L'UE et ses voisins orientaux
Sophie Lambroschini
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Sophie Lambroschini
Un an après les manifestations populaires contre la falsification des résultats des élections présidentielles qui ont conduit Viktor Iouchtchenko au pouvoir, le regard que portent les Ukrainiens sur la "Révolution orange" est équivoque : Iouchtchenko n'aurait pas su profiter des larges prérogatives présidentielles dont il disposait pour briser le système clientéliste bâti par son prédécesseur, Léonid Koutchma. Son manque de fermeté aurait miné sa politique de démocratisation. Si le renvoi du gouvernement en septembre dernier a mis fin aux luttes internes au sein de l'exécutif, l'adoption par le nouveau gouvernement d'une politique pragmatique de conciliation, voire de compromission selon les alliés de Tymochenko, avec les puissants clans économiques du pays, n'a pas encore porté les fruits espérés : une relance économique rapide qui pourrait légitimer, aux yeux des électeurs, le fléchissement de la politique de V. Iouchtchenko.
En outre, la Rada sera élue selon des modalités nouvelles : une réforme de la Constitution ukrainienne renforce les pouvoirs du Parlement au détriment de ceux du président. Le Parlement pourra de désigner le Premier ministre ainsi que la plupart des membres de son Cabinet. Viktor Iouchtchenko sera-t-il en mesure de poursuivre les réformes dans le cadre d'une présidence affaiblie ? Pour mieux appréhender les enjeux du scrutin législatif du mois de mars prochain, il convient d'abord de mesurer le chemin parcouru par les Orangistes depuis le début de l'année 2005.
I. L'An I du pouvoir "orange", révolution manquée ou évolution réussie ?
Le 14 octobre dernier, le Président Iouchtchenko convie "les oligarques" [1] - les hommes d'affaires les plus influents - à une table ronde dans les bureaux de l'administration présidentielle. Pour les médias, c'est un choc qui signifie pour certains l'échec d'une révolution qui devait écarter les oligarques du pouvoir. Les représentants des trois principaux clans qui verrouillaient le système politique sous la présidence Koutchma sont également invités. A peine un mois plus tôt pourtant, lorsque que Ioulia Tymochenko était encore au gouvernement, ils étaient considérés comme des parias et menacés d'expropriation. S'agit-il pour autant d'un retour au "koutchmisme" comme l'affirme Oleksandr Tourchinov, ancien patron des services de sécurité et partisan de I. Tymochenko [2] ?
1. Un exécutif divisé
Le premier semestre du pouvoir "orangiste" est placé sous le signe d'une politique radicale dont Tymochenko, Premier ministre, se fait le porte-voix. Si le président soutient les purges au sein de la fonction publique, il ne cache pas sa circonspection à l'égard des méthodes de son chef de gouvernement. Pour tenter de contrer les mesures radicales de Tymochenko, il soumet certains actes du gouvernement au Conseil de sécurité et de défense, un organe consultatif dirigé par l'un de ses proches, Petro Porochenko, millionnaire financier "orange". La manoeuvre échoue rapidement, après qu'une lutte d'influence entre les deux "têtes" a entraîné la paralysie du gouvernement.
Si le gouvernement adopte des mesures sociales douces comme l'octroi d'une prime "bébé" aux jeunes familles, il ne réussit pourtant pas à engager des réformes de fond. Le Président se montre indécis, incapable d'imposer sa vision modérée de la politique de "reprivatisation", ces expropriations par voie judiciaire des entreprises acquises au rabais grâce aux faveurs du régime Koutchma. Alors que Iouchtchenko évoque moins de vingt cas de privatisation à revoir, Tymochenko, de son côté, réclame une enquête sur quelques 3000 entreprises.
Ce n'est qu'à la fin de l'été 2005 que, contraint d'intervenir pour mettre fin aux guerres intestines qui minent son gouvernement, Viktor Iouchtchenko finit par renvoyer, le 8 septembre, à la fois son Premier ministre, Ioulia Tymochenko, et le Président du Conseil de sécurité Porochenko, alors que les accusations de corruption qu'ils s'adressent mutuellement risquent de fragiliser le gouvernement et le pouvoir présidentiel.
2. La crise politique de septembre
L'approbation de la candidature de Iouri Ekhanourov au poste de Premier ministre, obtenue grâce aux voix de la fraction "ennemie" des "Régions d'Ukraine" contrôlée par Viktor Ianoukovitch - l'ancien adversaire de Iouchtchenko à l'élection présidentielle de l'automne 2004 et pantin des clans de l'ancien président Koutchma - ressemble à une volte-face du Président Iouchtchenko. Après un premier rejet de la candidature de Ekhanourov par la Rada (notamment par la fraction de Tymochenko), le président choisit en effet de conclure un "Mémorandum de coopération" avec Ianoukovitch, qui comprend un certain nombre de concessions [3]. La poignée de mains scellant l'accord entre les deux hommes fait l'effet d'une reconnaissance de Ianoukovitch comme adversaire légitime.
Peut-on parler d'un nouveau régime en Ukraine ? "Il n'y a pas de doute, explique Iouri Boutoussov, journaliste à l'hebdomadaire politique influent Zerkalo Nedeli, les clans de Koutchma ne sont plus au pouvoir, la liberté de la presse existe, le régime a changé, tout retour en arrière est presque impossible, même si du point de vue de la démocratisation, beaucoup reste à faire" [4].
Sous la présidence Koutchma, la "famille", flanquée de deux autres clans dont la loyauté était assurée par l'octroi d'un certain nombre de privilèges, contrôlait la plupart des rouages de l'Etat et de l'économie [5]. La Révolution orange les a privés de ces leviers politiques en leur fermant l'accès à l'exécutif, elle a soumis certains d'entre eux à des enquêtes judiciaires, les forçant à un "exil" temporaire. En perdant leur pouvoir politique, ils ont également perdu un levier indirect sur de nombreuses entreprises [6], même si pour l'essentiel - à quelques exceptions près comme Krivorojstal - ils ont conservé le contrôle sur leurs industries.
"La peur a disparu, constate Stanislav Belkovski, un politologue russe s'exprimant sur une chaîne appartenant à l'oligarque Rinat Akhmetov. C'est le seul pays de l'ex-URSS hormis les pays baltes où l'opposition a accès à toutes les chaînes !", s'étonne ce proche du Kremlin. En effet, c'est sans doute dans le ton adopté par les médias "libérés" que les changements sont les plus visibles. Certaines chaînes soumises au contrôle des clans ont renié à l'antenne leur "parrain" dès avant le troisième tour de l'élection présidentielle de l'hiver dernier, lorsque les Orangistes semblaient sur le point de l'emporter. Le clan de Kiev a ainsi été incité à vendre sa chaîne et son directeur de rédaction a été écarté. Les autres oligarques se seraient engagés, lors de la rencontre avec Iouchtchenko, à ne pas se servir de leurs chaînes à des fins politiques.
Les mesures chocs du premier trimestre 2005, comme le licenciement de 18.000 fonctionnaires, le renvoi des gouverneurs, l'opération "mains propres" menée au sein des ministères dits "de force" (Intérieur, Sécurité), ainsi que du Parquet, de la police, et des services des impôts ont interrompu les voies "verticales de la corruption" employées par les clans. "La corruption n'a pas diminué, les tarifs ont même augmenté, constate Onno Zonneveld, directeur adjoint de la chaîne de télévision K1, mais elle n'est plus organisée et monopolisée par le sommet de l'Etat".
Une des priorités de Iouchtchenko a été de bâtir un cadre réglementaire clair et transparent pour limiter la corruption. Une partie de ces mesures, qui étaient aussi des conditions à l'entrée de l'Ukraine dans l'Organisation mondiale du commerce, ont toutefois été bloquées par une majorité parlementaire de circonstance, comprenant les partis de gauche et des députés anti-Iouchtchenko. D'autres projets, comme l'introduction d'une procédure simplifiée de création d'entreprises, n'ont pu être menés à leur terme. Lors des célébrations anniversaires de la Révolution orange le 22 novembre, Iouchtchenko a lancé un appel à la patience, expliquant que la seule mise en place d'un système de vente aux enchères d'entreprises à privatiser exigeait la mise en oeuvre préalable de 5000 nouveaux textes législatifs. Parmi les réformes structurelles adoptées au cours des derniers mois, on peut néanmoins citer la création de tribunaux administratifs ainsi qu'une plus claire définition de la propriété intellectuelle.
Changement peut-être modeste à l'aune des ambitions de la démocratisation inscrites à l'agenda politique des "orangistes", l'ouverture du terrain médiatique, politique et économique à un plus grand nombre d'acteurs constitue une perspective encourageante. Depuis les changements politiques en Ukraine, le marché de la télévision, secteur attractif du fait de l'explosion du marché de la publicité (+ 35 % en un an), suscite l'intérêt des investisseurs étrangers. Au cours des mois écoulés, la presse écrite a vu naître deux hebdomadaires et deux quotidiens de qualité.
Le principe "d'ouverture" commande aussi la politique extérieure de Kiev. L'entrée dans l'Union européenne, aussi hypothétique qu'elle puisse l'être, demeure l'objectif affiché sur le long terme. Dans l'immédiat, le Président Iouchtchenko souhaite que l'Ukraine retrouve sa place dans l'économie mondiale, grâce à l'obtention du statut "d'économie de marché" lors du sommet UE-Ukraine le 1er décembre prochain à Kiev et à son entrée dans l'Organisation mondiale du commerce. Celle-ci figure d'ailleurs dans le Plan d'action conclu avec l'Union européenne au mois de février dernier [7]. Une accession à l'OMC avant la fin de l'année - objectif réitéré en novembre - paraît toutefois difficile en raison de la lenteur de l'adoption des textes et des négociations avec les Etats-Unis notamment.
Si les déçus prédisent un enlisement des réformes, Dmytro Vydrine, politologue et conseiller de Ioulia Tymochenko préfère y voir un changement de tactique : "Iouchtchenko a compris que, pour imposer des réformes dans un pays sans classe moyenne, il fallait s'appuyer soit sur le grand capital, soit sur la bureaucratie. La bureaucratie, il la rejette. Reste le grand capital" [8].
II - Les oligarques, une influence contenue ?
1. Une économie encore sous l'influence des oligarques
Trois semaines après la nomination de son nouveau Premier ministre, le Président Iouchtchenko annonce la fin de la politique radicale (à peine engagée toutefois) des reprivatisations voulue par Tymochenko, la qualifiant même de "grossière erreur" qui aurait conduit à discréditer le gouvernement. La vente aux enchères publiques, en direct à la télévision, de l'aciérie de Krivorojstal pour cinq fois la somme versée un an plus tôt par les oligarques Rinat Akhmétov et le gendre de L. Koutchma, Viktor Pintchouk, est ainsi devenue à la fois une démonstration d'ouverture du gouvernement et en même temps le symbole du renoncement - promis par Iouchtchenko - à toute redistribution générale de propriété [9]. Rebaptisés "bourgeoisie nationale" par le Premier ministre Iouri Ekhanourov, les oligarques ont toutefois été invités "à une tentative de rapprochement" et à verser une compensation à l'Etat pour les privatisations abusives dont ils ont profité.
Cette reprivatisation médiatique devrait être suivie dans les mois à venir par d'importantes privatisations, notamment dans le domaine des télécommunications.
Le pouvoir souhaite "stabiliser" le pays pour redonner confiance aux décideurs économiques... dont font partie les ex-oligarques ("ex" puisqu'ils ne détiennent plus de postes au sein de l'administration). Les indicateurs montrent en effet une réelle détérioration du contexte économique au cours des derniers mois, avec un taux de croissance estimé à 4 % pour 2005 contre 12 % en 2004. Outre l'effet de la conjoncture internationale, ce ralentissement serait provoqué par l'attentisme prudent des investisseurs étrangers, mais aussi régionaux, qui se méfient de l'amplitude que pourraient prendre les "reprivatisations" annoncées [10]. S'y ajoute la mise à l'épreuve des finances publiques par une envolée de dépenses sociales engagées pour faire face aux promesses de la révolution. Parallèlement, la menace d'un doublement du prix du gaz par la Russie rend la situation plus difficile encore.
La table ronde des "oligarques" organisée par V. Iouchtchenko a fait l'effet d'un aveu de reconnaissance de leur influence économique. Le groupe industriel de Rinat Akhmetov emploie ainsi 120.000 personnes. "Iouchtchenko a compris que si ces clans représentent environ 40 % du PNB, on ne pouvait les éliminer d'un coup qu'au risque de voir l'industrie sombrer dans le chaos", constate Boutoussov.
2. Les recours des oligarques dans la sphère politique
Les fractions parlementaires contrôlées par les oligarques ont pourtant vu un certain nombre de leurs députés partir vers d'autres groupes plus "respectables" après la victoire "orange". Aujourd'hui, leur parti semble incapable de passer la barre des 3 % nécessaires pour entrer au Parlement en 2006 mais ils y conservent une influence, comme l'a montré le vote d'une motion consultative visant à interdire la vente aux enchères de Krivorojstal par exemple. Par ailleurs, on ne peut que s'étonner de la capacité d'adaptation de certains. Viktor Pintchouk, par exemple, s'est lancé sur la scène internationale en s'improvisant le champion officieux de la cause ukrainienne dans les couloirs de Bruxelles [11].
L'influence des oligarques de Iouchtchenko, ces "millionnaires" qui ont renversé les "milliardaires" [12] vient en outre s'ajouter à celle des oligarques déchus. Ainsi, bien qu'ils aient dû quitter les postes-clefs qu'ils détenaient au sein de l'exécutif après la crise politique de septembre, Petro Porochenko et Oleksandr Tretiakov demeurent influents auprès du président et comptent parmi les amis personnels de Iouchtchenko [13].
Or, la série de scandales de corruption et de fraude qui a éclaté au cours de l'été et de l'automne 2005, impliquant tour à tour presque tous les hommes au pouvoir, laisse penser que certaines mauvaises habitudes ont survécu à la révolution, à commencer par l'instrumentalisation à des fins politiques des services de police et d'enquête, ainsi que les abus de fonction [14].
La révolution orange a-t-elle finalement réussi à affaiblir les mécanismes de fonctionnement oligarchique du régime ? Le déroulement de la campagne de 2006, ainsi que ses résultats, seront, de ce point de vue, une épreuve-test pour la jeune démocratie ukrainienne.
III - Les élections législatives du 26 mars 2006 : acteurs et enjeux
1. Le contexte constitutionnel et politique
En vertu d'amendements à la Constitution entrant en vigueur le 1er janvier 2006, le nouveau Parlement aura le droit de choisir le Premier ministre et la plupart des membres du Gouvernement, à l'exception toutefois des ministres des Affaires étrangères et de la Défense, dont la nomination demeure le domaine réservé du président (art. 114). Dans ce nouveau contexte institutionnel, il devient donc crucial pour le président, s'il veut faire avancer ses réformes, "d'obtenir" un Parlement avec lequel il pourra s'entendre.
Par ailleurs, les députés perdent le droit de changer de groupe parlementaire au cours de leur mandat, qui passe de quatre à cinq ans (art.76).
Cette réforme profite en premier lieu aux adversaires politiques de Viktor Iouchtchenko, et avant tout au camp des "koutchmistes", qui en sont d'ailleurs les auteurs. Adoptée en décembre 2004, elle avait été présentée comme une concession accordée par l'opposition à son adversaire Viktor Ianoukovitch, en échange de l'acceptation de sa part d'un "troisième tour" présidentiel. En transformant le Parlement en deuxième pôle de pouvoir, la réforme assurait alors aux "koutchmistes" évincés de la présidence une place dans le jeu politique ukrainien. "C'est une réincarnation [pour Koutchma]", avait alors déclaré Ioulia Tymochenko qui s'était fermement opposée à son adoption. Aujourd'hui pourtant, la réforme lui offre une chance de retrouver son poste de Premier ministre, face à un président hostile.
La réforme constitutionnelle, en préparant l'éventualité d'une cohabitation, met à l'épreuve la classe politique ukrainienne. Le pouvoir pourrait s'enrayer au premier signe de conflit, note le conseiller du président Anatoli Matvienko, par exemple si un Parlement d'opposition tentait d'imposer un Premier ministre hostile au Président.
2. La campagne électorale
La campagne électorale a été officiellement ouverte le 26 novembre.
L'ouverture politique, notamment la liberté d'expression des média, devrait servir de garde-fou et assurer une campagne et une élection radicalement différentes de celles de l'automne 2004. Les abus orchestrés par le clan Koutchma ont peu de chance de se reproduire, même si certaines mauvaises habitudes risquent bien de se maintenir, comme celle du recours aux "ressources administratives" pendant la campagne, c'est-à-dire à l'usage par les pouvoirs locaux ou les fonctionnaires de leurs prérogatives pour favoriser un candidat. Ces élections sont toutefois perçues par les oligarques comme une occasion à ne pas laisser passer pour regagner une part de leur influence politique perdue.
Les grands thèmes fondateurs de l'Ukraine "moderne" devraient être au cœur des discours politiques, comme lors des élections de ces dix dernières années : lutte contre la corruption, relations avec la Russie, avec l'Europe, place de la langue russe. Au cours de cette campagne 2006, les observateurs et acteurs ont évidemment à l'esprit celle de 2004. Celle-ci avait soulevé la question - non sans une propagande ouverte du Kremlin - d'une soi-disant division du pays entre une partie orientale pro-russe en faveur de Viktor Ianoukovitch et une partie occidentale pro-européenne et pro-Iouchtchenko. Il s'agit là d'une lecture simplificatrice des réalités électorales ukrainiennes. Même si une fracture existe bel et bien entre l'extrême Sud et Est (Crimée, Donetsk) et Ouest (Galicie anti-russe), ce sont les huit ou neuf provinces du centre, beaucoup plus modérées, qui, avec un tiers des électeurs ukrainiens, ont été les terrains d'affrontement déterminants entre les candidats au cours des scrutins passés. En 2004, Viktor Iouchtchenko a certes obtenu une majorité écrasante à l'Ouest, mais ces voix "occidentales" ne représentent en volume que la moitié des voix qui l'ont porté au pouvoir (en 2004, plus de 5,5 millions des 15 millions d'électeurs de Iouchtchenko vivaient dans les régions centrales. L'actuel président a recueilli 7,4 millions de voix à l'ouest et tout de même 2 millions dans l'Est et le sud "hostile").
Quel rôle pour la Russie dans ces élections ? Après l'échec essuyé par le Kremlin l'année dernière, lorsque son poids financier et politique n'a pu défaire les forces oranges, la Russie semble adopter une position plus discrète, d'autant qu'elle a perdu son ascendant sur le pouvoir en place. Quoi qu'il en soit, la question des relations avec la Russie sera nécessairement au coeur de ces élections. Les Ukrainiens, surtout à l'Est, au Centre, et au Sud ont tissé pendant des siècles des liens amicaux et familiaux étroits avec les Russes de l'autre côté de la frontière. Pour eux, des relations de bon voisinage et de partenariat avec la Russie sont la garantie de frontières ouvertes. Conscients de ces enjeux, Iouchtchenko mais aussi Tymochenko tentent de répondre à ces préoccupations en insistant sur le fait qu'un rapprochement avec l'Union européenne ne saurait se faire aux dépens des relations avec la Russie.
Dmytro Vydrine, politologue et conseiller de campagne de Ioulia Tymochenko, constate toutefois un repli de "l'électeur sur les préoccupations du quotidien, après les grands principes de liberté et d'indépendance revendiqués en 2004". Les partis en campagne vont devoir tenir compte aussi de cette nouvelle donne.
3. Les forces en présence
A en croire les premiers sondages sur les intentions de vote, trois listes (représentant chacune une alliance de plusieurs petits mouvements) entreraient à la Rada avec une large avance [15] : le "Parti des régions" de Viktor Ianoukovitch, "Notre Ukraine" de Viktor Iouchtchenko et "La Patrie" menée par Ioulia Tymochenko. Iouchtchenko et Tymochenko n'ont pour l'instant pas exclu de conclure une alliance mais un tel rapprochement exigerait d'importants compromis de part et d'autre, étant données l'animosité personnelle entre les deux leaders, les ambitions de Tymochenko, ainsi que leurs divergences idéologiques.
• "Le Parti des régions" (15-20 % [16]) : Viktor Ianoukovitch est le seul homme politique dont le taux de confiance n'ait pas diminué au cours de l'année passée. Seul parti d'opposition influent, il dispose en outre d'une base électorale solide dans le centre, l'est et le sud du pays. Ianoukovitch a pris ses distances avec Koutchma dès le mois de décembre 2004 lorsque ce dernier a dû s'incliner devant la pression populaire "orange". Les thèmes de campagne de ce parti sont la défense de la langue russe, la décentralisation et, ajout plus récent, le rejet d'un rapprochement avec l'OTAN. Des articles publiés sur le site de son parti montrent que Ianoukovitch entend jouer avec la crainte de ce qu'une intégration dans l'UE pourrait entraîner l'établissement d'un régime frontalier plus strict avec la Russie.
• "Batkyvchina", (la Patrie) (11,2 - 13,8 %) : Ioulia Tymochenko est l'adversaire principal de V. Iouchtchenko car elle se dispute avec lui les voix "orangistes". L'ancien Premier ministre se présente en "Jeanne d'Arc" des "idéaux de la Révolution" contre les compromissions du pouvoir actuel, avec un discours plus social voire socialiste, qui lui permet de se démarquer du libéralisme économique du président.
• "Nacha Ukraïna" (12,3 - 15,6 %) : "Notre Ukraine" est avant tout le parti du président. Iouchtchenko n'a aujourd'hui la confiance que de 28 % des électeurs mais son parti n'en recueillerait même pas la moitié en termes de voix (contre 23,5 % lors des législatives de 2002). Parti du pouvoir, c'est lui qui bénéficierait néanmoins le plus du recours aux "ressources administratives". Bien que le Président l'ait lui-même interdit sous peine de limogeage, près de la moitié des gouverneurs sont membres officiels de "Notre Ukraine". Le parti pourrait pâtir de la réputation ternie de Porochenko et Tretiakov, après qu'une tentative pour les exclure de la direction a échoué [17] .
• Deux autres partis, "Le Parti Populaire" du Président du Parlement Volodymir Litvine, homme de compromis (3 - 5,2 %) et le Parti socialiste d'Oleksandr Moroz (5,5 - 8,9 %), pourraient jouer un rôle de pivot dans les négociations pour obtenir une coalition. Le Parti communiste enfin, dont la base électorale ne cesse de fondre, surtout depuis que le Parti des Régions a récupéré une partie de son électorat, devrait lui aussi passer la barre des 3 %.
"Ceux qui ont été au pouvoir pendant treize ans cherchent la revanche et n'économisent ni fonds ni forces pour rétablir un régime totalitaire", s'inquiète le Président Iouchtchenko dans une récente adresse radiophonique aux accents de discours électoral. Il est vrai que ces élections se présentent comme une dernière occasion pour les partisans du régime précédant d'affaiblir les Orangistes. De ce point de vue, le sommet UE-Ukraine qui se tient le 1er décembre à Kiev pourrait ne pas être sans conséquence sur la campagne. L'annonce très attendue mais incertaine de la reconnaissance du statut d'économie de marché à l'Ukraine devrait renforcer le soutien au Président Iouchtchenko de la part de ses concitoyens favorables à un rapprochement avec l'Europe.
Conclusion - Les élections législatives, une épreuve de maturité politique pour l'Ukraine
Le déroulement de la campagne électorale, les conditions de vote et le décompte des voix seront un test pour mesurer les progrès démocratiques effectués au cours de l'année passée par l'Ukraine. Si le président Iouchtchenko se retrouve face à un gouvernement qu'il n'a pas approuvé, saura-t-il gérer cette cohabitation alors qu'il n'a pas su gérer efficacement les divisions et les conflits au sein de l'équipe exécutive qu'il avait lui-même désignée ?
Les élections législatives du 26 mars prochain auront valeur de test pour l'Ukraine et apporteront une première réponse à la question de savoir si oui ou non, la révolution orange a permis un changement de régime en Ukraine, ou si le pouvoir "orangiste", à l'épreuve du temps, se laisse dévoyer par les habitudes clientélistes si caractéristiques des autres régimes de la Communauté des Etats indépendants.
[1] Si on continue à les appeler "oligarques", il est néanmoins important de souligner que ces magnats ne sont plus techniquement des oligarques depuis qu'ils ont perdu leurs postes politiques.
[2] Interview dans Tchas UA, n° 1, 22 octobre 2005
[3] Selon Kommersant qui a publié une photocopie du texte du Memorandum dans son édition du 23 septembre 2005, Iouchtchenko se serait engagé à présenter devant le Parlement une loi d'amnistie qui couvrirait les falsificateurs des élections et une autre qui étendrait l'immunité parlementaire aux élus locaux.
[4] Entretien avec Iouri Boutoussov, journaliste spécialisé sur les "clans" pour Zerkalo Nedeli, hebdomadaire politique influent, le 19 octobre 2005.
[5] Les trois clans sont : le clan de "Dniépropétrovsk" dont est issu Léonid Koutchma mais aussi son prédécesseur. Il est bien établi dans le pouvoir central depuis plus d'une décennie et défend les intérêts de la "famille". Viktor Pintchouk, le gendre de Koutchma et Ihor Kolomoïski, patron du groupe financier "Privat" en sont les principaux représentants aujourd'hui. La "famille" arbitre aussi les luttes entre deux autres clans, celui de Kiev (Hrihoryi Sourkis et Viktor Medvetchouk) et celui de Donetsk, le dernier "monté" au pouvoir central en 2002 seulement (Rinat Akhmetov).
[6] C'est le cas notamment du "Clan de Kiev" qui a perdu son influence sur les sociétés régionales distributrices d'électricité, sur la chaîne 1+1, et a été contraint à vendre "Inter" au groupe industriel russe "Evraz".
[7] signé le 21 février 2005. Pour le texte du plan d'action, cf. le site la Délégation en Ukraine www.delukr.cec.eu.int
[8] Entretien avec Dmytro Vydrine le 8 octobre 2005.
[9] Les 4,8 milliards de dollars rapportés par cette reprivatisation (soit donc 4 milliards de plus que le prix payé par les oligarques l'année dernière) représente 20 % du budget de l'Ukraine.
[10] Entretien avec Oksana Remiga, spécialiste de l'économie dans les régions, International Center for Policy Studies (http://www.icps.kiev.ua), le 10 octobre 2005.
[11] Viktor Pintchouk est au conseil d'administration du Yalta European Strategy, un réseau de lobbying pour l'Ukraine à Bruxelles. Cf. The Guardian, 10 novembre 2005, http://www.guardian.co.uk.
[12] Comme l'avait exprimé non sans cynisme, le patron russe de la régie publicitaire Vidéo International au lendemain de la Révolution orange.
[13] Porochenko serait même le parrain de l'un des enfants de Iouchtchenko.
[14] Quelques exemples : le chef du parti "Notre Ukraine" et proche conseiller d'Iouchtchenko, Oleksandr Martynenko est soupçonné d'avoir tenté d'annuler la privatisation d'une usine pour en racheter le terrain (Ukraïnska Pravda, 6-8 juillet 2005). Ioulia Tymochenko est soupçonnée d'avoir promis à l'oligarque Ihor Kolomoïski l'usine en cours d'expropriation en échange d'un contrôle sur la chaîne 1+1 (Zerkalo Nedeli du 13 août 2005). Petro Porochenko est accusé par le procureur général, limogé depuis, d'avoir promu un projet immobilier à Kiev en échange de pots de vins.
[15] Cf. l'analyse sociologique très détaillée dans Zerkalo Nedeli, 19 novembre 2005, http://www.zerkalo-nedeli.com/nn/index/573/m
[16] Tchas UA, n° 3, 5 novembre 2005, p. 6. Il s'agit des résultats comparés de sondages réalisés par deux instituts au cours de la première quinzaine d'octobre, "Sotsialny Monitoring" et le "Centre Razumkov".
[17] Kommersant-Ukraïna, 14 novembre 2005
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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