Les Français et la télévision face à l'Europe : le grand malentendu ?

Démocratie et citoyenneté

Eddy Fougier

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16 février 2009

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Fougier Eddy

Eddy Fougier

Politologue, chercheur associé à l'Institut français des relations internationales(Ifri).

Les Français et la télévision face à l'Europe : le grand malentendu ?

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Introduction :

Au mois de juin 2008, soit quelques jours avant le début de la présidence française du Conseil de l'Union européenne, l'Institut national de l'audiovisuel (Ina) publiait une étude [1] sur les sujets traités dans les journaux du soir diffusés en 2007 par les six chaînes nationales hertziennes [2]. Or, les sujets classés par thèmes par l'Ina faisaient apparaître un très faible intérêt de la télévision française pour les questions européennes. Ces résultats paraissent d'autant plus importants que, selon une enquête menée par la Commission européenne en 2007 [3], " pour une majorité écrasante de citoyens [en Europe] le journal télévisé constitue "le" rendez-vous télévisuel par excellence, immanquable. [...] C'est, massivement, "la" source principale d'information sur l'actualité nationale et internationale ". Les rédactions tendent généralement à justifier cette faible couverture de l'actualité européenne par le fait que le public ne serait pas intéressé par l'Europe. En même temps, dans un document consacré à " La construction européenne vue par les Français [4] " publié en mars 2006 par la Commission européenne, on pouvait lire comme intertitre : " Un déficit chronique d'information sur l'Union européenne et une soif d'information européenne : 80% des Français souhaitent une plus ample couverture de l'Union européenne par les médias ". Alors, qui doit-on croire ? Les rédactions qui affirment que le public n'est pas intéressé par l'Europe ou les Français interrogés dans les enquêtes d'opinion qui réclament plus d'Europe dans les médias ?

La soif d'information des Français sur l'Europe

Les enquêtes d'opinion menées auprès des Français consacrées à l'information sur l'Europe tendent à révéler, en effet, l'existence chez eux d'une soif d'information qui ne paraît pas satisfaite. Ceux-ci affirment en premier lieu qu'il est important d'être informé sur l'Europe. 85% des Français interrogés dans une enquête de la Commission européenne de 2006 [5] considèrent qu'il est important d'être informé sur la politique et les affaires européennes, contre 14% qui pensent le contraire. Ce résultat est l'un des plus élevés de l'Union et, en tout cas, supérieur à la moyenne européenne (81%).

Une information insuffisante et peu compréhensible

Les Français ne s'estiment pas pour autant suffisamment et bien informés sur les enjeux européens, quelle que soit la source d'information. En 2006, ils étaient d'ailleurs les plus nombreux parmi les Etats membres à estimer que la quantité d'informations fournies par les médias de leur pays sur l'Union était insuffisante [6]. Ils étaient 72% à défendre cette position, contre 68% des Allemands interrogés, 59% des Britanniques ou 51% des Espagnols. Ce constat est également partagé par un certain nombre de " décideurs " à qui l'on a posé les mêmes questions [7]. Les " décideurs " français interrogés étaient 77,3% à estimer que la quantité d'informations fournies par les médias au sujet de l'Union était insuffisante, contre une moyenne de 71,9%. Ce reproche vise tout autant l'information d'origine gouvernementale. En 2006, les Européens interrogés étaient 36,4% à considérer que la responsabilité de l'information des citoyens sur ce que l'Union fait et comment ceci affecte leur vie quotidienne incombait d'abord aux gouvernements nationaux et seulement 18,5% aux médias [8]. Dans cette enquête, les Français étaient encore plus sceptiques sur la responsabilité des médias en la matière puisqu'ils étaient 30,5% à privilégier le rôle des gouvernements nationaux, 22,2% celui du Parlement européen et seulement 15,5% celui des médias. Ils étaient d'ailleurs les plus nombreux à considérer que les gouvernements nationaux ne fournissent pas suffisamment d'informations sur l'Union (79%) [9]. Une autre enquête déjà citée de la Commission indiquait qu'en 2006, une très large majorité des Français interrogés estimaient que les hommes politiques français (87%) et les médias (80%) devraient davantage leur parler de l'Union car seuls 36% d'entre eux se sentiraient bien informés (contre, par exemple, 56% qui se sentiraient bien informés sur la vie politique française) [10].

Pour les Français, le premier symptôme de cette " mal-information " sur l'Europe serait son caractère difficilement compréhensible. En 2006, les Français sondés étaient, avec les Finlandais, ceux qui étaient les moins nombreux à considérer que les informations qu'ils obtiennent sur l'Europe sont compréhensibles : 43,1%, contre 51,1% en moyenne. Les " décideurs " français sondés étaient également les plus nombreux avec les Italiens, à estimer que les informations sur l'Europe étaient peu compréhensibles [11]. En revanche, les Français interrogés se situaient au-dessus de la moyenne européenne pour considérer que les informations étaient intéressantes et utiles [12]. Les Français interrogés s'estiment ainsi plutôt mal informés des mesures prises à l'échelle de l'Union. Ils sont une large majorité à partager ce point de vue, et ce, sur tous les thèmes figurant dans la liste qui leur était soumise [13]. C'est tout particulièrement le cas pour le soutien aux régions en difficulté, la protection des consommateurs, la lutte contre le chômage, les impôts, la concurrence ou la recherche scientifique et technologique, où le sentiment d'être mal informés concerne plus de 75% des personnes interrogées.

Le rôle central de l'information télévisée sur l'Europe

La télévision représente la première source d'information des Français. En témoignent les taux d'audience des journaux télévisés des grandes chaînes hertziennes. Au 1er semestre 2008, le journal télévisé de 20 heures de TF1 réalisait, par exemple, une audience moyenne de 8 millions de téléspectateurs [14], tandis que le JT de 20 heures de France 2 a rassemblé en moyenne chaque soir 4,7 millions de téléspectateurs en 2008 [15]. Le Baromètre politique français (2006-2007) [16] indiquait d'ailleurs que, pour les Français interrogés, la télévision était le média qu'ils utilisaient le plus pour être informés en matière politique (59%), très largement devant la radio (17%), la presse écrite nationale (10%) et régionale (7%). En outre, dans cette même enquête, 55% des personnes interrogées disaient regarder les informations à la télévision tous les jours et 72% au moins 5 jours par semaine. Le journal télévisé qu'ils regardaient le plus régulièrement était le 20h de TF1 (40%), devant le 20h de France 2 (20%), le 13h de TF1 (14%) et le 19-20 de France 3 (8%). Le journal télévisé d'Arte, Arte Info, était seulement classé en 11e position avec 1%. La télévision est par conséquent pour les Français, comme pour les autres Européens d'ailleurs, la première source d'information médiatique sur l'Union européenne. L'enquête Eurobaromètre indiquait en 2007 [17] que, lorsque les Français interrogés veulent obtenir des informations sur l'Union européenne, ses politiques et ses institutions, ils privilégient comme première source la télévision (55%), et seulement ensuite les journaux quotidiens (37%), internet (36%), puis la radio (29%), les discussions entre amis (23%) et les magazines (21%) [18].

En même temps, si la télévision constitue leur première source d'information médiatique sur l'Europe, leur degré de confiance envers ce média apparaît plutôt mesuré. L'Eurobaromètre de 2008 [19] indiquait ainsi que, si les Français interrogés font plutôt confiance à la radio (60%, contre 35% d'un avis contraire), ce n'est pas le cas pour la presse écrite (46%, contre 49%) et surtout pour la télévision (38%, contre 59%). Ces résultats ne font que confirmer les résultats des enquêtes annuelles menées depuis 1987 par TNSofres sur la confiance des Français dans les médias. Depuis 2003, le nombre de personnes interrogées qui ne font pas confiance à la télévision tend, en effet, à dépasser le nombre de personnes qui lui font confiance.

Le faible intérêt de la télévision française pour l'Europe

En France, ainsi que le mentionne le rapport du député Michel Herbillon remis au Premier ministre et publié en 2005 [20], les médias qui semblent le mieux couvrir l'actualité européenne sont la presse quotidienne nationale et les radios publiques. La plupart des quotidiens nationaux ont ainsi un ou plusieurs correspondants permanents à Bruxelles. En revanche, la télévision, et plus particulièrement les chaînes de télévision privées, est le média qui paraît le moins enclin à s'intéresser à l'Europe. L'un des meilleurs symptômes de ce désintérêt global réside dans le fait que TF1, la première chaîne française en termes d'audience, n'a pas de correspondant à Bruxelles [21]. Notons que le projet de cahier des charges de France Télévisions du 20 octobre 2008 contient des dispositions concernant l'Europe dans son article 14. Il incombe ainsi à France Télévisions d'intégrer la dimension européenne dans l'ensemble de ses programmes, dans des émissions spécifiquement consacrées à l'Europe et dans les journaux et magazines d'information. La société doit veiller en particulier à " la sensibilisation de ses journalistes aux questions européennes, notamment par la formation ". On peut supposer que l'ajout de ces éléments qui n'existent pas dans les chartes qui régissent actuellement les chaînes France 2, France 3 et France 5 part du constat établi par le ministère de la Culture et de la Communication selon lequel la part consacrée à l'Europe sur les chaînes publiques est insuffisante.

Cette situation ne paraît cependant pas spécifique à la France [22]. En 2006, le Livre blanc sur une politique de communication européenne présenté par la Commission européenne notait, en effet, qu'" en dépit de ces efforts [efforts des institutions européennes afin d'améliorer leur mode d'interaction avec les médias], et de la compétence professionnelle des correspondants à Bruxelles, la couverture médiatique des questions européennes reste limitée [23] et fragmentée. Si les journaux nationaux couvrent les grands événements survenant à intervalles réguliers, comme les réunions du Conseil européen, aucune couverture globale des affaires européennes n'est assurée entre ces événements. Les journaux régionaux et locaux atteignent un grand nombre de lecteurs, mais n'accordent en général qu'une place limitée aux questions européennes. La télévision et la radio ayant modifié leurs grilles de programmation, le temps dévolu à l'information politique et aux questions européennes s'est encore réduit ".

Des JT où l'Europe est le parent pauvre

Ce désintérêt manifeste de la télévision française pour l'Europe est tout d'abord visible dans les journaux télévisés, qui représentent la principale source d'information, notamment politique, des Français. Les données divulguées par l'Ina en juin 2008 sont assez édifiantes de ce point de vue. En effet, si, en 2007, l'information internationale [24] a représenté en moyenne annuelle 17% du nombre de sujets traités dans les journaux du soir, les sujets liés aux institutions européennes à proprement parler n'ont constitué que 2,3% de l'offre totale (soit au total 716 sujets) et même 1,8% si l'on enlève les sujets diffusés par Arte. Le nombre de sujets diffusés sur l'Europe correspond à peu près au cumul des sujets consacrés au Moyen Orient et à la guerre en Irak (soit 724 sujets). On ne peut considérer pour autant qu'en 2007, l'actualité européenne ait été totalement dépourvue d'intérêt. On peut citer, en effet, comme actualité importante cette année-là l'adoption de l'euro par la Slovénie, l'adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie à l'Union européenne, le 50e anniversaire des traités de Rome, l'élargissement de l'espace Schengen à 9 Etats et surtout le processus ayant conduit à la signature du traité modificatif lors du Conseil européen de Lisbonne.

Ce désintérêt semble assez constant puisque, en 2000, les sujets consacrés à l'Europe ne représentaient déjà que 2,7% du total des sujets diffusés cette année-là (soit 737 sujets). Or, cette année-là, l'actualité européenne était loin d'être négligeable puisque le Conseil européen adoptait la stratégie dite " de Lisbonne " visant à faire de l'Union l'économie la plus compétitive au monde, la France présidait le Conseil de l'Union européenne au 2e semestre et le traité de Nice était signé. L'année 2005, année des référendums sur le traité constitutionnel européen et de l'ouverture des négociations d'adhésion avec la Turquie, a été bien entendu exceptionnelle avec 5% des sujets diffusés (soit 1 487 sujets). Ce chiffre reste néanmoins globalement très modeste et les résultats de l'année 2007 montrent que l'intérêt pour les enjeux européens est revenu à sa tendance " structurelle " basse. Parmi les sujets traités par les chaînes hertziennes, en 2007, l'Union européenne en général représente 62% des sujets européens et la Commission est l'institution la plus couverte avec 13% des sujets.

Source : INA.

Source : INA.

Arte a été la chaîne qui a diffusé le plus grand nombre de sujets sur l'Europe en 2007 (213), devant TF1 (172 sujets), France 2 (127) et France 3 (119). Alors que la chaîne franco-allemande diffusait 11% de l'ensemble des sujets des chaînes hertziennes françaises en 2007, elle a diffusé 34% des sujets internationaux et 30% des sujets européens (voir tableau 3). Arte a consacré 50% des sujets traités dans ses JT à l'international, contre 12% pour TF1 ou France 2. En même temps, la part d'audience moyenne d'Arte en 2007 a été de 3,2%, contre 30,7% pour TF1 [25]. En pourcentage du nombre total de sujets diffusés par chaîne, les résultats globaux pour le traitement des sujets européens restent cependant très modestes : 6% pour Arte, 2,3% pour France 3, 1,9% pour TF1 et 1,6% pour France 2 (voir tableau 4).

Source : INA.

Source : INA.

Parmi les 30 premières personnalités répertoriées en fonction du nombre de passage dans les JT [26], on ne compte aucune personnalité appartenant aux institutions européennes. Cependant, la part des Etats membres qui ont fait l'objet de sujets de JT [27] en 2007 dans l'ensemble des sujets consacrés à des pays ou territoires étrangers apparaît comme la plus importante puisqu'ils représentent 29% du total, contre 23% pour la zone Afrique du Nord-Moyen-Orient-Afghanistan, 13% pour l'Asie et 11% pour l'Amérique du Nord. Les JT des chaînes hertziennes françaises accordent ainsi une place notable aux pays européens frontaliers ou proches du territoire français : Royaume-Uni (2e position), Allemagne (3e), Italie (5e), Espagne (8e) et Belgique (19e). Ces cinq pays représentent à eux seuls 22% des sujets traités.

On peut néanmoins se demander si la présidence française de l'Union européenne au cours du 2e semestre de 2008 a eu un effet quelconque sur la couverture de l'actualité européenne par les JT français. On a pu voir qu'en 2000, cela n'avait pas été véritablement le cas. Même si les données cumulées pour 2008 ne sont pas encore disponibles, les premières données pour le 3e trimestre 2008 [28] ne permettent pas de déceler un véritable infléchissement dans la couverture par les JT de l'actualité européenne. En effet, si l'actualité internationale couverte par les JT au mois de juin 2008 a été dominée par les questions européennes, notamment avec le " non " irlandais au référendum sur le traité de Lisbonne avec 86 sujets, ce ne fut pas le cas lors du début de la Présidence française. En juillet 2008, l'actualité internationale a été ainsi dominée par la libération d'Ingrid Bétancourt (205 sujets), et en août par le conflit entre la Géorgie et la Russie (204), l'attentat contre des soldats français en Afghanistan (107) et la campagne présidentielle aux Etats-Unis (83).

Ce désintérêt global des JT français pour les questions européennes est cependant loin d'être une spécificité nationale [29]. En 2003, le politologue Claes De Vreese indiquait ainsi que, depuis les premières études menées à l'occasion des élections européennes de 1979, l'intérêt de l'information télévisée pour l'Union européenne était globalement faible sur l'ensemble du continent [30]. Il notait l'existence d'un intérêt cyclique des médias pour les sujets européens. Leur intérêt apparaît vif tout particulièrement lors des périodes électorales, mais retombe vite à un niveau plutôt faible une fois cette période passée. Cette tendance avait été également identifiée dans le rapport Herbillon : " l'offre, peu visible en temps "ordinaire", croît sensiblement en période électorale, pour de nouveau s'effacer au lendemain des échéances ". M. De Vreese estime ainsi qu'en dehors de certaines périodes (élections au Parlement européen, référendum, Conseils européens), seuls 2 à 5% des sujets télévisés des chaînes en Europe seraient consacrés aux sujets européens.

Un public malgré tout peu intéressé par l'Europe

Alors comment comprendre cette contradiction entre des médias qui couvrent peu l'actualité européenne et la soif d'information exprimée par les Français. Un certain nombre d'éléments tendent à accréditer l'idée que l'Europe n'intéresse pas vraiment le grand public. Le rapport Herbillon notait, en 2005, la modestie des taux d'audience des quelques émissions spécifiquement consacrées à l'Europe. Ainsi, par exemple, Zoom Europa, qui est l'une des seules émissions sur l'Europe diffusées régulièrement par une chaîne hertzienne (Arte), avait en 2007 une audience moyenne de 463 000 téléspectateurs par émission pour une part de marché de 2,3% [31]. Cette vision est également partagée par un certain nombre d'acteurs des médias qui connaissent très bien les questions européennes. C'est le cas notamment de Jean Quatremer, correspondant de Libération à Bruxelles, animateur du blog Les coulisses de Bruxelles et président de l'Association des journalistes européens (AJE), et de Jean Labib, ancien documentariste et directeur de la société de production La compagnie des Phares&Balises, qui a produit pour Arte le Forum des Européens et qui y produit actuellement Zoom Europa. Le premier estime que, " en dehors des périodes de crise comme au moment des référendums, les gens se désintéressent de l'Europe [32] ". Dans la vidéo de présentation de Zoom Europa, le second explique que " faire une émission sur l'Europe, c'est difficile car on ne rencontre pas forcément le public, du moins en France. [...] On ne peut pas dire qu'aujourd'hui faire des programmes sur l'Europe ou qui ont trait à l'Europe soit une chose facile [...]. Faire une émission ayant trait à l'Europe sur Arte, cela fait partie du cahier des charges général d'une chaîne européenne et particulièrement d'une chaîne franco-allemande [...], mais ça n'est pas une chose facile parce que, clairement, on ne va pas dans le sens du poil du spectateur qui aurait plutôt tendance, si on le laissait faire à se retrouver dans une rétention nationale tempérée telle qu'il la connaît sur les autres antennes [33] ".

La " fait-diversification " de l'actualité internationale à la télévision

Mais l'un des symptômes les plus nets du désintérêt global du public pour les questions européennes, en particulier institutionnelles, est la façon dont les médias français ont modifié leur traitement de l'actualité à l'étranger justement dans le dessein d'attirer ce même public. Ce qui a été appelé la " fait-diversification " de l'actualité internationale à la télévision a bien été décrit par le sociologue Dominique Marchetti [34]. Celui-ci considère, en effet, que l'on assiste depuis la seconde moitié des années 1980 à une baisse de la " médiatisation des activités politiques étrangères ou diplomatiques les plus institutionnelles (sommets internationaux, élections européennes ou nationales, activité des partis politiques, politiques publiques, etc.) ", activités qui " n'attirent ni audience ni publicité ", au profit des faits divers ou de ce qu'il appelle des " menaces ou événements "spectaculaires" ", à savoir les guerres, les accidents, les risques naturels ou de santé, les enlèvements, les actes terroristes ou les famines. L'information politique institutionnelle étrangère serait perçue dans les rédactions des médias généralistes comme " nécessaire mais ennuyeuse " pour reprendre l'expression de la journaliste Louise Prothery citée par Marchetti. Les rédactions tendraient donc à privilégier dans leur traitement de l'actualité internationale " la description de situations concrètes et d' "histoires humaines" qui constitue la trame de la plupart des sujets ou reportages, la psychologisation et la personnalisation étant une manière de susciter des identifications des téléspectateurs [35] ". Cela s'est traduit également par une réorganisation des rédactions des grandes chaînes hertziennes avec la fermeture de nombreux bureaux à l'étranger et la suppression des services de politique étrangère de TF1 en 1996 et de France 2 en 2003, l'actualité internationale étant désormais traitée comme une information générale.

Cette analyse est confirmée par Jean Quatremer qui explique que " face à une demande en chute libre, les rédactions ont décrété qu'il ne fallait pas parler de choses ennuyeuses, qui risquaient de faire fuir les gens. On a donc petit à petit privilégié le fait divers sur l'analyse et, plus généralement, l'information diplomatique. On assiste actuellement à une véritable course à la "fait-diversification" de la politique intérieure mais aussi de la politique internationale. Cette tendance est apparue aux Etats-Unis il y a plus de 30 ans et est arrivée en Europe au début des années 1990 [36] ". Or, pour lui, la spécificité de l'actualité européenne est qu'elle peut être difficilement transformée en " fait-divers " ou en information " spectaculaire " : " Le problème est que l'information européenne ne se prête pas à cette "fait-diversification", sauf rares exceptions. Bref, les médias, pour répondre à une crise de la demande, ont modifié leur offre : puisqu'ils vendent de moins en moins, ils ont de plus en plus privilégié le simple, le spectaculaire, le reportage et, surtout, le court. Et l'information européenne étant forcément complexe, pauvre en mise en scène et longue à expliquer, elle a été une victime collatérale de cette fait-diversification de la couverture rédactionnelle. L'actualité européenne, alors qu'elle s'enrichissait, a bénéficié de moins de place dans les journaux et a quasiment été rayée du paysage audiovisuel ! ".

L'Europe largement absente des " conversations " des Français

Bien entendu, on ne peut nier la sincérité des Français qui affirment vouloir obtenir davantage d'informations sur l'Europe, mais force est de constater que leur pratique n'est pas toujours conforme à ces vœux. Les enquêtes réalisées à la sortie des urnes lors du 1er tour de l'élection présidentielle de 2007, par exemple, n'indiquaient pas que l'Europe figurait parmi les priorités des Français. Par ailleurs, lorsque l'on consulte les " conversations " des Français, on peut percevoir le peu d'intérêt manifesté par eux pour les questions européennes. L'Ifop réalise, en effet, une enquête mensuelle pour Paris Match sur les conversations des Français en demandant à un échantillon représentatif si, durant la semaine écoulée, un certain nombre de sujets a animé leurs conversations avec leurs proches ou au travail. On peut dès lors supposer que s'ils abordent un sujet, c'est qu'ils éprouvent un certain intérêt pour celui-ci, tandis qu'à l'inverse, s'ils n'en parlent pas, c'est que ce sujet suscite au mieux leur indifférence. Or, du début de cette enquête, en novembre 2003, jusqu'au mois de décembre 2008, 397 sujets ont fait l'objet d'une conversation d'au moins 50 % des personnes interrogées. Sur ces 397 sujets, on peut en dénombrer seulement 10 qui soient en lien avec l'Union européenne, soit 2,5% du total, dont 6 sujets pour la seule année 2005 (voir Tableau 5). Cela représente moins de sujets de conversation que le décès ou l'état de santé de personnalités publiques (15 sujets) ou le sort d'otages (otages français en Irak ou autour d'Ingrid Betancourt, avec 15 sujets). Les deux sujets de conversation européens qui semblent avoir dominé depuis le début de ces enquêtes sont les enjeux autour de l'élargissement, notamment à la Turquie (4 sujets dépassant 40 %), et le processus d'élaboration et d'adoption de la Constitution européenne (8 sujets dépassant 30 %). Les autres thèmes ont trait à l'économie et à ses conséquences sociales - TVA de 5,5% dans le bâtiment, ouverture du marché de l'électricité à la concurrence, euro fort face au dollar, directive sur les services, délocalisations - ou à des thèmes qui apparaissent assez " politisés " - tensions avec le Royaume-Uni en 2005, proposition de traité simplifié par Nicolas Sarkozy, présidence français de 2008.

Source : Ifop. * Sujet lié à une décision de l'UE mais qui n'est pas explicite dans l'énoncé.

Au vu de ces données, les Français ne semblent pas véritablement se passionner pour les questions européennes, du moins dans leurs conversations quotidiennes. On doit néanmoins remarquer que, au-delà de l'Europe, il existe un faible intérêt global des Français interrogés pour les sujets politiques et, tout particulièrement, pour les sujets liés aux questions institutionnelles, tant à l'échelle européenne, qu'internationale ou même française. On peut observer, en effet, un nombre relativement faible de sujets de conversations liés à la politique française (élections, activités des partis et des responsables politiques). Mis à part les trois sujets liés au référendum sur la Constitution européenne, de novembre 2003 à décembre 2008, on compte 25 sujets proprement politiques, soit 6,3% des sujets, dont 12 liés à l'élection présidentielle. A l'instar de l'Europe, l'intérêt global pour la politique apparaît plutôt faible et seulement ponctuel au moment des grands rendez-vous (élection présidentielle, référendum de 2005). Ceci est confirmé par les sujets de conversation liés à l'étranger. En soi, ces sujets sont très nombreux. Entre novembre 2003 et décembre 2008, on peut en dénombrer pas moins de 97, soit 24,4%. Les sujets internationaux politiques ou institutionnels semblent néanmoins très peu intéresser les Français sondés. Outre les 10 sujets liés à l'Union, on compte seulement 4 sujets liés à la politique étrangère et de défense de la France et 5 sujets relatifs à la vie politique à l'étranger. On peut aussi noter le très faible intérêt pour les questions économiques internationales (7 sujets au total). En réalité, les sujets de conversation qui dominent ont trait à la violence au sens large (guerre en Irak, terrorisme-antiterrorisme, violences internes à l'étranger, 21 sujets, soit 22% des sujets de conversation liés à l'étranger), aux catastrophes au sens large (catastrophes naturelles, accidents, épidémies, avec 20 sujets et 21% du total), aux " faits divers " (notamment aux otages, 21 sujets et 22% du total) ou encore 5 sujets liés à l'état de santé de personnalités étrangères. Or, cela correspond largement aux thèmes internationaux qui sont désormais traités par la télévision française.

Conclusion

L'information européenne semble être à l'origine d'une certaine schizophrénie en France. Les Français reprochent aux médias de ne pas suffisamment parler d'Europe. En même temps, ils ne semblent pas manifester eux-mêmes un grand intérêt pour l'actualité européenne. Du côté des médias, on peut supposer, comme Dominique Marchetti, que " faute de mesure très précise des attentes supposées du "public", les journalistes ont parfois tendance à prêter leurs propres catégories de perception à ceux qui les écoutent, les regardent ou les lisent [37] ". Une partie de l'opinion peut avoir la tentation de considérer qu'en la matière, tout est de la faute du gouvernement et des médias, d'autant qu'elle tend à n'accorder sa confiance ni à l'un, ni à l'autre. Alors comment sortir de ce dilemme ? L'enjeu de l'information des citoyens sur l'Europe apparaît fondamental. Il a d'ailleurs fait l'objet d'un livre blanc de la Commission européenne [38], du rapport Herbillon qui contient " 40 propositions concrètes pour mieux informer les Français sur l'Europe ", et, en 2007, d'un dossier spécial d'Horizons stratégiques réalisé à l'instigation du Centre d'analyse stratégique et de la Fondation Robert Schuman.

Cela passe, entre autres, très certainement par une amélioration de la connaissance des Français, mais aussi des journalistes [39], sur l'Europe et par une autre façon d'aborder les questions européennes, qui soit davantage en lien avec les préoccupations de l'opinion, donc moins institutionnelle, et en rupture avec le réflexe traditionnel consistant à " nationaliser les réussites et européaniser les échecs " de l'Union. Il convient aussi tout simplement de regarder ce qui se fait ailleurs en Europe de ce point de vue et tout particulièrement en Allemagne où l'intérêt du public et des médias pour l'Union européenne semble plus important [40].


[1] Ina Stat, " L'Europe loin des projecteurs ", La lettre trimestrielle n° 9, juin 2008.
[2] TF1, France 2, France 3, Canal plus, Arte, M6.
[3] Commission européenne, " L'information relative à l'Europe et la télévision ". Etude qualitative auprès de téléspectateurs dans les 27 Etats-membres de l'Union européenne, Optem-Eurobaromètre, Etude qualitative, avril 2007.
[4] Commission européenne, " Quelle Europe ? La construction européenne vue par les Français ", Flash Eurobaromètre 178, enquête réalisée en janvier 2006.
[5] Commission, " La communication de l'Union européenne et les citoyens. Sondage auprès du grand public. Rapport analytique ", Flash Eurobaromètre 189a, enquête réalisée en septembre 2006.
[6] Ibid.
[7] Commission, " La communication de l'Union européenne et les citoyens. Sondage auprès des décideurs. Rapport analytique ", Flash Eurobaromètre 189b, enquête réalisée en octobre 2006. Les " décideurs " en question sont un échantillon de directeurs généraux de grandes entreprises, de membres des parlements nationaux, de hauts fonctionnaires des administrations nationales et de responsables de syndicats et d'associations professionnelles.
[8] Flash Eurobaromètre 189a, op. cit.
[9] Ibid.
[10] Flash Eurobaromètre 178, op. cit.
[11] Flash Eurobaromètre 189b, op. cit.
[12] Flash Eurobaromètre 189a, op. cit.
[13] Commission, " L'opinion publique dans l'Union européenne. Rapport national France ", Eurobaromètre Standard 67, printemps 2007.
[14] AFP, 26 août 2008.
[15] Communiqué de France 2, 31 décembre 2008.
[16] CEVIPOF-ministère de l'Intérieur, 4ème vague, enquête réalisée du 5 au 19 février 2007.
[17] Eurobaromètre Standard 67, op. cit.
[18] On observe néanmoins depuis quelques années une montée régulière de l'importance d'internet de ce point de vue, tout particulièrement chez les 15-24 ans où internet dépasse désormais la télévision comme source d'information sur l'Europe.
[19] Commission, " L'opinion publique dans l'Union européenne. Rapport national France ", Eurobaromètre Standard 69, printemps 2008.
[20] La Fracture européenne. 40 propositions concrètes pour mieux informer les Français sur l'Europe, rapport au Premier ministre, coll. des Rapports officiels, La Documentation française, 2005.
[21] En fait, TF1 recourt aux services d'Hugues Beaudoin, correspondant à Bruxelles de LCI, qui appartient au groupe TF1.
[22] Il semble que l'intérêt de la presse et des médias pour l'Europe semble moins grand en France qu'il ne l'est en Allemagne par exemple. La journaliste Catherine Verger, journaliste à l'émission " Zoom Europa " sur Arte, notait ainsi en 2007 qu'il y aurait 85 journalistes permanents représentant la presse et les médias français accrédités à Bruxelles, contre 150 pour l'Allemagne (données citées dans " Europe et médias, ça passe ou ça casse... ", 13 septembre 2007, www.taurillon.org/.). Michel Herbillon mentionnait, dans son rapport qu'il existait des émissions régulières consacrées à l'Europe sur les chaînes de télévision publique allemande. ZDF, la seconde chaîne publique, diffuse ainsi quotidiennement en semaine une émission de 15 minutes sur l'actualité européenne, " Heute in Europa " (de 16h00 à 16h15), tandis qu'ARD, la première chaîne publique, diffuse tous les samedi après-midi de 16h30 à 17h00 " Europamagazin ", un magazine sur l'Europe. Michel Herbillon signale qu'en 2005, ce dernier magazine attirait quelque deux millions de téléspectateurs. Tant en termes de régularité que d'audience, il n'y a bien entendu pas d'équivalent en France. Il est à noter que l'émission " Zoom Europa " diffusée par Arte, qui se présente comme le seul magazine européen hebdomadaire d'une chaîne hertzienne en France, est aussi réalisée avec la collaboration de ZDF et ARD.
[23] En gras dans le texte d'origine.
[24] L'INA classe notamment dans cette rubrique les conflits, le terrorisme, ce qu'il appelle la "géopolitique", l'Union européenne, mais aussi la vie politique intérieure des pays étrangers.
[25] Médiamétrie, Mediamat Annuel 2007. Ce chiffre de 3,2 % correspond à l'audience de la chaîne aux horaires de diffusion en hertzien analogique, soit après 19 heures. Pour l'audience globale, la part d'audience moyenne de la chaîne est ramenée à 1,8 %. Cette part s'est encore réduite en 2008 puisque le Mediamat Annuel 2008 de Médiamétrie lui accorde une part d'audience moyenne de 2,8 % après 19h et de 1,7 % d'un point de vue global. En termes d'audience, Arte est désormais dépassée par certaines chaînes de la TNT telles que TMC et W9.
[26] Personnalités présentes par l'image et par la parole.
[27] Nombre de sujets où un pays est objet principal ou acteur secondaire d'un événement.
[28] Ina Stat, La lettre trimestrielle n° 11, décembre 2008.
[29] Une étude de Fritz Groothues (" Television News and the European Public Sphere: A Preliminary Investigation ", European Political Communication Working Paper Series, Issue 6/04, Centre for European Political Communications) tend tout de même à quelque peu nuancer ce jugement. Cette étude réalisée en 2003 a consisté à comparer la façon dont l'information européenne était abordée dans des chaînes de télévision en France (JT de 20h de France 2), en Allemagne (JT de 20h de l'ARD) et au Royaume-Uni (BBC News at 10 o'clock) entre le 28 juin et le 11 juillet dans une situation de routine où aucun événement européen majeur n'était planifié. 529 thèmes y ont été abordés, dont seulement 3% consacrés aux enjeux de l'UE (15 sujets). On doit néanmoins remarquer que la couverture par la chaîne française de l'actualité européenne apparaît moins importante en nombre de sujets par rapport à la couverture des chaînes britannique et allemande : 2 % pour France 2, contre 3% pour BBC1 et 4% pour ARD. Plus largement, France 2 a consacré durant cette période 75 % des sujets aux questions intérieures, contre 67 % pour BBC1 et 57 % pour ARD.
[30] "Communicating Europe", Next Generation Democracy, British Council & Weber Shandwick Public Affairs, avril 2003.
[31] Données fournies par Arte France. Parmi les émissions consacrées à l'Europe sur les chaînes hertziennes, on doit signaler également " Avenue de l'Europe " diffusée sur France 3 tous les samedi à 18h30. Parmi les chaînes diffusées par réseaux câblés, satellite et télévision ADSL, la chaîne d'information européenne Euronews, qui présente "l'actualité internationale d'un point de vue européen", consacre bien évidemment plusieurs émissions à l'Europe. La Fondation Robert Schuman a soutenu et coproduit plusieurs émissions de télévision ces dernières années afin de pallier la carence informative sur l'Europe, et notamment Le Journal des Européens sur LCI (2003-2004), Champions d'Europe sur France 3 (2005) et Europinion sur l'Euronews (2005-2007) http://www.robert-schuman.eu/fr/medias/archives
[32] "Information sur l'Europe en France : crise de l'offre, crise de la demande ?", débat avec Sylvie Goulard et Pierre Lequiller, Horizons stratégiques, N° 6, octobre 2007.
[33] "Une émission sur l'Europe, un pari osé ?", www.arte.tv/fr.
[34] "Le déclin de l'information politique internationale à la télévision française", dans Eveline Pinto (dir.), Pour une analyse critique des médias. Le débat public en danger, Editions du croquant, 2007.
[35] Op. cit.
[36] Op. cit.
[37] Op. cit.
[38] Op. cit.
[39] Il faut noter à ce propos l'important travail réalisé par l'Association des journalistes européens (AJE, www.ajefrance.com) dans les écoles de journalisme ou à travers des modules de formation pour les journalistes en poste.
[40] Le rapport Herbillon fournit des données intéressantes de ce point de vue. C'est aussi la position défendue par Fabrice Pozzoli-Montenay, le secrétaire général de la section française de l'AJE (entretien réalisé avec lui le 24 juillet 2008).

Directeur de la publication : Pascale Joannin

Les Français et la télévision face à l'Europe : le grand malentendu ?

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