Stratégie, sécurité et défense
Jean-Paul Palomeros
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Un an déjà, un an de malheur pour le peuple ukrainien, un an de violence aveugle, de vacarme, de terreur, d'exil pour certains, voire de déportation, de deuils pour de nombreuses familles. Un an de destruction systématique de l'industrie de l'Ukraine, de ses infrastructures, de ses centres de production d'énergie, d'une partie de ses ressources agricoles, de son économie. Un an d'oppression dans les territoires occupés, de tortures, de crimes de guerre, d'endoctrinement, de russification. Ce bilan n'est cependant pas exhaustif, il ne saurait rendre compte de la déstructuration de la société ukrainienne, de la réalité et de l'ampleur des sacrifices d'une jeune génération d'Ukrainiens qui paient de leur vie leur attachement viscéral à leur pays et à ses valeurs. Mais, il faut le souligner et le répéter, pour le peuple ukrainien et son armée ce fut une année de combat, de résistance acharnée, souvent héroïque, de résilience, de volonté de défendre une Ukraine libre, démocratique, et de la restaurer dans sa souveraineté. Il est plus que légitime pour l'Ukraine, à l'avant-garde de l'Europe libre, d'aspirer à rejoindre l'Union européenne dans les meilleurs délais. Une Union, qui même amputée du Royaume-Uni, demeure attractive pour de nombreux peuples en quête de liberté, de progrès et de prospérité. Cependant, une question se pose : est-ce l'Union européenne, qui trouve ses origines dans les ruines de deux guerres mondiales et qui a su réunir les ennemis héréditaires des deux côtés du Rhin, cette collectivité de nations qui, après la chute du mur de Berlin et du rideau de fer, a su recueillir la majeure partie des États issus du pacte de Varsovie, voire pour certains de l'Union soviétique elle-même, est ce que cette construction originale et unique, est prête à prendre son destin en main, à défendre ses valeurs communes, à assumer ses responsabilités devant l'histoire ? Nous, Européens, sommes-nous à la hauteur du défi lancé par cette guerre sur le sol européen ? Sommes-nous prêts à croire en nous-mêmes et en nos jeunes générations ? Sommes-nous prêts à regarder fièrement notre avenir dans les yeux ? Pouvons-nous désormais esquiver cette question lancinante qui dérange par ses conséquences et par le niveau d'ambition qu'elle implique, par les réticences historiques des uns et les suspicions des autres : voulons nous donner à l'Europe une chance de faire entendre sa voix, de compter, de peser, de proposer une voie originale dans la nouvelle équation géopolitique de ce siècle ? Ne pas répondre à ces questions existentielles, les esquiver ou les remettre aux calendes grecques serait coupable. Pour paraphraser Albert Camus, en ce qui concerne l'avenir de l'Union européenne, " mal nommer l'ambition de puissance mondiale serait ajouter à ses malheurs". " N'ayez pas peur ", ces mots attribués à Jésus de Nazareth et repris par le Pape d'origine polonaise Jean-Paul II en 1978, ce sont désormais les Ukrainiens qui nous les crient par-delà le bruit des bottes et des bombes de Vladimir Poutine. Ces mots, ce sont nos jeunes générations qui nous les soufflent à l'oreille, n'ayez pas peur de faire face, d'oser, d'entreprendre, d'innover, d'inventer une nouvelle Europe ambitieuse, fière, ouverte sur le monde et prête à défendre ses valeurs et ses intérêts. Les crises successives que nous vivons, qu'elles soient sanitaires, énergétiques, économiques, environnementales, les perspectives d'une nouvelle guerre froide qu'impose l'attitude belliqueuse de la Russie " poutinienne " ou, encore et surtout, le choc des titans Américains et Chinois dont nous ne percevons à ce stade que les prémices, voilà la dure réalité de notre temps. Faut-il encore trouver d'autres raisons impérieuses pour agir sans délai et imaginer pour l'Union européenne les voies d'une nouvelle liberté et, quitte à heurter les âmes sensibles, d'une certaine autonomie stratégique ? Au risque de se répéter, oser le pari d'une autonomie dans les domaines que nous considérons comme stratégiques maintenant et, surtout, demain, ce n'est pas construire une " forteresse Europe ", ce n'est pas rompre le précieux lien que nous avons tissé avec nos alliés au sein de l'Alliance Atlantique depuis 1949, ce n'est pas non plus s'interdire de lancer des projets ambitieux, porteurs d'avenir avec des pays partenaires, tout au contraire, c'est bien l'autonomie qui rendra l'Union européenne libre de ses choix. Pour définir ces domaines critiques, vitaux qui appellent ce niveau d'indépendance ou, au moins, de dépendance assumée, il faut imaginer l'avenir avec un esprit ouvert sur les grandes ruptures qu'entraînent les changements politiques, les nouvelles technologies, les nouveaux usages et, de manière générale, l'innovation. A titre d'exemple, bien peu d'experts avaient prévu que les États-Unis atteindraient aussi rapidement leur autonomie en termes énergétiques en exploitant les hydrocarbures dits " non conventionnels ", essentiellement le gaz et pétrole de schiste. D'ailleurs, l'énergie est désormais au cœur des préoccupations des Etats membres, mais aussi de la Commission européenne. Il est clair que, dans ce domaine, le chemin de l'autonomie est long, pavé d'embûches et lourd des erreurs du passé. Mais il existe si nous savons retrouver la voie de la compétence, de la cohérence et de la raison. Pour la France mais aussi pour d'autres Etats européens, le nucléaire a permis d'écrire de belles pages de l'histoire, il doit maintenant, après des années de tergiversation, guider notre avenir. D'autres n'ont pas fait ce choix, ils doivent l'assumer en développant des sources d'énergie renouvelables décarbonées. En tout cas, les Etats membres devront trouver tous ensemble le juste équilibre qui permettra à l'Europe d'assumer ses responsabilités vis-à-vis du précieux écosystème de notre planète, c'est aussi cela l'expression d'une puissance responsable. La défense est bien évidemment au cœur de toute ambition d'autonomie stratégique, les dirigeants de la IVe République, puis le général de Gaulle l'avaient parfaitement anticipé en développant une dissuasion nucléaire fondée à l'époque sur trois composantes. En une dizaine d'années, la France a réussi cette performance qui marque de manière indélébile notre histoire contemporaine. Nos prédécesseurs ont ainsi montré que l'ambition d'une autonomie stratégique n'est pas une illusion pour ceux qui en ont la volonté, qui s'en donnent les moyens, pour ceux qui croient à la puissance du génie humain mis au service de grands projets. Retrouver cet esprit pionnier est la clé de notre avenir. Bien sûr, nous pouvons légitimement objecter que l'Union européenne n'est pas une puissance nucléaire, d'ailleurs quelques Etats membres sont même signataires du Traité sur l'Interdiction des Armes Nucléaires [1]. Après le départ - regrettable - du Royaume-Uni, la France demeure au sein de l'Union européenne la seule puissance nucléaire, membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU. Mais il faut noter que le président français, chef des Armées, a entrouvert à plusieurs reprises la porte aux Etats membres qui le souhaitent pour mener une réflexion stratégique commune car, selon ses mots : " aujourd'hui plus encore qu'hier, les intérêts vitaux de la France ont une dimension européenne ". Ce point important doit être mis en perspective de l'attitude des pays européens qui participent à la composante nucléaire aéroportée de l'OTAN[2]. Pour ce faire, ils mettent à disposition de l'Alliance un certain nombre d'avions de combat dits " Dual Capable " aptes à emporter la bombe nucléaire américaine B61-12 (récemment modernisée). Dans ce cadre, ils acceptent le principe d'une double-clé qui repose sur le fait que les Américains conservent en permanence la responsabilité des armes entreposées en Europe et qu'en cas d'accord du Conseil de l'Atlantique Nord sur l'emploi potentiel de cette composante nucléaire, ces bombes ne seraient montées sur les avions porteurs qu'après une décision expresse du président américain. On peut en conclure que le " fait nucléaire " n'est donc pas un tabou pour ces pays membres de l'Union, pas même pour l'Allemagne... ! Faut-il rappeler ici que l'attachement à l'OTAN (et au grand allié américain) de nombreux Etats de l'Union européenne [3] est systématiquement mis en avant pour critiquer l'idée même d'une quelconque autonomie stratégique de l'Union. Et pourtant depuis la création de l'Alliance en 1949, ce même allié américain ne réclame-t-il pas que les Européens assument leur pleine part de responsabilité quant à leur défense ? Cette obligation figure d'ailleurs en toute lettre dans l'article 3 du traité de Washington, fondateur de l'Alliance Atlantique. Vis-à-vis de cette dépendance stratégique, la présidence de Donald Trump a jeté un froid chez de nombreux Alliés, en laissant, en particulier, planer le doute quant à l'engagement systématique des États-Unis dans le cadre de l'application de l'article 5 de défense collective de l'Alliance en cas d'attaque armée de l'un de ses membres. Il est clair que cette attitude doit être mise en perspective du caractère transactionnel de la politique étrangère de Donald Trump qui n'a cessé de considérer les Alliés comme des partenaires pratiquement comme les autres, en résumé : " si vous voulez être défendus et bien payez maintenant ... et achetez américain... !". Pour être honnête il faut dire que ses prédécesseurs et son successeur ne disent pas vraiment autre chose mais avec plus de diplomatie. A moins de deux ans de nouvelles élections américaines, la question se pose de manière très aigüe : qu'aurait fait Donald Trump face à l'agression russe contre l'Ukraine et, par voie de conséquence, en toute hypothèse, qu'auraient fait les Européens ou, de manière plus crue, aurions-nous abandonné le peuple ukrainien à son triste sort ? C'est ainsi que se pose l'équation stratégique de l'Union européenne, c'est ainsi qu'elle se posera d'autant plus à l'avenir que les Américains auront les yeux et leurs capacité militaires tournés vers leur grand rival, pour ne pas dire adversaire, chinois. Pour revenir à la réalité du conflit ukrainien, nous aurions tort de sous-estimer le soutien apporté par l'Union européenne à l'Ukraine et qui s'exprime dans de nombreux domaines, depuis les sanctions qui affectent directement la vie des Européens, aux mesures de soutien politique, économique et humanitaire mais aussi en termes d'équipements militaires. L'exemple des chars lourds de fabrication allemande Léopard est le plus emblématique, même s'ils ne sont pas encore en action aux mains des forces ukrainiennes. Ainsi le grand public a-t-il découvert que l'Allemagne qui passe aux yeux de beaucoup comme un pays pacifiste développe des capacités militaires de premier rang et qu'elle les exporte largement, ce qui permet de constituer un " pool " conséquent à même d'apporter à l'Ukraine des capacités qui lui font cruellement défaut. Nous pourrions aussi citer les différents moyens de défense sol-air fournis par les Etats européens ou, encore, les désormais fameux canons français César particulièrement prisés par les artilleurs ukrainiens. Cependant, ces exemples plutôt flatteurs ne peuvent masquer les difficultés et les carences auxquelles les Etats européens font face pour soutenir ces efforts dans la durée. Les " dividendes de la paix " post-guerre froide font encore sentir leurs effets face à ce conflit de haute intensité, ils pèsent encore très lourd dans l'équation stratégique européenne. Ainsi les industries de défense européennes, là où elles existent, ne sont-elles pas suffisamment mises sous tension ? L'exemple du déficit en matière de munitions d'artillerie est sans doute le plus marquant. En fait, c'est le manque de profondeur et de capacité à durer des armées européennes qui est flagrant. Mais rien n'est perdu, comme le disait le célèbre aviateur, philosophe et poète Antoine de Saint-Exupéry " dans la vie il n'y a pas de solutions, il y a des forces en marche, il faut les créer et les solutions suivent " et nous pourrions dans ce cas ajouter " et les mettre en synergie ". Ce devrait être aussi la devise de l'Union européenne dans sa quête d'une dimension stratégique car ces forces existent. Mais comment les mettre en marche et en synergie ? La puissance économique est indissociable de la puissance militaire. L'annonce faite par les autorités allemandes d'un effort de 100 milliards € (sur 5 ans) au profit de la défense est, à ce titre, emblématique pour un pays qui, naguère, était réticent à considérer que l'objectif de 2% du PIB agréé au sein de l'OTAN était indispensable. Les efforts faits par la France dans le cadre de la Loi de programmation militaire en cours (2019-2025) et ceux prévus pour la suivante (2024-2030) sont appréciables. Mais contraints par le niveau de la dette nationale, ils risquent d'être insuffisants. Bien sûr, même avec beaucoup de volonté, les efforts des pays européens en la matière ne sauraient égaler ni même approcher le colossal budget américain de plus de 800 milliards $, mais il n'aurait pas grand-chose à envier à ceux des autres grandes puissances mondiales. Sur ce point, il faut aussi souligner l'attitude volontariste de la Commission européenne qui a été enfin saisie des questions de défense : Le fonds européen de la défense, les projets de la coopération structurée permanente ou encore la Facilité européenne pour la paix qui permet de soutenir l'Ukraine (à hauteur de 3,6 milliards € au 1er février 2023) en sont autant d'exemples encourageants. Cependant, ces efforts au service de la défense européenne seront vains s'ils ne répondent pas à une ambition et à une stratégie commune. En la matière, la Boussole stratégique adoptée en mars 2022 fait un tour d'horizon assez exhaustif et pertinent des risques et des menaces que l'Union européenne doit s'apprêter à affronter. Toutefois, elle ne constitue pas en tant que telle une stratégie et, encore moins, une stratégie militaire. Une telle stratégie pourrait se déployer sur des axes " géographiques ", en particulier l'axe méditerranéen, et sur une approche dite " multi-domaines et multi-milieux " propre à prendre en compte les nouveaux champs de confrontation (espace exo-atmosphérique, cyberespace, espace de l'information, espace cognitif, etc.), mais aussi la nature évolutive des menaces et leur hybridité. Pour donner toute sa force à cette stratégie, elle devrait être accompagnée d'une ambition, de priorités et, disons-le, d'une préférence pour l'industrie de défense européenne en l'élargissant autant que possible aux pays qui ne possèdent pas -ou peu- de capacités en la matière et qui sont donc peu sensibles à la dimension stratégique de cette activité. Vue ainsi, l'industrie européenne de défense devient un véritable outil de puissance, de croissance et de résilience. Cela doit, bien entendu, s'accompagner d'un changement profond d'attitude des investisseurs vis-à-vis des besoins de défense. En Europe - à quelques rares exceptions près - les fonds d'investissement sont pour le moins réticents à investir dans l'industrie de défense sous couvert de réserves pseudo-éthiques qui ne résistent guère aux réalités conflictuelles du monde contemporain. *** N'en doutons pas, L'Europe a les moyens de mettre en marche et en synergie les forces qui lui permettront de compter parmi les puissances mondiales du XXIe siècle. Elle peut agir pour la paix et promouvoir ses valeurs, défendre ses intérêts et peser dans l'équilibre d'un monde incertain. Ces forces à mettre en marche s'appellent jeunesse, foi en un destin commun, courage, volonté, lucidité, confiance, éducation, savoir, compétence, recherche, innovation. C'est à ce prix qu'une Union européenne ambitieuse pourra tenir sa place et assumer un véritable statut de puissance dans un nouveau siècle qui laisse peu de place aux faibles et aux indécis.
[1] Autriche, Irlande et Malte
[2] Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas
[3] Sur les 30 membres que compte actuellement l'OTAN, 21 sont membres de l'Union européenne. Dans l'éventualité d'une intégration de la Suède et de la Finlande ce nombre serait porté à 23 sur 32, une large majorité.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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