Les entreprises en Europe
Sébastien Richard
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ENSébastien Richard
1. La proposition de révision ciblée de la Commission européenne
Vingt ans après l'adoption de la directive relative au détachement des travailleurs, la Commission a présenté, le 8 mars 2016, une révision ciblée du dispositif destinée à tenir compte des conséquences d'un recours de plus en plus important à cette pratique et enrayer ses effets pervers. Ce nouveau texte s'inscrit dans la continuité de la directive d'exécution adoptée en mai 2014 censée lutter contre la fraude[2].
La proposition de la Commission est centrée sur le principe d'un salaire égal sur un même lieu de travail, Elle cible quatre points : la rémunération, la durée du détachement, les chaînes de sous-traitance et le recours aux agences d'intérim. Il s'agit d'éviter les pratiques de concurrence déloyale en majorant le coût du détachement.
En ce qui concerne la rémunération, la directive de 1996 prévoit que les taux de salaire minimum du pays d'accueil s'appliquent au travailleur détaché, sauf à ce que le droit du pays d'envoi soit le plus favorable. Reprenant la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE)[3], la Commission souhaite remplacer la notion de "taux de salaire minimal" par "rémunération". Celle-ci intègrerait tous les éléments rendus obligatoires par la loi, le règlement, les conventions collectives d'application générale, celles ayant un effet général sur les entreprises d'un secteur ainsi que celles conclues par les partenaires sociaux les plus représentatifs au niveau national. Les éléments constitutifs de la rémunération devront, par ailleurs, être publiés sur le site internet national officiel unique prévu par la directive d'exécution de 2014[4].
La Commission propose la limitation de la durée du détachement à 24 mois, soit la période retenue dans le cadre du règlement de 2004 sur la coordination des régimes de sécurité sociale. La durée de 2 ans est réputée prévue ou effective. Elle s'applique donc de fait dès le premier jour où il devient prévisible que le détachement durera plus de 24 mois. La période n'est pas individualisée : en cas de remplacement de travailleurs détachés effectuant la même tâche au même endroit, la durée cumulée des périodes de détachement sur ce poste est prise en compte dès lors qu'elle dépasse 6 mois. Enfin, le droit du travail s'applique dès lors que le salarié détaché a effectué plusieurs missions dans un même État et que leur durée cumulée dépasse 24 mois.
Prenant appui sur un arrêt de la CJUE de novembre 2015[5], la Commission propose qu'un État membre puisse imposer à l'ensemble de la chaîne de sous-traitance les mêmes règles de rémunération que celles qui lient le contractant principal. Si la loi nationale prévoit que le contractant ne peut sous-traiter qu'à des entreprises qui respectent la convention en matière de rémunération, l'État d'accueil pourra appliquer la même règle au sous-traitant issu d'un autre État membre, quelle que soit sa place dans la chaîne de sous-traitance. La mesure n'est pas limitée aux marchés publics mais peut s'appliquer à des relations contractuelles privées.
La Commission souhaite enfin garantir l'égalité de traitement entre travailleurs intérimaires locaux et travailleurs détachés par une société d'intérim d'un autre État membre. 12 Etats membres n'appliquent pas, pour l'heure, ce principe[6]. Le droit le plus favorable devrait, en outre, s'imposer pour des intérimaires détachés auprès d'une entreprise liée par des conventions collectives d'application non générale.
Ambitieux, le projet de la Commission souffre cependant de quelques lacunes pour pouvoir garantir l'efficience de la lutte contre la fraude.
Les rémunérations prévues par des conventions à portée restreinte devraient en effet pouvoir s'appliquer aux travailleurs détachés. L'application des règles en matière de rémunération doit s'imposer à toute la chaîne de sous-traitance de manière obligatoire et non facultative comme prévu par le projet de la Commission. Des précisions devraient être apportées dès lors que cette chaîne regroupe des entreprises dont les conventions collectives ne sont pas identiques. La mention de conditions d'hébergement dignes devait être intégrée dans le noyau dur des droits applicables aux salariés détachés.
S'agissant de la limitation logique de la durée du détachement à 24 mois, celle-ci doit être appréciée dans le cadre d'une période de référence plus large, afin d'éviter un contournement de la mesure. Par ailleurs, l'absence de prise en compte des détachements inférieurs à 6 mois dans le calcul des durées cumulées en cas de remplacement des salariés, fragilise la portée de la limitation.
Au-delà de la révision ciblée de la directive proprement dite, la question du détachement des travailleurs est également traitée au sein de deux autres initiatives législatives de la Commission:
- La révision du règlement de coordination des régimes de sécurité sociale
- Le paquet " Europe en mouvement " ;
2. La révision du règlement de coordination des régimes de sécurité sociale.
Le texte ne revient pas sur l'affiliation du travailleur détaché au régime de sécurité sociale du pays d'envoi[7]. Cette affiliation peut justifier le maintien d'un écart entre le coût d'un travailleur local et celui d'un travailleur détaché[8].
Présenté par la Commission en décembre 2016, le projet de révision des règlements de coordination des régimes de sécurité sociale comporte un volet dédié au détachement[9]. Le texte insiste sur la nécessité pour les Etats membres de se doter des outils pour vérifier le statut des travailleurs détachés au regard de la sécurité sociale. La Commission propose de mettre en œuvre des procédures plus claires en matière de coopération entre les autorités nationales de contrôle pour mieux répondre aux pratiques potentiellement déloyales ou abusives. Elle souhaite ainsi renforcer les obligations incombant aux institutions qui délivrent le document portable A1, qui atteste la législation en matière de sécurité sociale applicable au travailleur détaché. Il s'agit pour elles de garantir l'exactitude des éléments qui sont consignés dans cette attestation. La Commission envisage des délais clairs pour les échanges d'informations entre les autorités nationales. La révision doit, enfin, contribuer à faciliter les échanges d'informations d'un pays à l'autre entre les institutions de sécurité sociale et les services de l'inspection du travail, les services de l'immigration ou de l'administration fiscale des États membres, afin de faire en sorte que toutes les obligations juridiques en matière d'emploi, de santé, de sécurité, d'immigration et de taxation soient respectées.
Destinée à lutter contre la fraude au détachement, l'initiative de la Commission mérite d'être saluée et appuyée. Le choix d'actes d'exécution pour déterminer la procédure de délivrance du formulaire A1 mais aussi son retrait lorsque son exactitude et sa validité sont contestées dans l'État membre d'accueil peut cependant laisser songeur. Les actes d'exécutions, tels que définis à l'article 291 TFUE, se justifient par la nécessité de conditions uniformes d'exécution. Aux termes de l'article 291, la première responsabilité en matière d'application du droit de l'Union incombe aux États membres. Toutefois, dès lors que des conditions uniformes d'exécution sont nécessaires, la Commission doit exercer sa compétence exécutive. Le renforcement de la lutte contre la fraude implique cependant des débats approfondis et transparents au Conseil - ce que ne permet pas la procédure d'adoption des actes d'exécution - et, dans le même temps, une certaine marge de manœuvre soit laissée aux Etats membres. La CJUE a reconnu, dans un arrêt rendu en 2014[10], que cette marge d'appréciation pouvait être compatible aux Traités. La loi belge impose, en effet, aux destinataires d'une prestation de services effectuée par des travailleurs détachés non seulement de contrôler, avant le début de la prestation, si l'employeur des travailleurs détachés a procédé à cette déclaration auprès de l'office de sécurité sociale, mais aussi, le cas échéant, de collecter auprès desdits travailleurs, également avant tout début d'exécution de la prestation, leurs données d'identification ainsi que celles de leur employeur et de les transmettre aux autorités compétentes. Saisie sur la question de la conformité de ces dispositions au principe de libre prestation de services, la Cour a estimé qu'une restriction est possible s'il existe une raison impérieuse d'intérêt général qui ne soit pas déjà sauvegardée, propre à garantir la réalisation de l'objectif qu'elle poursuit et que la mesure restrictive soit proportionnée. Une forme de flexibilité peut donc être laissée aux Etats concernant l'utilisation de ce formulaire. La proposition de la Commission remet pourtant en question cette option[11].
La question est d'autant plus cruciale que les déclarations A1 viennent en quelque sorte légaliser le détachement. Plus qu'une hypothétique harmonisation du coût du travail, il apparaît indispensable d'engager une véritable réflexion sur l'utilisation des formulaires de détachement, sous peine de rendre inopérantes la directive d'exécution de 2014 et la révision de la directive de 1996, si elle aboutit. L'Allemagne et la France ont déjà souhaité aller plus avant dans ce domaine en annonçant, le 3 octobre 2016, la mise en place d'une base de données recensant les formulaires A1 délivrés. Pour l'heure bilatéral, le projet a vocation à être étendu à l'ensemble de l'Union européenne. Face aux nombreux cas de falsification, il apparaît indispensable de sécuriser ce formulaire, en y apposant par exemple une photo du détenteur. Ledit formulaire devrait également être envoyé préalablement au détachement, même si la jurisprudence de la CJUE n'impose aucun délai pour la délivrance d'une attestation. Le document devrait par ailleurs pouvoir être déqualifié, dès lors qu'il existe des doutes sérieux quant à la réalité de l'affiliation du salarié détaché au régime de sécurité sociale du pays d'établissement.
Les questions de contrôlabilité et de standardisation des certificats A1 sont au cœur des premiers échanges au Parlement européen. Un premier projet de rapport devrait être présenté d'ici fin 2017 pour un vote par la commission "emploi" du Parlement européen au printemps prochain. L'adoption définitive pourrait intervenir avant l'été 2018.
Au-delà du texte de la Commission, il sera intéressant d'observer les suites données à l'une des propositions formulées par le Président français, le 26 septembre[12]. Sans remettre en cause le principe d'affiliation au régime de sécurité sociale du pays d'envoi, Emmanuel Macron milite pour un alignement des cotisations sociales sur le niveau de celles perçues dans le pays d'accueil. La collecte serait effectuée par le pays d'accueil sur la base des taux constatés en son sein. La différence entre le montant des cotisations perçues et celui rétrocédé aux Etats d'envoi serait affectée à un fonds de solidarité qui bénéficiera aux pays les moins riches pour les aider à converger socialement. Une telle option permettrait de combler l'écart entre le coût d'un travailleur détaché et celui d'un travailleur local. Elle renforcerait également le contrôle quant à la réalité du détachement, la fraude aux cotisations sociales constituant souvent le prolongement direct de la fraude au droit du travail.
3. L'application des normes de détachement au transport routier international
Le paquet législatif "Europe en mouvement" a été présenté le 31 mai dernier. L'ensemble vise à la fois à moderniser la mobilité et les transports européens, afin d'aider le secteur à rester compétitif tout en garantissant une transition vers une énergie propre et la numérisation. La Commission souhaite réduire les formalités administratives pour les entreprises, lutter contre le travail illégal et offrir aux travailleurs des conditions d'emploi et des temps de repos adéquats, en particulier dans le secteur du transport routier. Elle propose ainsi de revenir sur les conditions à remplir pour exercer la profession de transporteur par route, l'accès au marché du transport international par routes et sur le temps de travail des transporteurs routiers[13]. Elle prévoit, en outre, la modification d'une directive de 2006 visant la législation sociale relative aux activités de transport routier afin de mieux prendre en compte la législation européenne sur le détachement des travailleurs[14].
L'application, des règles applicables au détachement des travailleurs aux chauffeurs routiers vient compenser la libéralisation connexe des opérations de cabotage. À l'issue d'une opération de transport international et dans un délai de 5 jours - contre 7 actuellement –, le chauffeur pourra effectuer autant de livraisons qu'il le souhaite, contre 3 au sein de la réglementation en cours[15]. Il devra seulement être en mesure de prouver la date de sa dernière opération de transport international, afin de pouvoir vérifier qu'il respecte la durée maximale de cabotage prévue par le texte. En contrepartie, les normes sociales du pays d'accueil devront désormais s'appliquer, quelles que soient la fréquence et la durée des opérations de cabotage effectuées par le chauffeur. Elles devront, parallèlement, s'appliquer aux opérations de transport international dès lors que celle-ci est égale ou supérieur à 3 jours. La Commission souhaite obliger les conducteurs à passer au moins une période de repos chez eux toutes les 4 semaines. Elle propose en outre l'interdiction du repos hebdomadaire en cabine. Celui-ci devra être pris dans un hébergement convenable, disposant de toutes les commodités. Cet hébergement devra être fourni ou réglé par l'employeur[16].
Par ailleurs, la Commission prévoit pour les Etats membres une liste d'exigences administratives et de mesures de contrôles: déclaration de détachement comportant l'identité de l'opérateur de transport routier, les coordonnées du gestionnaire de transport, le nombre prévu de conducteurs détachés et leur identité, la durée prévue du détachement, la plaque minéralogique des véhicules utilisés, le type de service de transport (marchandises, personnes, international ou cabotage). Le conducteur est par ailleurs tenu de conserver et de fournir sur support papier ou au format électronique une copie de la déclaration de détachement et la preuve de l'opération de transport ayant lieu dans l'État membre d'accueil (bordereau d'expédition électronique (e-CMR)) ainsi qu'une copie du contrat de travail traduit en anglais ou dans la langue de l'État membre d'accueil et une copie des fiches de paie des deux derniers mois. Les enregistrements du tachygraphe ainsi que les codes des Etats membres dans lesquels ont eu lieu les opérations de transport international et les opérations de cabotage doivent également être à la disposition des contrôleurs.
Le paquet " Europe en mouvement " prévoit parallèlement un renforcement de la lutte contre les sociétés dites boîtes aux lettres. La liste des pièces à avoir dans les locaux de l'entreprise en cas de contrôle, à l'instar des contrats de travail et des contrats commerciaux, est ainsi allongée. L'entreprise devra également disposer d'actifs et d'employés dans l'État où elle est établie. Il souhaite en outre renforcer les exigences pour permettre à une entreprise de transport d'être "honorable" ou de "bonne réputation" et ainsi être autorisée à entrer sur le marché. Les sociétés devront ainsi respecter les règles fiscales du pays, la législation en matière de détachement et les obligations contractuelles.
La coopération entre Etats membres est, par ailleurs, précisée. Les registres nationaux devront comprendre les numéros d'enregistrement des véhicules dont dispose l'entreprise, le nombre d'employés, tous les actifs et passifs ainsi que les capitaux et les chiffres d'affaires des deux derniers exercices. Les demandes d'informations d'un État à un autre doivent être raisonnées. Si la demande est justifiée, l'État qui la reçoit disposera de 25 jours pour effectuer les contrôles nécessaires et y répondre.
Le projet de la Commission devrait contribuer à mieux lutter contre le dumping social et garantir ainsi aux travailleurs hautement mobiles que sont les chauffeurs routiers un salaire égal pour un même travail sur un même lieu de travail. Il n'en demeure pas moins que comme l'a relevé le Sénat français en juillet dernier, la norme européenne proposée demeure en deçà de ce qui est prévu par la loi française. En effet, dans le cadre d'une opération de transport international, le salaire minimum s'applique dès le premier jour d'entrée sur le territoire national[17]. Le Sénat s'interroge, par ailleurs, sur le renforcement des contrôles. Le dispositif envisagé prévoit une liste fermée de mesures de contrôles et d'exigences administratives. Cette solution diffère de celle retenue au sein de la directive d'exécution sur le détachement des travailleurs adoptée en 2014. À la demande de plusieurs États membres (Allemagne, Belgique, Espagne, Finlande, France ou Pays-Bas), il a été retenu au sein de celle-ci, le principe d'une liste ouverte de contrôles[18]. Une telle option permet aux autorités de contrôle d'être le plus réactif possible face à des mécanismes de fraude de plus en plus complexes.
A l'instar du projet de révision de la directive de 1996, la proposition de la Commission européenne ne suscite pas l'adhésion de tous les Etats membres. Les pays du groupe de Višegrad (Hongrie, Pologne, Slovaquie et République tchèque) mais aussi le Portugal ou la Roumanie refusent toute assimilation des chauffeurs routiers aux travailleurs détachés. L'intention initiale de la Commission de parvenir à une orientation générale sur le texte en décembre prochain semble compromise.
4. Les négociations en cours : le blocage est-il surmontable ?
Le projet de révision de la directive de 1996 a, dès l'origine, cristallisé une opposition nette au sein du Conseil entre Etats favorables à une révision du texte, à l'instar de la France, et ceux - essentiellement à l'Est du continent - qui refusent tout amendement au dispositif existant. La proposition de la Commission est jugée contraire à la libre-prestation de services. Ces pays, en particulier les 4 pays du groupe de Višegrad, estiment qu'un nouveau texte ne peut être adopté tant que la directive d'exécution de mai 2014 visant à renforcer les contrôles n'a pas été transposée dans tous les Etats membres. Ce rejet initial du texte avait trouvé un prolongement dans un avis motivé concluant au non-respect du principe de subsidiarité formulé par les parlements nationaux de 11 Etats membres[19]. L'argument a été rejeté par la Commission le 20 juillet 2016.
Un premier compromis a été présenté au Conseil en mars 2017. Il a permis d'obtenir un accord sur la définition des conventions collectives ou des travailleurs intérimaires. Des progrès concernant la chaîne de sous-traitance ont pu aussi être enregistrés. Aucune avancée n'a été, en revanche, relevée sur des questions comme la rémunération. La Commission souhaitait que soit précisée la définition de la rémunération et que celle-ci intègre les primes d'ancienneté, les bonus liés aux conditions de travail (facteurs géographiques), les primes de travail et jours fériés et celles relatives aux travaux salissants, lourds ou dangereux. A l'inverse, la Hongrie, la Lettonie, la République tchèque et la Roumanie ne sont pas favorables à l'application de la rémunération du pays d'accueil dès le premier jour, la Slovaquie souhaitant que la rémunération ne soit identique qu'à l'issue d'un nombre de mois à définir.
Un nouveau texte de compromis a été présenté le 31 mai. Il rejoint les positions de la Commission sur l'application des règles de rémunération locales ou la durée maximale de détachement. La durée de transposition est fixée à 3 ans contre 2. Ce texte n'a pas suscité l'adhésion des pays d'Europe centrale et orientale, à l'exception notable de la Bulgarie. D'autres Etats - Autriche, Belgique, Chypre, Luxembourg, Pays-Bas, Slovénie et Suède - ont apporté leur soutien au compromis. Reste que la France, avec l'appui de l'Allemagne, souhaite désormais aller plus loin que la Commission.
L'élection d'Emmanuel Macron en France a, en effet, contribué à un durcissement des positions françaises. La directive de 1996, telle qu'elle est appliquée, est considéré par le président français comme une " trahison de l'esprit européen dans ses fondamentaux ", à rebours de l'idée d'une " Europe qui protège " qu'il entend défendre durant son mandat. A l'occasion de la réunion du Conseil Emploi, Politique sociale, Santé et Consommateurs (EPSCO) du 15 juin, le gouvernement français a ainsi présenté plusieurs amendements à la proposition de la Commission :
- La durée maximale de détachement serait ramenée à 12 mois, appréhendée sur une période de référence de 24 mois. Cette proposition a reçu le soutien de l'Allemagne, de l'Autriche et des pays du Benelux. ;
- Le délai de transposition de la directive serait fixé à 2 ans contre 3 dans la proposition initiale de la Commission ;
- Le texte doit garantir explicitement des indemnités de transport, d'hébergement et de repas, en vue d'éviter leur assimilation à des éléments de rémunération ;
- Le nouveau dispositif doit prévoir une délivrance du certificat A1 avant le détachement et une affiliation préalable au détachement de 3 mois au régime de sécurité sociale du pays d'envoi ;
- L'entreprise qui détache doit réaliser au moins 25 % de son chiffre d'affaires au sein du pays d'envoi, afin d'éviter l'émergence de sociétés " boîtes aux lettres ",
- La directive révisée devra s'appliquer directement au secteur du transport routier ;
- Des mesures de régulation de la pluriactivité doivent être mises en place ;
- Un renforcement de la coopération administrative doit être mis en œuvre au travers d'une plateforme européenne de coordination des inspecteurs du travail ;
Certaines propositions françaises peuvent apparaitre maximalistes aux yeux de ses partenaires. Il en va ainsi de la durée du détachement ramenée à 12 mois. La durée initiale de 24 mois, telle que proposée par la Commission, apparaissait comme un dénominateur susceptible, in fine, de susciter l'adhésion d'une majorité d'Etats membres. Reste que la démarche française permet une approche globale de la problématique du détachement, en insistant notamment sur la dimension de sécurité sociale, en particulier sur le rôle du certificat A1. Rappelons que l'utilisation de celui-ci permet de légitimer le détachement, sans pour autant garantir que celui-ci s'effectuera dans les conditions prévues par la directive.
Le nouveau compromis présenté le 30 août dernier par la présidence estonienne du Conseil devrait servir de base aux négociations prévues le 23 octobre. La durée pour la période de détachement demeure celle prévue dans la proposition initiale de la Commission, soit 24 mois. Le texte prévoit toujours un traitement spécifique pour le transport, via le paquet mobilité, là où la France souhaitait une intégration pleine et entière. La période de transposition serait de 3 ans, la France et ses alliés au Conseil insistant pour une période de 2 ans. Le texte retire également la question de l'hébergement des obligations assignées à l'employeur. Si le texte exclut toujours les remboursements des dépenses de voyage, de logement et de nourriture dans le calcul des éléments de rémunération, reste à savoir si ces remboursements s'effectueront sur la base du niveau de vie du pays d'accueil.
Ce texte peut donc, à des degrés divers, être envisagé comme un compromis plutôt favorable aux pays du groupe de Višegrad. Ceux-ci avaient, au préalable, adopté un mandat de négociation sur le texte le 19 juillet dernier. Il s'agit cependant d'une base de négociation et non du texte définitif. Il convient de relever par ailleurs qu'au-delà de la médiation de la présidence estonienne du Conseil, un rapprochement a pu être observé entre la France et certains pays du groupe de Višegrad. Une réunion technique a ainsi pu être organisée le 4 août à Budapest entre représentants des 5 pays sur la question de l'amélioration de la coopération entre Etats membres. La réunion des chefs d'État et de gouvernement français, autrichien, slovaque et tchèque le 23 août à Salzbourg a permis, de surcroît, d'observer un rapprochement sur les questions ayant trait à la rémunération, en particulier sur le principe de base de la révision : " À travail égal, salaire égal ", à la durée du détachement, et à la lutte contre la fraude et les entreprises " boîtes aux lettres ". Une rencontre entre le président Français et son homologue roumain, le 24 août à Bucarest, a contribué à amender pour partie la position française sur le transport routier, confirmant des négociations séparées sur ce volet sectoriel. La Pologne serait, par ailleurs, de plus en plus isolée sur la question de la rémunération et pourrait amender sa position. Elle reste cependant ferme sur l'exclusion du transport routier du champ d'application de la directive.
Reste que le Parlement européen peine également à avancer sur le sujet comme en témoigne les deux reports, au sein de la commission " emploie, de l'examen du projet de rapport d'Élisabeth Morin-Chartier (PPE, France) et d'Agnes Jongerius (S&D, Pays-Bas)[20]. Une présentation pourrait intervenir le 16 octobre prochain. Les délégations des pays d'Europe centrale et orientale sont favorables à une suppression de la durée maximale du détachement là où des représentants des pays du Benelux militent pour une durée de 6 mois. Proposée par les rapporteurs, l'extension de la directive aux conventions collectives non universelles suscite des réserves, notamment en Allemagne. Les oppositions constatées au Conseil sur la clarification des rémunérations sont également de mise. Un des principaux points de crispation tient à la proposition défendue par la co-rapporteuse néerlandaise d'étendre la base légale de la directive à l'article 153 TFUE[21]. Aux termes de celui-ci, l'Union soutient et complète l'action des États membres en vue d'améliorer les conditions de travail, la santé et la sécurité des travailleurs. Les délégations polonaise, tchèque mais aussi allemande estiment que cette base légale permettrait aux Etats membres d'adopter des exigences supplémentaires, allant au-delà de la directive, pouvant remettre en cause le principe même du détachement. Pour l'heure, la directive ne se réfère qu'à l'article 57 TFUE qui vise la libre prestation de services.
5. Vers une Agence européenne dédiée au travail détaché ?
A l'occasion de son " discours sur l'état de l'Union " le 13 septembre à Strasbourg, le président de la Commission européenne[22] a appelé à la création d'une Autorité commune du travail, destinée " à veiller au respect de l'équité dans notre marché unique ". Celle-ci s'inscrirait dans la lignée des propositions législatives sur le détachement et devrait contribuer à éviter l'existence de " travailleurs de seconde classe ". S'il n'en est qu'à l'état d'ébauche, le projet devrait contribuer à renforcer la coopération entre les autorités du marché du travail. Plusieurs missions pourraient lui être attribuées :
- La résolution des conflits entre autorités nationales ;
- Le rôle de guichet unique pour les citoyens, les entreprises et les pouvoirs publics en matière de mobilité transfrontalière ;
- La lutte contre la fraude, facilitée notamment par des actions de contrôle conjointes aux frontières.
Un tel dispositif avait déjà été envisagé en 2013 par la Commission, via la mise en place d'une structure destinée à coordonner et renforcer les investigations menées par les inspecteurs du travail au niveau national. L'Agence envisagée par la Commission pourrait, en tout état de cause, s'appuyer sur des structures préexistantes à l'instar de la plateforme européenne de lutte contre le travail non-déclaré mise en place en mai 2016, de la Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofund), du Centre européen pour le développement de la formation professionnelle (Cefedop), de l'Agence pour la sécurité et la santé au travail (EU-OSHA), de la Fondation européenne pour la formation (ETF) et du portail européen sur la mobilité de l'emploi (EURES).
La création de cette Agence devra, en tout cas, permettre de renforcer de manière concrète les contrôles et la coopération entre Etats membres sur l'ensemble de la procédure de détachement, tant sur son volet des conditions de travail proprement dites que sur la question de l'affiliation aux régimes de sécurité sociale. Ainsi, dans un arrêt rendu le 27 avril dernier, la CJUE estime que les juridictions françaises ne sont pas habilitées à vérifier des certificats d'affiliation à un régime de sécurité sociale délivrés par un autre État membre, même dans le cas où les travailleurs concernés ne sont pas en réalité des travailleurs détachés[23]. La Cour fonde sa décision sur le principe de confiance mutuelle entre les Etats membres : une pièce délivrée par l'un d'entre eux est réputée valide.
Toute contestation doit respecter la procédure établie par les textes européens, qui repose sur le principe d'obligation de coopération loyale, énoncé à l'article 4 TUE. Ainsi, saisie par l'État d'accueil, l'institution de l'État d'envoi doit reconsidérer le bien–fondé de la délivrance du certificat et, le cas échant, le retirer. Si tel n'était pas le cas, la commission administrative pour la sécurité sociale des travailleurs migrants peut être saisie aux fins de conciliation[24] . En cas d'échec de celle-ci, une procédure en manquement visant l'État d'envoi peut être lancée auprès de la CJUE. Cette procédure de conciliation peut cependant apparaître lourde au regard de détachements limités dans le temps, puisqu'ils ne peuvent dépasser 2 ans. La Cour a néanmoins écarté, dans son arrêt, les réserves des autorités françaises quant à l'efficacité de la procédure et leur volonté de prévenir la concurrence déloyale et le dumping social. Celle-ci ne peut justifier pas la méconnaissance de la procédure.
L'Agence annoncée par la Commission correspond au souhait du gouvernement français, partagé par plusieurs Etats membres de mettre en place une véritable plateforme européenne de contrôle[25]. Elle pourrait de fait récupérer les attributions de la commission administrative pour la sécurité sociale des travailleurs migrants. Il est indispensable qu'elle soit en tout cas plus facile à saisir et plus réactive. Il s'agit de fait d'aboutir à une véritable Agence européenne de contrôle du travail mobile, dont les contours ont été esquissés dans une résolution européenne adoptée par l'Assemblée nationale française en 2013[26]. Son activité devrait ainsi être transectorielle. Elle serait plus particulièrement chargée de l'observation du phénomène du détachement et des infractions interétatiques, du suivi des législations nationales, de la formulation de propositions d'amélioration de la réglementation européenne et de l'amélioration du système d'information administratif entre États membres. Elle doit avoir pour ambition de pallier les éventuelles difficultés de liaisons et d'échanges d'informations dans des délais opérationnels, et éventuellement de s'y substituer en cas de carence avérée.
***
Un rapprochement des positions au Conseil sur la révision de la directive de 1996 ne signifiera pas la fin du débat sur la question du détachement des travailleurs. L'adoption de la proposition de la Commission constituerait une véritable avancée, surtout si tout ou partie des amendements défendus par l'Allemagne et la France étaient intégrés. Cependant, la nouvelle législation ne serait pas totalement efficiente si elle n'était pas corrélée à la mise en place de nouvelles règles concernant l'usage des formulaires A1 d'affiliation au régime de sécurité du pays d'envoi, afin de mieux prévenir le risque de fraude. La mise en place d'une nouvelle Agence européenne dédiée pour partie au travail détaché permettrait également de mieux incarner une ambition européenne en la matière et gommer en large partie la mauvaise réputation d'un dispositif pour lui permettre de répondre enfin à son ambition première : pallier un manque de main d'œuvre.
[1] Voir Sébastien Richard, La révision de la directive sur le détachement des travailleurs, Fondation Robert Schuman - Questions d'Europe n°406, 10 octobre 2016.
[2] Voir Sébastien Richard, La directive d'exécution sur le détachement des travailleurs : et maintenant ? , Fondation Robert Schuman - Questions d'Europe n°383, 29 février 2016.
[3] Arrêt CJUE du 12 février 2015, affaire C-396/13, Sähköalojen ammattiliittory contre Elektrobudowa Spólka Akcyjna.
[4] Ce site est destiné aux prestataires de services, afin qu'ils puissent avoir connaissance du droit du travail applicable au sein de chaque État membre.
[5] Arrêt CJUE du 17 novembre 2015 RegioPost GmbH & Co. KG contre Stadt Landau in der Pfalz.
[6] Autriche, Chypre, Croatie, Estonie, Finlande, Grèce, Hongrie, Irlande, Lettonie, Portugal, Slovaquie et Slovénie.
[7] Voir Elisabeth MORIN-CHARTIER, Quel impact de la liberté de circulation sur les systèmes de protection sociale au sein de l'Union européenne ? Fondation Robert Schuman - Questions d'Europe n°429, 10 avril 2017.
[8]D'après la Commission, dans le cadre du nouveau dispositif, le coût salarial mensuel d'un ouvrier polonais dans le bâtiment détaché en France pourrait passer de 1 587 à 1 960 €, le coût d'un salarié français restant cependant plus élevé, compte tenu du différentiel de charges sociales (2 146 €). voir Analyse d'impact concernant la révision de la directive sur le détachement de travailleurs - SWD(2016)52
[9] Proposition de règlement modifiant le règlement (CE) nº 883/2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale et le règlement (CE) nº 987/2009 fixant les modalités d'application du règlement (CE) nº883/2004 (COM (2016) 815 final).
[10] Arrêt CJUE du 3 décembre 2014 Edgard Jan De Clercq e.a.
[11] Le Sénat français a remis en question la compatibilité de la proposition de la Commission au principe de subsidiarité : http://www.senat.fr/leg/tas16-102.html
[12] " Initiative pour l'Europe : Une Europe souveraine, unie, démocratique ", discours prononcé à la Sorbonne, Paris, 26 septembre 2017.
[13] Proposition de règlement COM (2017) 277 final.
[14] Proposition de directive COM (2017) 278 final
[15] voir Le droit en soute ? Le dumping social dans les transports européens, rapport n°450 (2013-2014) de M. Éric Bocquet, au nom de la commission des affaires européennes du Sénat
[16] Cette mesure répond au souhait de la France et de huit autres Etats membres (Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Iatlien Luxembourg, Suède et Norvège), réunis au sein de l'alliance du routier, mise en place le 31 janvier 2017 et qui s'est prononcée en faveur d'une dématérialisation des documents de transport, d'une convergence des sanctions visant le temps de repos hebdomadaire passé dans le camion et d'une amélioration de la coordination des Etats membres en matière de contrôle.
[17] Avis de la commission des affaires européennes du Sénat sur le volet social du paquet " Europe en mouvement " 27 juillet 2017.
[18] Article 9 de la directive 2014/67/UE du 15 mai 2014
[19] Bulgarie, Croatie, Danemark, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Roumanie, Slovaquie, République tchèque
[20] Projet de rapport concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services (2016/0070), 2 décembre 2016.
[21] Dans la résolution européenne n°169 (2015-2016), le Sénat a retenu un élargissement de la base légale.
[22] http://europa.eu/rapid/press-release_SPEECH-17-3165_fr.htm
[23] Arrêt de la Cour du 27 avril 2017, http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=190167&pageIndex=0&doclang=fr&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=489001
[24] Cette commission, instituée par les articles 80 et 81 règlement 1408/71 du 14 juin 1971 relatif à l'application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non-salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l'intérieur de la Communauté, est composée d'un représentant gouvernemental de chacun des États membres, assisté, le cas échéant, de conseillers techniques. Un représentant de la Commission européenne participe, avec voix consultative, aux sessions. Elle bénéficie de l'assistance technique du Bureau international du travail.
[25] La création de cette Agence a été saluée par Emmanuel Macron dans son discours du 26 septembre dernier.
[26] Résolution européenne de l'Assemblée nationale n°185 (2012-2013) du 11 juillet 2013 sur la proposition de directive relative à l'exécution de la directive sur le détachement des travailleurs (article 5).
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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