de l'Europe avec ses céréales. Au moment de la signature, en 1957, du traité de Rome, qui crée la Communauté économique européenne (CEE), le secteur agricole représente encore un emploi sur trois et compte pour 20 % du PIB en moyenne au sein des six États fondateurs. Environ 23 millions de tonnes de blé sont ainsi produites dans la CEE en 1960. La mise en place de la Politique agricole commune (PAC), en 1962, vise notamment à développer la productivité, à assurer un niveau de vie équitable à la population agricole, à stabiliser les marchés, à garantir la sécurité des approvisionnements ainsi que des prix raisonnables aux consommateurs. La sécurité alimentaire du continent en constitue la perspective stratégique. Ces objectifs s'élaborent au sein du marché unique, où la préférence communautaire, assortie d'un tarif douanier commun, représente la pierre angulaire du dispositif. Ce que la PAC ambitionne n'est pas une mince affaire : traduire l'audace des pères fondateurs sur le plan agricole nécessite des mesures solides. Il est, par exemple, décidé de réguler le marché des céréales en fixant des prix minima pilotés grâce au stockage public, à des droits de douane élevés et au subventionnement, si nécessaire, des exportations. Parallèlement, les instituts de recherche agronomique sont mobilisés pour diffuser les bonnes pratiques et faire avancer la connaissance scientifique sur un secteur classé comme stratégique. Les exploitations agricoles sont remembrées, le machinisme se déploie et l'utilisation d'engrais de synthèse et de semences performantes s'invite progressivement dans le travail des agriculteurs. Ces derniers sont motivés par un cadre communautaire stimulant. En leur garantissant à long terme un prix minimum rémunérateur, l'Europe encourage les agriculteurs à investir, à se former, à se structurer et à développer leurs productions. Dans ces conditions, l'agriculture européenne connaît un très fort développement : la production augmente au diapason de la productivité. En 1980, les six membres de la CEE ont quasiment doublé leurs récoltes en blé, qui se situent désormais autour de 50 millions de tonnes, avec un rendement moyen de 4,4 tonnes/ha[6], bien meilleur que celui observé à l'époque aux États-Unis. Cet essor repose essentiellement sur une très nette amélioration des rendements, qui ont doublé en vingt ans. Alors que les prix domestiques élevés conduisent à l'importation de produits se substituant aux céréales dans l'alimentation animale - tels que du manioc thaïlandais ou des drêches de maïs issues des glucoseries américaines –, l'utilisation de blé domestique en alimentation animale s'en trouve limitée. Ainsi, dès la fin des années 1970, la CEE devient de manière régulière exportatrice nette en blé, un résultat remarquable eu égard à la situation qui prévalait quelques années auparavant. Toutefois, au cours de la décennie 1980, le système se trouve confronté à ses turpitudes : les producteurs de céréales continuent à forcer le pas pour fournir les stocks publics, qui finiront par atteindre près de 25 millions de tonnes à la fin des années 1990. C'est le problème, alors connu et médiatisé, des "montagnes" de viande, de poudre de lait et de beurre au sein de la Communauté. Les critiques sur la PAC s'accentuent. Elles proviennent de l'intérieur, notamment des Britanniques qui lui reprochent son coût budgétaire, mais également de l'extérieur, sur le fait que les exportations européennes subventionnées sont déloyales et déstabilisent les marchés mondiaux.
Un changement de cycle en vue du nouveau millénaire
En 1992, on assiste à une grande inflexion, sous l'impulsion de Ray Mac Sharry, alors commissaire européen à l'Agriculture : les États membres choisissent de refondre la PAC en réduisant drastiquement les prix d'intervention publique - de 35 % pour les céréales - et en compensant la baisse de revenus des agriculteurs par la mise en place d'aides directes. D'un soutien par les prix, la PAC passe donc au soutien par les aides au revenu. En outre, selon la taille de l'exploitation, ces aides sont désormais conditionnées à l'obligation de geler des surfaces en les mettant en jachère - un système qui a pris fin en 2008. Le but de ce gel obligatoire, qui a représenté entre 5 et 15 % des surfaces en céréaliculture, était de plafonner les quantités produites et donc de limiter les budgets à l'exportation. C'est ainsi que les considérations financières l'emportent sur les enjeux stratégiques initiaux. La nouvelle PAC a toutefois permis de rendre plus compétitive l'utilisation de blé pour nourrir les animaux vis-à-vis des produits d'importation. Au niveau international, cette politique agricole ajustée devait faciliter la conclusion de l'Uruguay Round. Les grands objectifs de la réforme de la PAC de 1992 s'inscrivent, en effet, dans un cadre commercial multilatéral en transformation - notamment les accords de Marrakech d'avril 1994, qui ont institué l'OMC –, mais également un contexte européen en évolution profonde - avec la chute du mur de Berlin, puis son élargissement à quinze États membres en 1995. Une nouvelle étape fondamentale dans l'histoire de la PAC est franchie en 1999, lors de la réforme dite de l'Agenda 2000. La Commission continue alors à tracer son sillon pour réduire les niveaux des prix d'intervention, rapprocher le marché européen du marché mondial et limiter le risque d'excédents qui ne seraient pas correctement maîtrisés dans la perspective de l'adhésion des pays d'Europe centrale et orientale (PECO). Mais la véritable innovation de cette réforme est de créer le "second pilier" de la PAC. Ce terme regroupe l'ensemble des mesures qui visent à promouvoir, à côté de la production agricole en elle-même - le "premier pilier", d'autres fonctions liées à l'agriculture : l'aménagement du territoire, l'entretien des terres, le maintien de la biodiversité. Il s'agit d'une évolution opportune, qui insiste sur la multifonctionnalité de l'agriculture, mais modifie le sens originel de la PAC : entre un objectif de sécurité alimentaire initial visant à faire disparaître les peurs de pénurie sur le continent et cette approche qui positionne la PAC comme un outil de bien-être pour les consommateurs et les paysages, l'évolution est sensible. À ce glissement stratégique s'ajoutent des réaménagements budgétaires, qui s'approfondissent lors des révisions de 2003, 2008 et 2013. Parallèlement, la compatibilité de la PAC avec l'OMC et le cycle de négociations de Doha se pose avec acuité. Les demandes émanant des pays tiers sont nombreuses. En 2003, l'Union européenne décide de découpler les aides de l'acte de production. L'agriculteur va désormais recevoir un versement annuel sans obligation de produire. Si l'assurance du revenu est alors assurée pour le producteur, la visibilité de la stratégie agricole européenne s'en trouve troublée.
Cap sur l'environnement mais insécurités de retour
Pour la période 2014-2020, la réforme de la PAC établie en 2013 vise à mieux légitimer les dépenses agricoles au regard des objectifs d'efficacité, de durabilité et d'équité aux yeux de la société européenne. Elle a aussi pour objectif d'accentuer la convergence des niveaux de soutien entre les pays et à l'intérieur des régions, tout en confirmant le virage environnemental - les États réservent jusqu'à 30% de leur plafond national de paiements directs pour rétribuer des pratiques obligatoires bénéfiques pour le climat et l'environnement. Une plus grande marge de manœuvre est, par ailleurs, octroyée aux États concernant les budgets, la distribution des aides et le second pilier. Dans les faits, cela rend peu à peu la PAC moins "commune" qu'à sa création. Ces tendances au verdissement et à la singularisation de la PAC se sont amplifiées au cours des dernières années. Initialement prévue pour la période 2021-2027, la nouvelle réforme de la PAC est entrée en vigueur en janvier 2023. Certes, la pandémie de Covid est passée par là ; mais il convient également de préciser que de nombreuses embûches se sont multipliées sur le chemin des négociations entre Bruxelles et les États membres en raison des orientations promues avec le Pacte vert. Ce dernier, visant à faire de l'Union européenne un espace neutre en carbone à l'horizon 2050, représente l'axe stratégique principal de la Commission européenne, autour duquel toutes les politiques sectorielles doivent se décliner. Il en est ainsi de l'agriculture, à travers deux stratégies clefs - Farm to Fork et Biodiversité - établies de 2019 à 2021. Les 24 et 25 juin 2021, le Parlement européen, les ministres et la Commission se sont enfin mis d'accord sur les textes de la nouvelle PAC. Il est ainsi prévu d'ici 2030 que l'Union européenne puisse consacrer 25% de surfaces agricoles au bio, diminuer de 20% le recours aux engrais chimiques, réduire de 50% l'usage de produits phytosanitaires et d'antibiotiques dans l'élevage, tout en mettant en jachère 10% des terres agricoles de l'Union. Sur le volet verdissement, les "écorégimes", primes récompensant les agriculteurs pour leurs programmes environnementaux, représenteront 25% des aides directes versées. En outre, la nouvelle PAC s'inscrit dans une démarche de "renationalisation" avec des Plans stratégiques nationaux (PSN) pour chacun des 27 États membres. Pour les agriculteurs européens, l'inquiétude n'est pas mince car les objectifs de production ne sont plus du tout prioritaires et les aspects de compétitivité économique relativement absents des considérations qui régissent cette nouvelle PAC. D'ores et déjà, en 2022, en raison des répercussions de la guerre en Ukraine et de l'inflation des coûts de production, la Commission européenne a été contrainte de réviser certaines mesures à titre provisoire, comme la jachère des terres, de façon à limiter les chocs quantitatifs sur les marchés. L'emballement géopolitique sur le continent européen remet en perspective la polarisation du débat agricole sur la seule variable environnementale. Incontestable, le combat climatique doit être mené en tenant compte des aspects stratégiques remodelés avec lesquels l'Union européenne doit composer[7]. À l'heure où celle-ci parle d'autonomie et de souveraineté alimentaires, il serait pour le moins étonnant de la voir abandonner les forces agricoles et productives qui nourrissent depuis longtemps la stabilité et la sécurité de l'espace européen. Or plusieurs études à propos du Pacte vert et de la stratégie Farm to Fork ont conclu à une baisse des volumes récoltées et une nécessaire augmentation des importations depuis l'extérieur communautaire. Le COCERAL, association européenne qui représente notamment le commerce des céréales, estime par exemple, dans l'analyse prospective réalisée[8], que la production de blé pourrait chuter de 15% (environ 20 millions de tonnes) à l'horizon 2030 et davantage d'ici à 2050, dans un scénario médian d'application des mesures du Pacte vert. Dans cette perspective, l'Union européenne deviendrait importatrice nette de céréales, et bien moins lotie en matière de blé, avec une érosion progressive du commerce de ce produit vers les marchés mondiaux. L'étude[9] de l'Université néerlandaise de Wageningen, référence internationale en matière de formation et de recherche en agriculture, converge avec ces analyses : baisse de 10 à 20% des productions européennes en grandes cultures, augmentation des prix alimentaires dans l'Union européenne et accroissement des importations depuis les marchés internationaux, créant au passage de potentielles déstabilisations commerciales si l'Union européenne devenait sur certains produits un acheteur structurel et aux besoins significativement plus grands. L'étude suggère en outre que le bénéfice environnemental de passer à 25% de terres cultivées en bio ne s'applique pas à toutes les cultures, notamment le blé. D'autres travaux de recherche considèrent, en revanche, que la stratégie Farm to Fork et, plus largement le Pacte vert, constituent des vecteurs pour le développement de systèmes agricoles et alimentaires plus durables et résilients en Europe. En estimant que l'Europe ne peut pas espérer produire plus, certaines études recommandent une réorganisation importante de la PAC et des orientations européennes en faveur de modèles agroécologiques, sans que cela se traduise pour autant par une diminution de son rôle dans les équilibres alimentaires et céréaliers mondiaux[10]. Les controverses restent donc nombreuses, comme toujours, à propos de la PAC, malgré son rôle moteur dans la construction européenne, entre le budget qui lui est encore alloué par la Commission (premier poste de dépenses communautaires dans le Cadre financier pluriannuel 2021-2027), et les tensions qui animent les relations entre durabilité et géostratégie[11].
Les nouvelles frontières du blé européen
Il semble utile de mettre l'enjeu du blé en écho à ces transformations chroniques de la PAC et aux débats qui agitent ces dernières années l'Europe agricole entre défis productifs, économiques et climatiques. Il est possible de le faire en jouant sur la notion de frontières. En 1995, l'Union européenne avait une superficie en blé de 12 Mha et en produisait 75 millions de tonnes, dont 16 à 18 étaient exportées. Ces chiffres correspondaient à une Europe composée de douze États membres. Depuis, quatre élargissements ont été réalisés (1995, 2004, 2007 et 2013), dont il a rarement été dit à quel point ils avaient augmenté le potentiel agricole de l'Union européenne, notamment au niveau céréalier. Avec vingt-sept États membres, l'Union européenne pèse sur l'échiquier international, malgré la sortie du Royaume-Uni en 2020. Les surfaces cultivées en blé atteignent 22 Mha, soit 10% du total mondial. La production annuelle oscille entre 125 et 140 millions de tonnes ces dernières années et les exportations dépassent régulièrement la barre des 30 millions de tonnes. Depuis le début du siècle, en vingt-deux moissons, l'Union européenne aura exporté un demi-milliard de tonnes de blé, soit environ 100 millions de tonnes de moins que les États-Unis mais 100 de plus que la Russie sur une telle période.
Évolution des performances depuis 2000 des grandes puissances mondiales exportatrices de blé (millions de tonnes)
Source : Calculs de l'auteur, d'après données du CIC L'élargissement a donc dopé à la fois la capacité productive mais aussi exportatrice de l'Union européenne. Sur les 500 Mt exportées, la moitié l'a été entre 2015 et 2022. Les destinations sont majoritairement internationales, avec comme clients principaux l'Algérie, l'Égypte, le Maroc, la Chine et le Nigéria, mais 40 % des volumes sont des échanges intra-communautaires. La France assure seule le tiers en moyenne de ces blés exportés par l'Union européenne. La Roumanie la suit avec près de 20 % des volumes, puis viennent l'Allemagne (15 %), la Lituanie (7 %), la Lettonie et la Bulgarie (6 % chacune). Les pays de l'Europe de l'Est, entrés dans l'Union européenne au XXIe siècle, contribuent à hauteur de 40 % dans le total des exportations de blé européen. L'élargissement de l'Union européenne, depuis le milieu de la décennie 1990, aura permis depuis de doubler à peu près les surfaces, les récoltes et les exportations de blé. Les fonds européens ont assurément favorisé le développement et la modernisation des exploitations agricoles à l'est du continent, longtemps enfermées dans le système collectiviste de l'URSS. Il ne faut pas omettre de préciser cependant que l'Union européenne importe aussi du blé, à hauteur de 4 à 6 Mt par an, dont un tiers correspond à du blé dur, ce qui fait du Canada l'un de ses premiers fournisseurs. Des blés d'Ukraine, de Russie, des États-Unis, de Moldavie et du Royaume-Uni arrivent également sur le marché communautaire européen.
Évolution des exportations mondiales de blé de l'UE depuis le début du siècle en millions de tonnes (Mt)
Source : Eurostat L'un des avantages de l'espace européen réside dans sa grande stabilité de production, comparativement aux autres pays et greniers du monde, où les variations interannuelles sont beaucoup plus marquées, en Australie par exemple. Le climat tempéré et humide convient bien à la culture du blé, par ailleurs très peu "stressé", pour reprendre une formulation agronomique, par un climat où les accidents sont moins fréquents que dans d'autres zones du globe. Ce climat, couplé avec le savoir-faire des agriculteurs européens et les moyens déployés par la PAC depuis plus d'un demi-siècle, facilite l'obtention de rendements élevés : 5,5 t/ha pour l'Union européenne, mais 7 en France et presqu'autant en Allemagne, largement supérieurs à la moyenne mondiale et meilleurs que chez les concurrents nord-américains ou de la mer Noire. Dix-neuf États membres se trouvent ainsi dans le classement des trente meilleurs rendements nationaux en blé de la planète[12]. Mais ce qui a longtemps constitué un atout pour l'Union européenne peut rapidement évoluer, compte tenu de l'accélération des changements climatiques et des phénomènes extrêmes que le vieux continent commence à subir avec une fréquence accrue : les sécheresses sont plus prononcées, plus longues et donc plus impactantes pour les céréales. Les rendements peuvent-ils encore augmenter en Europe ? Sont-ils au contraire amenés à décliner ou à subir des écarts significatifs entre les moissons ou entre les régions d'un même pays ? L'année 2022 est emblématique à cet égard, bien qu'il faille souligner que le choc productif se situe sur le maïs et très peu sur le blé, plante au calendrier différent et dont la résilience aux aléas météorologiques est peut-être plus grande. Le défi du climat est évidemment l'un des facteurs clefs de la future équation agricole de l'Union européenne et de l'avenir des productions de blé. Dans cette perspective, le rapport à l'innovation et à la science restera une question majeure pour le devenir des agricultures européennes. En effet, si les débats sociétaux et démocratiques doivent exister et être entretenus, les pays européens auront à s'adapter aux changements climatiques en intégrant éventuellement les possibilités offertes par les nouvelles techniques de sélection des plantes (New Genomics Techniques, NGTs), de la même manière que la redécouverte de pratiques anciennes et traditionnelles pourra être utile. Le continent européen n'y échappera pas : l'agriculture de demain sera plus que jamais combinatoire. En outre, alors que le plaidoyer s'est répandu en faveur d'une souveraineté protéinique de l'Europe, afin de sortir d'une dépendance aux sojas des Amériques, produit condamné pour son rôle dans la déforestation amazonienne, il convient de noter que les perspectives d'un développement accru d'oléagineux (tournesol, soja, colza) sur le sol européen peut se faire au détriment des surfaces actuellement dédiées au blé. Là aussi, les frontières sont étroites : peu de terres supplémentaires disponibles au sein de l'Union européenne (surtout si la jachère est requise sur 10 % des sols agricoles !) et des arbitrages à faire entre grandes cultures (choix des producteurs en fonction des conditions pédoclimatiques et des prix, soutien des politiques publiques aussi en la matière, etc.). À ces frontières climatiques, agronomiques et scientifiques, il convient de s'interroger sur les intentions européennes en matière de frontières géopolitiques pour son agriculture et ses céréales. D'abord, l'Union européenne doit-elle exporter ses productions ? Si oui, pour quelles destinations et avec quels moyens pour accompagner ce commerce d'une tonalité stratégique appropriée ? Dans son unité, l'Union européenne s'affiche comme une puissance agro-exportatrice majeure pour le blé, réalisant en moyenne 17 % des flux mondiaux depuis plus de dix ans. Or, rarement cet élargissement à l'Est du continent n'a été commenté en des termes positifs à propos de l'agriculture, alors que les États de l'Est renforçaient et diversifiaient les productions communautaires. Cette palette élargie de blés européens ne mériterait-elle pourtant pas d'être valorisée sur les marchés internationaux ? En somme, l'agriculture aura symbolisé pendant un certain temps l'échec de vision sur l'Europe-puissance et les secteurs stratégiques pour l'incarner. Au lieu d'examiner les complémentarités pour soutenir les souverainetés européennes et jouer sur la démultiplication des atouts pour peser dans le monde, les débats agricoles sont demeurés techniques et géopolitiquement illisibles. Si la PAC sert de cadre référentiel comme instrument d'organisation et de régulation intérieure, il n'y a pas de politique agricole (ou céréalière) extérieure commune. Les origines française, allemande ou roumaine du blé se font concurrence une fois franchies les frontières de l'Union. L'assemblage statistique part en fumée. Ne faudrait-il pas y réfléchir à l'heure où l'Europe, bousculée par la pandémie et le retour de la guerre à ses portes, retrouve la nécessaire culture géostratégique à développer ? Demain, pour crédibiliser son offre internationale et faire en sorte que l'origine européenne soit sûre pour les importateurs, mais aussi pour valoriser la complémentarité et la qualité de ses céréales, il s'agit là d'un champ de réflexions sans aucun doute fertiles.
L'Ukraine réveille cette géopolitique du blé européen
Il semble difficile d'éviter un tel sujet maintenant que l'hypothèse d'une adhésion de l'Ukraine soit clairement posée. Le processus sera long puisque la demande d'adhésion accélérée ne sera a priori pas envisageable, mais il convient de poser dès à présent le scénario d'une Ukraine membre de l'Union. La nouvelle PAC entrant en vigueur en 2023, il est probable que la prochaine réforme d'ampleur se fasse à la fin de cette décennie. Bruxelles va-t-elle inclure les paramètres agricoles ukrainiens à propos de son projet pour la décennie 2030, à la fois pour ses frontières internes et externes ? La compétitivité de l'agriculture en Ukraine peut fragiliser certains équilibres internes à l'Union européenne et provoquer de vives tensions dans des pays où les coûts de production et de respect réglementaire seront alors largement supérieurs à ce qui prévaudrait en Ukraine. C'est déjà un sujet brûlant en 2023 ! Des grains ukrainiens débarquent sur le sol européen grâce aux lignes de solidarité ouvertes au printemps 2022 pour leur permettre de sortir par voies terrestres, ferroviaires et fluviales. Cette initiative, développée dans le cadre de l'initiative FARM (Food and Agriculture Resilience Mission), sous présidence française du Conseil, est plus que louable, tant il s'avère déterminant d'aider l'Ukraine à exporter ses céréales. Elles sont à la fois attendues sur le marché mondial et essentielles à l'économie du pays[13]. Néanmoins, ces productions ukrainiennes sont venues concurrencer celles de ses voisins (Pologne, Roumanie, Slovaquie, Bulgarie, Hongrie), car moins chères, outre une moindre performance en termes de sécurité sanitaire. Des blés d'Ukraine ont donc été chargés sur des bateaux pour l'export au détriment de blés européens, ce qui a provoqué la colère de certains agriculteurs lésés dans ces États membres, sans oublier de multiples remous politiques au plus haut niveau en avril 2023 (démission du ministre polonais de l'agriculture, imbroglio commercial entre certains pays et la Commission européenne, etc.). Un exemple de tension agricole tout à fait prévisible, que l'Union européenne devrait ne pas mésestimer, tant il pourrait se renouveler dans les prochaines années et devenir une problématique majeure sur le chemin d'une future adhésion ukrainienne. Autre question sur une manière différente de regarder l'horizon : sur le plan extérieur, avec une Ukraine dopée par le commerce agricole tourné sur le grand large, l'Union européenne peut-elle tourner le dos à la mondialisation et cantonner la PAC à une mission uniquement continentale ? Statistiquement, au début des années 2020, l'Union européenne et l'Ukraine, ensemble, réalisent le quart des exportations mondiales de blé. Est-ce une performance à considérer dans le futur afin de l'entretenir et ainsi placer l'Union européenne comme une puissance céréalière durable et crédible aux yeux des grandes aires d'importation ? Ne serait-il pas souhaitable d'avoir, à tout le moins, une approche géographiquement ciblée sur les besoins en blé du bassin méditerranéen, là où la moindre secousse sociopolitique crée des remous jusqu'aux territoires européens ? Les céréales, et plus largement l'agriculture, doivent figurer parmi les ressources que l'Union européenne met en avant dans l'expression de sa puissance souveraine. Une Europe qui serait capable de poursuivre le verdissement de ses systèmes agricoles, de placer ses cultures au cœur d'une stratégie climatique mêlant décarbonation, adaptation et innovation et qui, parallèlement, redonnerait un horizon mobilisateur à la PAC, n'est-ce pas tout simplement la réponse aux injonctions de Bruxelles qui souhaite, à la fois, développer le Pacte vert et redevenir géopolitique ? Dans un monde en transition, l'Europe doit préserver ses atouts et regarder ce qu'elle pourrait faire sur le plan communautaire qui puisse être en synergie avec son action extérieure. Elle est appelée, non pas à nourrir le monde, mais à contribuer aux équilibres alimentaires mondiaux. C'est à travers ce cap qu'elle pourra maintenir sa compétitivité vis-à-vis de concurrents de plus en plus décidés à faire de l'agriculture et du blé des instruments majeurs dans l'expression de leur puissance.
[1] Selon les données du Conseil international des céréales (CIC), la Chine consomme en moyenne 140 Mt de blé par an depuis 2020, suivie par l'UE et l'Inde avec 110 et 105 Mt respectivement
[2] L'UE a produit en moyenne annuelle 137 Mt de blé depuis 2020, suivie de très près par la Chine (136 Mt) puis par l'Inde (108 Mt), selon les données du CIC.
[3] Depuis 2020, l'UE exporte en moyenne 33 Mt de blé par an, contre 23 Mt pour les Etats-Unis. En revanche, les données du CIC permettent de souligner la place de numéro un mondial de la Russie, avec 38 Mt par an de blé exporté.
[4] Sébastien Abis, Géopolitique du blé, Armand Colin, février 2023.
[5] Climat interne du sol, caractérisé par les conditions saisonnières de température, d'hydromorphie, d'aération, de pression partielle en CO2, Larousse
[6] Le rendement agricole est exprimé en tonnes par hectare (t/ha) pour les produits riches en eau ou en quintaux métriques (1q = 100kg) par hectare (q/ha) pour les grains.
[7] Sébastien Abis (sous la direction), Agriculture et alimentation : la durabilité à l'épreuve des faits, Le Déméter 2023, IRIS Éditions et Club DEMETER, février 2023.
[8] COCERAL, EU Farm To Fork Strategy COCERAL Impact Assessment, juin 2021.
[9] J. Bremmer, A. Gonzalez-Martinez, R. Jongeneel, H. Huiting, R. Stokkers, M. Ruijs, Impact assessment of EC 2030 Green Deal Targets for sustainable crop production., Report Wageningen Economic Research; no 2021-150, décembre 2021.
[10] M. Schiavo, C. Le Mouël, X. Poux, P.-M Aubert, An agroecological Europe by 2050: What impact on land use, trade and global food security? IDDRI, Study n°08, juillet 2021.
[11] Pour comprendre ces enjeux, se référer à T. Pouch, "L'Europe par temps de crises, à la recherche d'une boussole stratégique", in S. Abis et M. Brun (sous la direction), Le Déméter 2022. Alimentation : les nouvelles frontières, Club DEMETER, IRIS Editions, février 2022, pp. 235-247 ; Lire également l'analyse de B. Valiorgue, "Quelle raison d'être pour la PAC à l'heure de l'Anthropocène ?", in Pour, n° 243, printemps 2022, pp. 73-79.
[12] op.cit
[13] D'ailleurs, les volumes de grains sortis par ces voies européennes, entre août 2022 et avril 2023, auront été à peu près équivalents à ceux du corridor en mer Noire établi par les Nations unies (environ 25 Mt pour chaque "voie").
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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