Comment réaliser les ambitions de l'Europe en matière de recherche ?

Modèle social européen

Maria LEPTIN

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5 décembre 2022
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Maria LEPTIN

Présidente du Conseil Européen de la Recherche

Comment réaliser les ambitions de l'Europe en matière de recherche ?

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Il y a un an, le 26 novembre 2021, les ministres chargés de la Compétitivité adoptaient des conclusions sur la gouvernance de l'Espace européen de la recherche (EER) et une recommandation pour un Pacte pour la recherche et l'innovation en Europe. Le Conseil européen de la recherche (CER) s'est félicité de cette avancée positive[1] .

Cependant, les conclusions et la recommandation sont les dernières étapes d'une longue série d'efforts pour achever l'EER, un objectif déclaré pour la première fois en 2000 avec des relances ultérieures en 2007, en 2012 et une nouvelle feuille de route adoptée en 2015. Quelles leçons pouvons‑nous retenir des tentatives passées pour réaliser l'EER afin de garantir de meilleurs résultats ?

Espace européen de la recherche (EER), la genèse

L'EER a été lancé en janvier 2000, l'année où l'Union européenne s'était fixé l'objectif ambitieux de devenir d'ici 2010 "l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde", dans le cadre de sa stratégie de Lisbonne. L'un des éléments clés de cette stratégie était de porter l'investissement global en R&D au sein de l'Union européenne à 3 % du PIB.

Au moment du lancement de l'EER, Philippe Busquin, alors commissaire, a dressé un tableau alarmant de la position internationale de l'Europe en matière de recherche et d'innovation par rapport aux États-Unis notamment. Il a imputé cette situation au sous-investissement, mais aussi à l'absence d'une véritable politique européenne de la recherche : "L'effort de recherche européen tel qu'il se présente n'est que la simple addition des efforts des quinze États membres et de l'Union. Cette fragmentation, cet isolement et ce cloisonnement des efforts et des systèmes de recherche nationaux, ainsi que la disparité des systèmes réglementaires et administratifs, ne font qu'aggraver l'impact de la baisse de l'investissement mondial dans la connaissance."

Son idée était de créer un "marché intérieur" de la recherche destiné à renforcer la coopération, à stimuler la concurrence et à optimiser l'allocation des ressources, ainsi qu'à améliorer la coordination des activités et des politiques nationales de recherche.

Bien sûr, il n'était pas le premier à exprimer de telles préoccupations. Dans la période d'après-guerre, l'Europe a essayé de rattraper les États-Unis en termes de productivité économique, de science et de technologie. Cette idée a pu‑être été portée à l'attention du public par Le défi américain[2], le livre écrit en 1967 par Jean‑Jacques Servan‑Schreiber. Celui-ci présentait les États‑Unis et l'Europe comme engagés dans une guerre économique silencieuse que l'Europe semblait perdre sur tous les fronts, y compris dans les techniques de gestion, les outils technologiques et la capacité de recherche. Le livre s'est vendu à 600 000 exemplaires en France et a été traduit en quinze langues. Il a contribué à attirer l'attention sur l'importance de la coopération trans-nationale en Europe.

En 1972, la Commission européenne a proposé de définir et de mettre en œuvre une politique de recherche communautaire, mais l'absence d'une base juridique solide a entravé cet effort. En effet, alors que les activités de recherche communautaires étaient un élément clé des traités instituant la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) en 1951 et la Communauté européenne de l'énergie atomique (Euratom) en 1957, le traité instituant la Communauté économique européenne (CEE) en 1958 ne conte‑ nait aucune disposition relative à la politique de recherche.

Néanmoins, dans les années 1970 et au début des années 1980, la Communauté économique européenne a réussi à financer certaines activités de recherche pour soutenir d'autres politiques, en commençant par des programmes de recherche sur l'énergie solaire, l'environnement et la "télé‑ détection" des ressources terrestres.

L'Acte unique européen, signé en 1986, a finalement inscrit la politique de recherche dans le traité. Il définit la coopération et la coordination des politiques nationales de recherche comme les objectifs de la politique commune de recherche, fournit un cadre juridique clair pour l'adoption du programme‑cadre communautaire de recherche et offre des outils supplémentaires pour la mise en œuvre des politiques de recherche. Le traité de Lisbonne (2007) a reconnu la recherche et l'espace comme une compétence partagée et a fait de l'achèvement de l'EER une exigence du traité.

Le retard européen

Pourtant, malgré la croissance du programme‑cadre de l'Union en termes de taille et de portée dans les années qui ont suivi l'Acte unique européen, en 2000, nous ne semblions pas plus près de parvenir à une véritable intégration des efforts de recherche de l'Europe.

En 2002, Thomas Banchoff, universitaire américain, s'est penché sur les raisons possibles de cette situation. Dans son introduction[3] , il écrit : "La politique de recherche de l'Union européenne constitue une énigme. Dans peu de domaines, les pressions internationales en faveur d'une intégration plus poussée ont été aussi fortes. Face à la supériorité scientifique et technologique des États-Unis, les dirigeants européens, toutes tendances politiques confondues, ont appelé - depuis le milieu des années 1960 - à la coordination des efforts nationaux pour relever le défi américain et être plus compétitifs au niveau international. Dans les années 1990, après la guerre froide, l'importance stratégique de l'innovation scientifique dans le contexte de l'économie mondiale de la connaissance a permis à la politique de recherche de figurer encore plus haut dans l'agenda européen. Pourtant, aujourd'hui, les politiques nationales de recherche en Europe restent largement isolées les unes des autres. La quasi‑totalité de l'aide publique va aux scientifiques et aux institutions nationales, et les obstacles à la mobilité transnationale des chercheurs restent élevés. Deux décennies marquées par un mouvement réussi vers l'union économique et monétaire n'ont pas vu l'émergence d'un espace européen intégré pour la science et la technologie."

Il propose deux explications principales. La première est ce qu'il appelle "l'intergouvernementalisme", le fait que les États membres sont naturellement réticents à donner plus de pouvoirs au niveau européen et à intégrer véritablement leurs efforts. Mais il a également mis en évidence un deuxième obstacle à l'intégration, plus surprenant et contre‑intuitif, en faisant valoir que la consolidation et la croissance du programme‑cadre avaient elles‑mêmes entravé les efforts de coordination des efforts nationaux : " Depuis les années 1980, des programmes de plus en plus vastes et complexes ont absorbé les énergies administratives et politiques de la Commission et généré des clientèles attachées au statu quo. Les héritages institutionnels européens, et pas seulement les intérêts nationaux, ont sapé les efforts visant à créer un "Espace européen de la recherche" marqué par une meilleure coordination et intégration des politiques nationales ".

Il est donc possible que la politique européenne de recherche soit restée coincée dans un équilibre sous‑optimal. D'une part, les gouvernements des États membres, malgré leur volonté avouée de coordination, se concentraient sur la mécanique distributive du programme-cadre et sur la maximisation de leur propre part de financement (juste retour). D'autre part, la Commission a jugé beaucoup plus facile de financer les priorités politiques européennes directement via le programme-cadre que d'essayer de coordonner les gouvernements nationaux réticents.

Quelles perspectives ?

Depuis lors, divers mécanismes de coordination de l'EER ont certainement permis de réaliser des progrès dans des domaines tels que les infrastructures de recherche, la science ouverte, la coopération internationale, l'égalité de genre dans la R&I, la programmation conjointe et la mobilité des chercheurs.

Le programme-cadre a également évolué. Depuis leur création, les programmes‑cadres de l'Union ont soutenu la collaboration transnationale sur des sujets et des thèmes prédéterminés dans des domaines de recherche appliquée correspondant aux grandes politiques européennes dans les domaines de la santé, de l'énergie, de l'environnement et autres. Mais en 2007, dans le cadre du septième programme‑cadre, un changement radical a eu lieu lorsque le CER a été créé pour financer la recherche fondamentale menée par des chercheurs individuels sans priorités prédéterminées. La création du CER avait pour but d'aider l'Europe à produire la meilleure science de pointe dans des domaines nouveaux et émergents.

A l'occasion du neuvième programme-cadre (Horizon Europe), le Conseil européen de l'innovation, qui s'inspire du CER, a été mis en place, après un programme pilote dans le cadre d'Horizon 2020, afin d'apporter un soutien similaire, de bas en haut, aux entrepreneurs et aux start-ups d'Europe.

Il s'agit donc de bonnes nouvelles, mais nous ne pouvons certainement pas dire que la vision originale de l'EER a été réalisée. Et l'objectif initial reste valable. Le pouvoir légal et le budget de l'Union européenne pour la recherche et l'innovation sont encore relativement limités. L'amélioration de l'excellence et de l'efficacité du système européen de recherche et d'innovation ne peut donc se faire qu'en atteignant les objectifs initiaux décrits par Philipe Busquin.

Cet objectif est plus urgent que jamais. L'Europe n'a jamais rattrapé les États‑Unis en tant que leader scientifique. Par exemple, en 2018, l'Union européenne a produit environ 21 % des publications scientifiques publiées dans le monde, contre 17 % pour les États‑Unis. Mais si l'on regarde la part mondiale des publications scientifiques citées dans le top 10 les plus influentes, alors la part des États‑Unis passe à 31 % contre 21 % pour l'Union européenne.

Et à présent, la Chine a émergé sur la scène mondiale comme un concurrent stratégique redoutable. Au cours des deux décennies qui ont suivi le lancement de l'EER, c'est la Chine et non l'Union européenne qui a réussi à atteindre ses objectifs, à savoir devenir un leader mondial dans le domaine de la science, des domaines technologiques stratégiques et des industries.

La production du système scientifique chinois a augmenté de manière exponentielle depuis le début du siècle et, au cours de la dernière décennie, la qualité de la science chinoise s'est également améliorée rapidement. Un rapport publié par le Centre commun de recherche de l'Union estime que la Chine a dépassé l'Union européenne dans le top 10 des publications les plus citées aux alentours de 2017.

Il s'agit là d'un véritable coup de semonce pour les responsables politiques européens. L'Europe ne peut pas se permettre d'être complaisante en ce moment critique. Des actions décisives sont nécessaires dès maintenant, afin que, dans une vingtaine d'années, nous ne nous lamentions pas sur le fait que l'Europe est un suiveur scientifique dépendant des autres pour les connaissances et les technologies essentielles dont ses citoyens ont besoin.

Il reste crucial de relever le niveau d'investissement de l'Europe dans la R&D afin de ne pas se laisser dépasser par nos concurrents mondiaux, mais aussi si nous voulons atteindre les objectifs politiques ambitieux de l'Union européenne dans des domaines tels que le changement climatique, la numérisation et la santé : autant de domaines où la recherche et l'innovation sont essentielles.

L'investissement global de l'Union européenne dans la recherche, à 2,3 % du PIB (2020), est encore loin de l'objectif de 3 %. Les États‑Unis dépensent toujours beaucoup plus que l'Union européenne avec 657 milliards $ en 2020, suivis de la Chine avec 526 milliards $, puis de l'Union européenne avec 440 milliards $. Au‑delà des investissements, nous ne pouvons négliger les fondements essentiels de l'EER. Tout d'abord, les chercheurs sont au cœur du processus de recherche. Nous devons veiller à ce que la recherche reste une carrière attrayante pour les talents les plus brillants d'Europe. Pour ce faire, il faut notamment veiller à ce que les chercheurs disposent de suffisamment de liberté et de soutien pour poursuivre leurs propres recherches. Et de toute urgence, nous devons tracer un parcours professionnel durable pour les jeunes chercheurs.

Les États membres doivent adopter une perspective à long terme pour renforcer leur propre capacité de recherche et d'innovation. Il est essentiel que tout système de financement de la recherche prévoie un financement de base suffisant pour les universités et les instituts de recherche, ainsi que des possibilités raisonnables pour les chercheurs de recevoir un financement de projet. La pandémie a montré plus que jamais que des systèmes efficaces de financement de la recherche doivent également laisser une place suffisante à la recherche de pointe. Si l'on examine le parcours qui nous a conduits aux vaccins à ARNm contre le Covid‑19, on constate qu'il a fallu de nombreuses années de travail à des scientifiques dévoués du monde entier. Non seulement pour comprendre l'existence et l'utilité de l'ARNm, mais aussi pour trouver un moyen d'administrer les nouveaux vaccins de manière fiable. Ces vaccins ont été un "succès du jour au lendemain" après plusieurs décennies de travail !

Sans compréhension, souvent acquise au fil des décennies, il ne peut y avoir de véritables solutions aux problèmes. En outre, les solutions peuvent venir d'endroits inattendus. La science progresse sur un large front. Les nouvelles découvertes dans un domaine peuvent ouvrir de nouvelles possibilités dans d'autres domaines. Mettre toutes nos ressources dans certains domaines prioritaires peut donc nuire à nos chances de progresser, même paradoxalement dans ces domaines prioritaires. La recherche ne doit donc pas être limitée par un objectif axé sur la réalisation des priorités politiques actuelles, mais doit avoir la liberté de suivre des voies prometteuses où qu'elles apparaissent.

Nous ne devons pas non plus mettre de côté l'accent mis par la politique passée de l'EER sur l'amélioration de la qualité du système de recherche européen. L'élargissement de l'excellence et l'aide au renforcement des capacités sont des objectifs louables, mais ils doivent compléter, et non remplacer, les efforts visant à renforcer les centres d'excellence existants en Europe.

Historiquement, la recherche et l'innovation ont eu tendance à se regrouper dans certains lieux spécifiques. Les connaissances générées dans ces centres se diffusent ensuite dans toute l'économie, au bénéfice de tous. Il y a donc tout lieu de penser que le financement de la recherche et de l'innovation en Europe devrait être plus concentré au lieu de l'être moins. Le programme‑cadre est le moyen évident de concentrer nos efforts et de constituer une masse critique, mais cela ne peut fonctionner si nous insistons sur la répartition de ses ressources entre un nombre toujours plus grand de partenaires, une tendance que Luc Soete, économiste belge, appelle le "saupoudrage de la recherche".

Il existe des disparités importantes dans le PIB réel par habitant entre les États membres, allant de 82 250 € au Luxembourg à 6 380 € en Bulgarie. Ces différences sont beaucoup plus importantes qu'entre les différents États des États‑Unis. Nous ne devrions donc pas nous attendre à une répartition uniforme de la capacité de recherche dans l'Union européenne. Toutefois, cet écart permet aux États membres les moins bien lotis de bénéficier d'une croissance de rattrapage. C'est pourquoi les États d'Europe centrale et orientale ont été pendant des années les économies à la croissance la plus rapide de l'Union européenne, bien qu'ils aient des intensités de R&D parmi les plus faibles. Prenons l'exemple de la Pologne : en 2019, avant la pandémie, l'économie polonaise connaissait une croissance régulière depuis vingt‑huit ans et le pays a multiplié son PIB par sept depuis 1990.

En renforçant les centres d'excellence européens, nous pouvons produire d'une part les connaissances de pointe dont les économies situées à la frontière technologique ont besoin pour poursuivre leur croissance ; d'autre part, l'Europe peut rester un leader au niveau mondial. Dans le même temps, avec le soutien du marché unique et de vastes fonds régionaux, nous établissons les bases de la croissance future des régions à faible intensité en matière de recherche.

***

La réalisation de l'EER exige surtout un changement d'état d'esprit. Nous devons nous éloigner d'une attitude à somme nulle afin d'éviter les pièges décrits par Thomas Banchoff. Nous devons comprendre que la recherche et l'innovation menées dans un autre pays ou une autre région peuvent servir de base à la croissance future de notre pays ou de notre région. L'Union européenne dispose du talent et des ressources nécessaires pour être le leader mondial de la recherche et de l'innovation. Mais à l'heure actuelle, celles‑ci restent éparpillées et fragmentées entre vingt‑sept systèmes différents et des milliers d'institutions de recherche. Si nous parvenons enfin à harmoniser ces efforts, nous disposerons de la meilleure base possible pour relever les défis d'un avenir imprévisible.


[1] Ce texte a été originellement publié dans le "Rapport Schuman sur l'Europe, l'état de l'Union 2022", éditions Marie B, Paris, mai 2022.
[2] Le défi américain, Denoël, Paris, 1967
[3] "Institutions, Inertia and European Union Research Policy", Journal of common market studies, décembre 2002

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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