Le réarmement naval : perspectives européennes

Stratégie, sécurité et défense

Nicolas Mazzucchi

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2 mai 2023
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Mazzucchi Nicolas

Nicolas Mazzucchi

Directeur de recherche, CESM

Le réarmement naval : perspectives européennes

PDF | 583 koEn français

L'augmentation des crises internationales, en particulier depuis l'invasion russe de l'Ukraine en février 2022, ainsi que la permanence d'une rhétorique de confrontation future sino-américaine dans l'espace indopacifique, créent une période de profonds bouleversements géopolitiques, avec une croissance des enjeux maritimes. Plusieurs tendances s'entremêlent ainsi, entre renforcement du lien transatlantique, augmentation continue de l'importance de l'Indopacifique et volonté de rééquilibrage stratégique de la part des pays du Sud. Face à ces multiples défis, sous-tendus par un mouvement de réarmement naval mondial inédit, l'Union européenne est à la recherche d'un nouvel équilibre stratégico-militaire. Entre renforcement du lien Union européenne -OTAN, volonté de la part des Etats-membres d'investir plus dans leur outil naval et nécessité d'œuvrer pour défendre et promouvoir le respect du droit international, l'Union européenne doit afficher une volonté ferme et soutenir cet effort de réarmement. Les différents cadres institutionnels, ainsi que les formats de coopération, permettent depuis quelques années de développer de manière plus souple les projets d'équipements de défense, notamment avec la maturité progressive du Fonds européen de défense. Interopérabilité, opérations communes et nouvelles capacités sont nécessaires de manière conjointe, pour que l'Europe puisse continuer à peser dans le jeu naval mondial.

Fig. 1 Le réarmement naval montré par l'évolution du tonnage des marines ("Le réarmement naval militaire dans le monde", Études Marines, Hors Série, CESM)

La dimension européenne des enjeux maritimes actuels

Le renforcement de la coopération transatlantique, suite au conflit ukrainien, induit mécaniquement un besoin de repositionner les questions navales au cœur de la coopération militaire, notamment dans un format UE-OTAN. En effet, depuis la fin de la guerre froide, l'OTAN avait eu tendance à se focaliser sur des opérations de projection lointaines, avec une très forte composante terrestre, en minimisant les enjeux navals, en particulier sur le flanc nord (Atlantique nord - Arctique - Baltique). Le retour d'une dialectique stratégique forte entre l'OTAN et la Russie repositionne cette région comme un des pôles majeurs d'attention de la part de l'ensemble des 31 membres de l'OTAN. A ce titre, l'importance de la coopération UE-OTAN qui ne cesse de se développer depuis le Sommet du Pays de Galles en 2014, intègre pour les Alliés européens une nouvelle dimension navale, après les enjeux de police du ciel et le déploiement des bataillons multinationaux en Pologne et dans les trois Etats baltes. La coopération sur la lutte anti-sous-marine, ainsi que sur le partage de données relatif à la situation navale en temps réel, devient un impératif pour les membres européens de l'Alliance, en regard du défi imposé par l'évolution du contexte géopolitique. La décontinentalisation des flux énergétiques, conséquence de la guerre en Ukraine avec la volonté de limiter, voire à terme de totalement couper les importations d'hydrocarbures russes, induit également une maritimisation accrue des approvisionnements énergétiques européens. Outre le recours aux pays proches accessibles par la mer (Norvège, Algérie), la décontinentalisation s'opère par une diversification vers des fournisseurs lointains (Amérique du Nord et du Sud, golfe Arabo-Persique, Inde, etc.) qui conduit à un besoin de sécurisation accru des principales routes maritimes. Outre l'enjeu de l'Atlantique nord qui trouve un intérêt majeur avec des routes énergétiques en croissance depuis les Etats-Unis et le Brésil et une continuité des flux depuis le golfe de Guinée, c'est avant tout la mer Méditerranée, vue comme un passage vers l'Indopacifique (gaz et pétrole brut depuis le golfe Arabo-Persique, produits pétroliers depuis l'Inde) qui fait figure de territoire de transit majeur. En outre, il faut ajouter à ce tableau le développement à venir des importations depuis les champs gaziers de la Méditerranée orientale, une fois que ceux-ci disposeront des infrastructures nécessaires à l'exportation du gaz sous forme liquéfiée. De fait, la mer Méditerranée, par ce rôle énergétique renforcé, fait elle-même face à un besoin de projection accru des forces navales européennes, à des fins sécuritaires, dans un contexte de réarmement naval régional et de tensions persistantes entre certains acteurs. La projection vers la zone indopacifique enfin, en conséquence notamment de la décontinentalisation des flux, constitue le dernier des trois grands éléments de fond qui poussent l'Europe vers un réarmement naval d'importance. La publication en 2021 de la stratégie indopacifique de l'Union européenne, a démontré la volonté des Etats-membres de renforcer leurs attaches et leur orientation vers un territoire maritime représentant à la fois des enjeux d'importations (énergie et marchandises), mais aussi d'exportation pour les industries européennes. A ce titre, en regard des tensions persistantes entre acteurs de tailles diverses et face à un réarmement naval local inédit, les Européens ont pris acte de l'importance de leur présence, face à ces intérêts économiques, mais aussi pour la nécessité d'œuvrer en faveur du respect des traités et du droit international. En outre, il importe de considérer, pour les Etats-membres disposant d'un territoire ultramarin comme la France, l'enjeu de la souveraineté qui demeure particulièrement important, dans une période de contestation toujours plus forte du droit international et de remise en cause par certains acteurs majeurs au plan international, des dispositions de la Convention des Nations-unies sur le droit de la mer. Les Etats membres et l'Union européenne, désireux de promouvoir leur vision des équilibres internationaux, fondée sur le respect du droit et la stabilité, sont face à cette nécessité d'être de plus en plus présents militairement dans des espaces relativement lointains, en regard de cette dynamique globale de contestation de l'ordre international.

L'intégration opérationnelle

Face à la multiplicité des défis géopolitiques en mer, aux portes du continent européen aussi bien qu'à des milliers de kilomètres, les Etats membres sont face à la nécessité de renforcer leur coopération opérationnelle navale, pour faire face aux risques multiples induits par des acteurs étatiques ou non. Le volet maritime de la PSDC demeure une partie conséquente de l'action extérieure de l'Union européenne, avec un certain nombre de missions aux approches immédiates de l'Union (Sophia jusqu'en 2020, Irini), mais aussi plus lointaines, avec en particulier Atalante. Celle-ci, bien avant la publication de la stratégie indopacifique européenne, manifestait déjà une forme de projection de sécurité maritime dans la zone - certes limitée à la Corne de l'Afrique - avec l'enjeu de protection des différents flux d'hydrocarbures y circulant. Ouverte depuis 2008, Atalanta est un vrai succès opérationnel de l'Union, démontrant que l'action coordonnée des différents acteurs, pour aboutir à une présence quasi-permanente sur zone, permet d'obtenir des résultats tangibles qui bénéficient aussi bien aux Européens qu'à l'ensemble des acteurs concernés par la piraterie maritime. Toutefois, les coopérations opérationnelles européennes ne s'inscrivent pas exclusivement dans le cadre de la PSDC et revêtent aussi des aspects plus variés. La mission EMASoH Agenor est, de ce point de vue, une réussite importante, permettant de suppléer le départ d'une grande partie des forces américaines du golfe Arabo-Persique. Alors que les Etats-Unis ont fait le choix de se redéployer vers l'Asie-Pacifique et, en conséquence, ne maintiennent plus une permanence aéronavale dans la région, les Européens qui font face à l'importance croissante du golfe Arabo-Persique dans leurs approvisionnements énergétiques, ont un besoin vital de sécurisation de la zone. Agenor qui réunit 9 pays, autour de la France, pour assurer une sécurité des voies maritimes et des échanges, tend ainsi à devenir une mission-phare pour les forces navales des pays européens dans leur ensemble. Outre ces missions multilatérales sous l'égide ou non de la PSDC, il faut également mentionner le renforcement des déploiements et entraînements conjoints. Sur le premier point en particulier, l'exemple de la participation de frégates de pays européens aux déploiements du groupe aéronaval français est révélateur. Ainsi, parmi les 3-4 frégates d'accompagnement du porte-avions Charles de Gaulle, chargées notamment de la protection anti-aérienne de celui-ci et de la lutte anti-sous-marine, il est de plus en plus commun d'y retrouver, pour une partie de la mission, des navires d'autres marines européennes. Lors du déploiement 2022 du groupe aéronaval - mission Antarès, des navires grecs et italiens en particulier ont participé à l'escorte. Alors que la France est la seule à disposer en Europe d'une capacité de projection aéronavale de ce type, incluant potentiellement un volet lié à la dissuasion nucléaire, cette coopération opérationnelle renforcée avec les Alliés européens est le signe de l'importance du volet européen de l'action navale française. Celle-ci est également rendue possible par l'interopérabilité toujours plus poussée entre les systèmes de liaisons de données et de commandement, mais aussi, par le renforcement des coopérations industrielles pour les futurs matériels.

La Coopération structurée permanente au cœur des projets majeurs

Au titre de la coopération industrielle européenne, les développements récents liés à la Coopération structurée permanente, ainsi qu'aux projets portés par l'Agence européenne de défense, correspondent aux priorités structurelles du domaine naval pour les Européens, à savoir la surveillance maritime ainsi que la guerre des mines. Enjeux défensifs par excellence, les deux domaines se prêtent particulièrement à la coopération européenne puisque ne présentant que peu de risques de blocage politique d'une part et nécessitant un important investissement économique et technologique d'autre part, pour disposer des matériels les plus performants. Ainsi les questions de numérisation des capteurs ou de dronisation des porteurs - pour la guerre des mines en particulier - sont au cœur des programmes portés par l'Union européenne. Toutefois, l'Union européenne investit également sur des équipements plus conséquents, en regard des défis géopolitiques et opérationnels mentionnés. Au niveau français, le programme European Patrol Corvette (EPC) se révèle un axe important d'effort, puisque les futures EPC sont destinées à remplacer les actuelles frégates de surveillance dans les Outre-mer. La génération des frégates de surveillance touche ses limites en termes de capacités que ce soit au niveau des capteurs comme des effecteurs embarqués et, eu égard à l'importance grandissante de la zone indopacifique comme espace stratégique pour l'Europe, un accroissement de celles-ci est plus que nécessaire. Les EPC permettront, suivant la variante qui sera acquise, de porter des hélicoptères ou des drones aériens, signe également d'une meilleure intégration de nouveaux équipements. Le programme EPC -qui réunit l'Italie, la France, la Grèce et l'Espagne comme premiers partenaires - a été rejoint par la Norvège et le Danemark, incluant en outre le Portugal et la Croatie comme observateurs. Par cette ampleur en termes d'Etats participants, il se positionne de facto comme un programme dimensionnant de la coopération européenne, ce qui se traduit également par l'importance des moyens qui y sont consacrés, en particulier au travers du Fonds européen de défense (FED). Même si plusieurs variantes de ces corvettes sont envisagées, suivant les missions qui leur seront assignées par les marines les opérant (souveraineté des espaces ultramarins, protection des approches de l'Europe, lutte au-dessus de la surface, etc.), elles seront construites sur une base commune, laquelle offre de nombreux avantages en termes d'interopérabilité des forces navales. En effet, des entraînements communs, voire des partages de capacités, pourront ainsi être envisagés de manière plus importante avec les différents pays du programme EPC, d'autant que celui-ci réunit la plus grande partie des puissances navales européennes, surtout dans l'arc méditerranéen.

Les enjeux bilatéraux

En termes de coopération de défense dans le domaine naval, l'action européenne a permis ces dernières années, portée en particulier par le couple franco-italien, un certain nombre de réalisations d'importance. Parmi celles-ci, il importe de noter les programmes FREMM - cœur des capacités de premier rang des deux marines précitées, notamment dans la lutte anti-sous-marine - mais aussi Logistic Support Ship (LSS), portés par l'OCCAR. Le programme LSS de navire pétrolier-ravitailleur est particulièrement dimensionnant dans le contexte de la projection lointaine des forces européennes, notamment vers l'espace indopacifique, et doit permettre à la France - en particulier- de soutenir les déploiements du groupe aéronaval. Le programme LSS, qui doit compter entre 5 et 7 navires en tout, est un élément majeur de la capacité des forces navales européennes dans leur permanence à la mer, aussi bien aux approches de l'Europe, y compris dans le cadre de missions HADR (humanitarian assistance, disaster relief), que dans des opérations longues loin du continent. Cette coopération franco-italienne apparaît ainsi comme un des moteurs du réarmement naval au plan européen, y compris dans l'optique de disposer de classes de navires de premier rang performants à des coûts relativement soutenables. Le programme FREMM, malgré des différences entre les versions italienne et française, a permis par son ampleur - 18 unités pour les deux marines, sans compter les exportations - de faire baisser le coût unitaire de chaque navire[1]. Ce programme est en outre un vrai succès industriel et opérationnel puisque les Etats-Unis ont choisi les FREMM comme base pour le programme de l'US Navy de frégates classe Constellation. Au-delà de ces programmes de navires-majeurs, la coopération bilatérale, toujours sous égide de l'OCCAr, a permis de renouveler les capacités de guerre des mines européennes, avec le programme franco-britannique MMCM. Toutefois, il appartient de noter que celui-ci est également révélateur des limites de la coopération européenne. En effet, MMCM - issu du Traité de Lancaster House de 2010 - coexiste avec le programme MAS MCM, porté par la CSP et réunissant autour d'une initiative belge, 9 pays dont la France. Les deux programmes se ressemblent fortement dans leurs attendus - forte dronisation du système, coopération homme-machine, etc. - mais diffèrent dans les opérateurs industriels choisis et pourraient présenter plus de complémentarités que les descriptions ne laissent apparaître. Toutefois, alors même que des programmes comme EPC, FREMM ou LSS tendent à renforcer l'interopérabilité européenne, la divergence sur les systèmes de guerre des mines pourrait limiter ce mouvement. Néanmoins, il importe de noter que le réinvestissement massif, au travers de la CSP, ou de la coopération bilatérale franco-britannique dans ce domaine, est un point particulièrement positif, en regard des enjeux très profonds de ces compétences, surtout dans l'optique de la maîtrise des fonds marins. *** La permanence de l'enjeu géopolitique de protection des approches maritimes européennes, combiné avec ceux issus de la guerre en Ukraine et de la volonté de projection de l'Union européenne vers l'espace indopacifique, conduisent à un renforcement de la coopération opérationnelle navale européenne et, en corolaire, à un accroissement des projets industriels bi- et multilatéraux. Outre cette coopération renforcée entre les Etats-membres, il est également important de noter que la plupart des pays européens sont engagés de manière purement nationale, dans ce mouvement planétaire de réarmement naval. Celui-ci peut concerner des renouvellements de capacités, comme c'est avant tout le cas pour la France, notamment avec le PA-NG qui doit à terme remplacer le Charles de Gaulle, mais aussi, de manière étonnante en ces temps d'incertitudes économiques, des accroissements de capacité importants. A ce titre, l'Italie apparaît comme un cas presqu'unique en Europe, avec une volonté très affirmée, notamment au titre de ses forces de surface et aéronavales, de disposer d'un outil naval majeur avec l'annonce d'une classe de croiseurs dépassant les 10.000 tonnes, ainsi que le renforcement de ses capacités aéronavales avec le Trieste qui doit, en concomitance avec le Cavour accueillir les futurs F-35B construits en coopération avec les Etats-Unis. En prenant en compte ces accroissements et les renouvellements mentionnés, l'Europe disposera à l'horizon 2030 d'une capacité navale plus que conséquente, avec sept porte-aéronefs, plus de quarante bâtiments de premier rang et à peu près une trentaine de sous-marins océaniques à l'horizon 2030 ; une capacité conséquente, mais plus qu'utile en cette période d'incertitude.


[1] Avant le programme FREMM, le programme Horizon des frégates de défense aérienne a permis d'inaugurer cette proximité dans l'industrie navale entre la France et l'Italie pour des unités majeures.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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