Démocratie et citoyenneté
Antoine Cibirski
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ENAntoine Cibirski
" Le jour de l'Europe est arrivé ! " clamait en 1991 un ministre luxembourgeois au début des guerres yougoslaves. Le contexte semblait favorable : une crise initialement périphérique, un désintérêt relatif de la Russie, un feu vert des États-Unis qui poussaient même l'Union de l'Europe occidentale (UEO), dont la majorité des activités ont été reprises par la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD), puis par la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC), à intervenir. Le " pivot " américain de l'époque n'était pas encore l'Asie, mais bien la gestion de la décomposition du monde soviétique, sans beaucoup d'intérêt pour les Balkans occidentaux. En réaction, certains Européens " freinaient des quatre fers " et craignaient une division défavorable des tâches : des missions " nobles " de défense collective réservées à l'OTAN et des missions de maintien de la paix, considérées comme " subalternes ", à l'Europe. Prescience stratégique ! Quatre ans après, nous avions connu des bombardements de civils, le siège de Sarajevo, des cessez-le-feu non respectés, des médiations inabouties, Srebreniça. Nous avions connu les humiliations infligées à une force des Nations unies (FORPRONU) au mandat timoré et aux règles d'engagement trop contraignantes. Les Britanniques et les Français étaient dans ce contexte sur le terrain, mais pas les Allemands. La paix de Dayton, que la France est seule à appeler " Dayton-Paris " (concession formelle de Bill Clinton à Jacques Chirac) était largement une Pax Americana. Dans le camp américain, Richard Holbrooke avait tiré les ficelles et décidé de tout, en reléguant sans ménagement les responsables européens dont Carl Bildt, Jaques Blot et Pauline Neville-Jones[1].
L'Europe - comme les Nations unies ou l'OSCE - n'en sortait pas grandie ; seule l'OTAN avait été à peu près et tardivement à la hauteur de la tâche, avec des campagnes efficaces de soutien aérien, puis des forces d'interposition et de rétablissement de la paix robustes (IFOR de 55 000 soldats). L'Europe était humiliée, désunie et désarmée. Elle restait aussi peu efficace et peu présente durant la guerre du Kosovo en 1998-1999, marquée par les frappes aériennes de l'OTAN et, à nouveau, des forces de rétablissement de la paix de l'Alliance atlantique (KFOR de 50 000 soldats).
L'Europe devait alors tenter de se reprendre, de tirer les leçons des échecs yougoslaves pour aboutir entre 1999 et 2008 à un moment véritablement fertile et innovateur, âge d'or d'ébullitions, pas seulement sur le plan intellectuel mais aussi des forces, des missions et des structures. Cette période est marquée par des textes novateurs, l'esprit de Saint-Malo (déclaration franco-britannique de décembre 1998 véritable point de départ de la politique européenne de sécurité et de défense 'PESD), appelant à des moyens militaires " autonomes et crédibles " de l'Union européenne) et culminait au Conseil européen d'Helsinki : dès décembre 1999, on décidait de la création d'une force d'action rapide (FRRE) de 50 000 à 60 000 hommes qui serait déployable en 60 jours pour une durée d'au moins un an, appuyée par 400 avions de combat et 100 navires. À cette FRRE, auraient pu s'adjoindre des " forces multinationales à vocation prioritairement européenne " créées au milieu des années 1990 : Corps européen, Euromarfor, Euroforce.
Durant cette période, l'Europe est militairement mondiale, avec 23 opérations et missions européennes dans le monde entier (y compris à Aceh en Indonésie). Elle dispose depuis 2003 d'une première Stratégie européenne de sécurité, corps de doctrine cohérent et visionnaire initié par Javier Solana et où figurent déjà en filigrane les notions d'autonomie et de souveraineté européennes.
Mais cette dynamique s'épuisa quasi simultanément. L'esprit retomba, les forces européennes ne furent jamais utilisées dans des conflits, confirmant ainsi l'adage " use it or lose it ", valable aussi pour les Groupements tactiques (GTUE) créés en 2006 avec pourtant un niveau d'ambition bien plus réduit et limité à 2 500 hommes. Les illusions perdues se répétaient régulièrement, à l'occasion de crises où l'Europe n'était jamais en première ligne, sauf a posteriori pour faire de l'humanitaire, payer, reconstruire et, le cas échéant, former. Ce fut le cas pour l'Afghanistan et pour l'Irak. Nous connûmes un léger sursaut en 2008 (invasion de la Géorgie et médiation du président Nicolas Sarkozy sous la présidence française du Conseil de l'Union) et en 2014, (première invasion de l'Ukraine, création du format Normandie). Mais ces sursauts se limitaient à un plan diplomatique, ne valaient jamais au stade de la prévention et encore moins sur le plan militaire.
Quant à la question des relations stratégiques avec une Russie déjà défiante et menaçante, elle restait sous le monopole exclusif du dialogue américano-russe. Des tentatives françaises régulières de ressusciter une approche européenne pour revigorer des accords de maîtrise des armements déliquescents devaient se heurter à des réponses dilatoires et paradoxales de partenaires craintifs. Ils regrettaient le duopole américano-russe en la matière, tout en refusant d'apporter une contribution collective même au sein de l'OTAN. Ce fut le cas en 2008 à l'OSCE avec une réunion ministérielle de Corfou ambitieuse mais ne débouchant que sur des textes a minima à Astana en 2010 : sa déclaration ministérielle est restée fameuse par une formulation souvent reprise depuis par Sergei Lavrov, établissant un principe de " sécurité indivisible ", principe utile à la propagande contre l'élargissement de l'OTAN et pourtant démenti par les actions russes au cours de ces deux dernières décennies.
L'Europe se cantonnait alors à des tâches de " soft power ", à un multilatéralisme plus ou moins efficace et à des tentatives de " diriger par l'exemple ", peu suivies d'effets d'entraînement sur les autres.
Les crises économiques et sanitaires lui donnaient cependant, contrairement aux crises politico-militaires, des occasions régulières de se réaliser : en 2008, après la crise financière, et beaucoup plus récemment pour la gestion de la pandémie de Covid-19. Comme souvent, l'Europe n'avance qu'aiguillonnée par la gravité de la crise. Après quelques retards à l'allumage, l'Union européenne a apporté une réponse monétaire, financière et budgétaire à la hauteur de la crise sanitaire. Elle a adopté un concept " d'autonomie stratégique ouverte" visant à réduire les dépendances dans un certain nombre de secteurs (défense, espace, numérique, santé, énergie, matières rares) sans autarcie ni protectionnisme. Elle a fait preuve de solidarité vis-à-vis des États les plus fragiles. Elle a accompli des pas nouveaux dans son intégration économique en levant une dette commune significative sur les marchés.
La " mutualisation des dettes " semblait alors moins inaccessible que la " mutualisation des têtes " nucléaires.
Car cette " mutualisation des têtes " fut bien tentée. En 1995, le Premier ministre français, Alain Juppé, envisageait " non pas une dissuasion partagée, mais une dissuasion concertée avec nos principaux partenaire européens ". Son discours ne suscita aucune réaction officielle, particulièrement en Allemagne qui en était le pays destinataire par excellence. Depuis le Brexit, la France est la seule puissance nucléaire de l'Union européenne. Mais il est fort à parier que ce non-dit nucléaire le restera encore pour quelques années, en dépit d'une actualité renforcée de la dissuasion. Ce ne serait évidemment pas le moment de remettre involontairement en question la validité de la garantie nucléaire américaine.
Le sursaut de l'Union européenne
Depuis cinq ans, le rythme s'accélère, les avertissements aussi, assortis d'ultimes injonctions de réveil, de " wake up calls ". Le discours de la Sorbonne d'Emmanuel Macron en 2017, mettant en exergue " souveraineté européenne et autonomie stratégique ", commence à trouver des champs d'application. La présidence Trump, ses doutes sur l'OTAN et ses amitiés russes distillent le doute même chez les plus ardents atlantistes. Pourtant, une fois Joe Biden élu, beaucoup de ces doutes retombent et beaucoup en Europe préfèrent vivre avec l'illusion confortable d'une garantie américaine absolue et éternelle. Ni les conditions du retrait américain d'Afghanistan, ni l'affaire AUKUS ne devaient réellement réveiller des Européens se condamnant à disparaître du paysage stratégique, malgré les efforts français.
Dans ce contexte, la guerre russe contre l'Ukraine a au moins le mérite de susciter un véritable sursaut en Europe. Un sursaut intellectuel pour commencer. La menace russe a été souvent oubliée, reléguée, sous-estimée, à tout le moins en Europe occidentale. L'ennemi est la Chine, " rival systémique ". La Russie ne peut être au pire qu'une puissance régionale marginalement perturbatrice, au PIB inférieur à celui du Benelux ! Les avertissements, multiples depuis deux décennies, n'ont été interprétés qu'individuellement, tour à tour, sans que l'on en déroule le fil commun.
Ces Européens ont oublié les conditions d'installation au pouvoir du maître du Kremlin, "buttant dans les chiottes" les Tchétchènes en 1999. Ils ne se rappelaient plus ses réactions indignées en 2004, lors des " révolutions de couleur " exclusivement perçues comme des complots attisés par l'Ouest. Ils n'ont pas écouté son discours de Munich en 2007. Ils ont été soulagés en 2008 que la présidence française du Conseil de l'Union réussisse à convaincre Vladimir Poutine de ne pas " aller jusqu'à Tbilissi pour pendre Saakachvili ". Ils ont oublié qu'il y a déjà eu en 2014 une première guerre en Ukraine conduisant à l'annexion de la Crimée et à un conflit gelé dans le Donbass. Avec en réponse, de faibles sanctions dépourvues d'efficacité. Ils n'ont pas compris que la Syrie pouvait être pour l'armée russe un terrain d'expérimentation, comme l'Espagne l'avait été pour les forces nazies, ni que les forces Wagner en Libye, en République Centrafricaine et au Mali peuvent devenir des sortes de légions Condor. Ils n'ont pas perçu la nouvelle tactique russe d'étouffement des libertés et de reprise en main, en Biélorussie, comme dans le Caucase du Sud et en Asie centrale (Kazakhstan en janvier). Ils ont minimisé la marche constante, délibérée et impitoyable vers l'autocratie avec des dirigeants d'opposition tués, empoisonnés ou emprisonnés, une mémoire bafouée avec la fermeture de Memorial. Chaque coup de semonce, notarialement enregistré, comptablement passé en pertes, était suivi d'assoupissements et de retour aux affaires.
Certains trouvaient des circonstances atténuantes, dans de vagues engagements oraux passés trente ans auparavant ou dans des sentiments d'humiliation russes bien pratiques et trop facilement partagés. Des partis politiques populistes s'en faisaient l'écho partout en Europe, avec complaisance, relayés par des réseaux sociaux, des fermes à trolls et des media subventionnés par Moscou. Les appréhensions argumentées de l'Est et du Nord de l'Europe étaient aussi souvent perçues comme exagérées voire obsessionnelles, par l'Ouest. Et puis, l'OTAN était là et nous contribuions nous-mêmes à la sécurité de son flanc oriental par l'envoi de quelques patrouilles aériennes (" enhanced forward presence " et " tailored forward presence "). Le sursaut intellectuel européen n'était donc en rien évident.
Et, pourtant il a eu lieu. La violence et les maladresses de Poutine ont dilapidé en quelques jours ces gains de propagande, changé le narratif et ont rendu, à tout le moins dans l'immédiat, l'Europe gagnante dans la guerre de l'information.
Alors que les Américains nous ont averti publiquement début février de l'imminence d'une invasion russe, nous avons préféré sans doute encore voir dans les attroupements aux frontières une manœuvre classique d'intimidation, qui serait simplement suivie de cyberattaques et de quelques prises de gage territoriales par actions hybrides, comme en 2014. À notre décharge, nous avions encore à l'esprit les manipulations américaines du renseignement ayant précédé, et justifié pour certains Européens, la guerre en Irak. Les Européens ont commencé à ouvrir un œil surpris et à tendre une oreille étonnée le 21 février, aux invocations guerrières de Poutine dans son allocution télévisée, non pas d'un empire soviétique et bolchevique, mais bien de l'Empire russe, plus probablement celui de Catherine II (avec l'Ukraine, le Caucase, les pays baltes, voire la Finlande) que de Pierre le Grand.
Au moins, les Européens se sont réveillés le 24 février, sous les coups de canon en Ukraine. Ils ont su alors répondre de façon rapide, ferme et unie. Un régime de sanctions sans précédent a été adopté, 500 millions € débloqués en deux jours pour fournir des armes létales aux forces ukrainiennes pour se défendre de l'agression russe par une Facilité européenne pour la paix, des fonds pour les réfugiés ont été dégagés, la Hongrie et la Pologne rejoignant les rangs, l'Allemagne changeant son rapport à la défense, en annonçant une augmentation de ses dépenses militaires annuelles à plus de 2 % de son PIB et le déblocage immédiat de 100 milliards € pour moderniser son armée. Le Danemark a annoncé l'organisation d'un referendum sur son adhésion à la politique de défense commune et la Finlande et la Suède envisagent de se rapprocher de l'OTAN.
Le jour de l'Europe approcherait-il ?
Au Sommet de Versailles des 10 et 11 mars, ces avancées ont été reprises, des perspectives tracées. Il s'agit maintenant de les inscrire dans la durée. "L'Ukraine fait partie de notre famille européenne" (déclaration de Versailles) mais la famille européenne devra encore surmonter fragilités, écueils et illusions. Les débats sur les livraisons d'armement, à l'image des palinodies sur les MiG 29, les interrogations sur des zones d'exclusion aérienne, voire sur des zones de sécurité, ne font que débuter. La question des hydrocarbures russes et de l'indépendance énergétique reste sensible pour quelques temps et nécessite que l'Allemagne fasse, cette fois-ci, des choix plus judicieux et solidaires que celui fait lors de l'abandon du nucléaire.
À plus court terme, le facteur militaire l'emportera, par nécessité, sur les tentations et constructions diplomatiques.
La " boussole stratégique " recalibrée de l'Union européenne, qui devrait être adoptée par le Conseil européen les 24 et 25 mars, sera confrontée aux faits, à l'évolution de la situation militaire sur le terrain en Ukraine et aux contingences des alliances. Cette " boussole stratégique " sera aussi confrontée aux politiques d'armement des uns et des autres. Pas plus que l'Europe de la défense ne signifie achats privilégiés d'armes françaises et/ou européennes, la relation transatlantique revigorée par la crise ukrainienne ne doit pas signifier obligation d'achats de systèmes américains, dont le F35. Des partenaires comme la Finlande et la Suède, faute d'OTAN rapidement, pourraient mettre l'accent sur les clauses de solidarité européenne et sur l'article 42 paragraphe 7 du TUE littéralement plus contraignant que l'article 5 du Traité de l'Atlantique Nord.
Les gesticulations et intimidations nucléaires de Poutine pourraient viser plus particulièrement certains partenaires européens, dont les États baltes, (passe de Suwalki entre la Lituanie et la Pologne menant à l'exclave de Kaliningrad[2]) même membres de l'Alliance. L'évocation régulière du chimique, du biologique et du nucléaire depuis le 21 février dans les discours de Poutine comme de Lavrov, le passage à un premier stade d'alerte nucléaire, les attaques contre des centrales, donnent une certaine idée des intimidations à venir. Nous essayons d'ores et déjà de prévenir cette montée aux extrêmes, avec responsabilité, détermination et sang-froid (report américain d'un essai de tirs de missiles balistiques intercontinentaux ; rappel du caractère nucléaire de l'Alliance atlantique par le ministre français des Affaires étrangères).
Dans ce contexte, les ambitions souvent françaises concernant l'Europe de la défense et l'autonomie stratégique devront intégrer les préoccupations exacerbées de l'Europe centrale et orientale, l'existant américain et les modalités d'exercice de la garantie nucléaire sur notre continent, peut-être pour parvenir à un meilleur équilibre entre " l'Europe de la défense " et un véritable " pilier européen de l'OTAN ", jamais tenté. Il y a, aux yeux de certains puristes européens et français, un antagonisme absolu entre la PESD et le concept otanien d'Initiative européenne de sécurité et de défense (IESD). Compte tenu de l'attachement viscéral et renforcé par les évènements de nombre de nos partenaires à l'OTAN d'une part, et des avancées importantes de l'Europe de la défense et des perspectives américaines de rééquilibrage dans leurs priorités d'autre part, il est grand temps de concilier ces deux approches en donnant du contenu au " pilier européen ".
Serait-il aberrant que les Européens puissent s'exprimer collectivement dans l'Alliance, comme ils l'ont longtemps fait avec succès dans l'OSCE, du temps ou cette organisation était vivante et fertile ? Serait-il anormal que la place des Européens soit mieux reflétée dans les instances et procédures de l'Alliance, et dans les grands commandements de l'OTAN (SACEUR adjoint en rotation européenne, encore plus que SACT[3]) ?
Dans ces conditions, " l'autonomie stratégique " serait sans doute beaucoup plus facilement acceptée et encouragée par tous les partenaires européens dans le domaine de la défense. Et les autres domaines tout aussi impérieux de l'indépendance énergétique, industrielle et technologique donneront des occasions supplémentaires aux Européens de réaliser une véritable et crédible " autonomie stratégique ", avec tous les moyens et expériences rénovées de l'Union européenne.
Dans le prolongement du Sommet de Versailles, et en accompagnant une solution à la guerre en Ukraine, " le glaive pourrait disparaître et les étoiles demeurer " ; une décennie de l'Europe pourrait alors s'esquisser.
[1] George Packer, Our man: Richard Holbrooke and the end of the American Century, 2019 Cape Ed.
[2] Lithuania, a vulnerable NATO link, readies for Putin, New York Times, 15 mars 2022.
[3] Gérard Araud, Passeport Diplomatique p 106, " La France obtint en 2009 SACT à Norfolk, un commandement non opérationnel dont le seul avantage était d'offrir un poste à un officier général cinq étoiles. ".
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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