Élargissements et frontières
Delphine Da Silva
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Delphine Da Silva
D'un point de vue historique, les occupations et influences des 19e et 20e siècles sont communes – tsariste, avant une période d'indépendance qui commence en 1918, puis à nouveau une invasion soviétique en 1940, l'occupation nazie en 1941, et la reconquête soviétique en 1944 qui conduit à une soviétisation forcée à partir de cette date.
Mais l'histoire plus ancienne met en évidence des influences différentes : allemande (14e siècle) puis suédoise en Estonie, uniquement suédoise en Lettonie à partir du 17e siècle ; le territoire lituanien connaît quant à lui la création d'un Etat polono-lituanien au 16e siècle.
Ceci explique certaines différences de compositions ethniques actuellement. Ainsi, vit en Lituanie une minorité polonaise (7 % de la population) qui n'existe pas chez ses sœurs du Nord. Par contre, en Estonie et en Lettonie, la population russe (soit 26 % et 29,6 %) est fortement représentée au regard du pourcentage de la population totale et des autres minorités, bien plus qu'en Lituanie (7 %). La population est beaucoup plus homogène en Lituanie – qui est par ailleurs le plus peuplé des trois Etats – qu'elle ne l'est en Lettonie et en Estonie.
Cette relative homogénéité lituanienne a facilité l'édification d'une loi en 1989, amendée en 1991, qui accorde à tous les citoyens de la République de Lituanie, quelle que soit leur origine ethnique, une égalité des droits politiques, économiques et sociaux. La loi garantit également le respect de leur intégrité culturelle et de leur droit d'expression.
En Lettonie par contre, des tensions politiques persistent sur la question de l'accès à la citoyenneté et des droits civiques et éducatifs (droit à recevoir une instruction en langue russe) de la large population russophone. L'été dernier encore, cette question a entraîné des manifestations à Riga, devant les ambassades de certains des Etats de l'Union européenne.
L'Estonie, de par sa position géographique maritime, a quant à elle vu passer ou s'installer des représentants de divers peuples et cultures. Tout cela a laissé une trace dans l'histoire estonienne, et notamment la tolérance et le respect des Estoniens envers les représentants d'autres peuples et cultures. C'est ainsi que l'Estonie a été le premier pays en Europe (première moitié du 20e siècle) à adopter une loi sur l'autonomie culturelle, garantissant aux différentes ethnies vivant en Estonie le droit de sauvegarder et de développer leurs cultures nationales.
L'histoire explique également les dominances religieuses actuelles. Rappelons-nous des influences propres à chaque Etat balte, telles que détaillées plus haut.
Elles nous permettent de comprendre pourquoi l'Estonie est majoritairement de confession luthérienne (la réforme née en Allemagne a été diffusée suite à la conversion du Grand maître de l'ordre teutonique ; ainsi la doctrine de Luther était connue au milieu du 16e siècle partout où les Allemands exerçaient une domination).
L'ouverture maritime de la Lettonie l'a également exposé aux chevaliers teutoniques ; l'église luthérienne est aujourd'hui dominante, alors que la place des confessions catholiques et orthodoxes est également importante.
La Lituanie, voisine de la Pologne, est majoritairement de confession catholique romaine (80 % de la population). Elle est le plus religieux des trois états baltes. Une forte minorité orthodoxe, ainsi que les luthériens, évangélistes, baptistes et musulmans sont représentés. Afin de refaire de Vilnius un centre religieux important en Europe, les Eglises ont bénéficié de nombreuses aides financières depuis le retour de l'indépendance. Des trois sœurs baltes, la Lituanie dénombre également le plus grand nombre de Juifs (plus de 5 000 aujourd'hui ; 200 000 avant la Shoah), dont la communauté habite principalement Vilnius. Ceci explique l'important travail de mémoire qui y est réalisé sur la période de l'Holocauste. Par exemple, c'est à Vilnius qu'a été organisé en octobre 2000, sous les auspices du Conseil de l'Europe, la Conférence internationale sur la spoliation des biens culturels juifs pendant la deuxième guerre mondiale réunissant les délégations de 37 pays.
Il existe aussi des différences linguistiques entre les trois Etats. Elles sont flagrantes, cette fois, entre l'Estonie d'un côté et la Lettonie et la Lituanie de l'autre.
L'estonien fait partie du groupe linguistique finno-ougrien, de même que le finnois et le hongrois. Ainsi 50 % du vocabulaire estonien est commun avec le finnois. Cette langue est écrite depuis le 16e siècle, en alphabet latin, et son vocabulaire et sa syntaxe ont subi une forte influence allemande. Elle comporte quatorze cas de déclinaison.
Le letton et le lituanien font partie de la même famille ethnolinguistique balte, appartenant au groupe de langues indo-européennes. Ils forment un ensemble très caractéristique : leurs grammaires sont très proches, et les différences sont liées au caractère un peu archaïque du lituanien (la géographie lituanienne – lacs, forêts et orientation maritime très limitée – permettaient très peu de contacts avec l'étranger), qui a évolué moins rapidement. Ce sont deux langues à structure flexionnelle, la terminaison des mots varie selon leur fonction dans la proposition. Le lituanien, par exemple, se décline en six cas principaux et plusieurs cas accessoires, qui n'existent que pour certaines catégories de mots.
La position géographique de chaque Etat a également des incidences sur son économie, et notamment sur la destination de ses exportations. Le premier importateur de produits estoniens est la Finlande ; l'Allemagne est le destinataire privilégié de la Lituanie. Les trois Etats baltes sont exportateurs de matières premières (le bois pour l'Estonie, les minéraux pour la Lituanie) et également de produits de haute technologie. Notamment, le développement technologique est tel en Estonie que les télécoms et les composants électroniques représentent 26 % de ses exportations. Riga et Tallinn étant toutes deux des capitales portuaires, elles contribuent à inscrire ces Etats dans un carrefour de routes commerciales maritimes.
On perçoit également des différenciations dans la relation que chaque Etat balte entretient avec la Russie. Les trois Etats, après avoir notamment mis en avant la menace russe pour intégrer l'OTAN et l'Union européenne, entretiennent une relation de plus en plus personnalisée avec leur grand voisin.
La Lituanie adopte une politique plus conciliante avec la Russie. Elle entend favoriser le dialogue et la recherche d'objectifs communs, en respectant le droit pour chaque Etat de choisir ses propres moyens sécuritaires. D'ailleurs, la menace russe n'est plus un thème porteur, comme il a été démontré lors des élections législatives de 2000 ; le discours du parti conservateur lituanien de Vytautas Landsbergis sur la menace de l'impérialisme russe a été vivement critiqué et lui a valu un échec cuisant.
Le désir d'intégrer rapidement l'OTAN varie donc en fonction des relations avec la Russie. Du fait de cette plus grande cordialité russo-lituanienne, le peuple lituanien apporte un soutien moins franc à l'adhésion de son pays. Alors que la Lettonie, et dans une moindre mesure aujourd'hui l'Estonie, affichent une volonté beaucoup plus marquée d'intégrer cette alliance militaire, du fait de leur rapports encore tendus avec Moscou.
Le sentiment sécuritaire lituanien ne se retrouve pas en Lettonie. D'ailleurs, un radar militaire de surveillance a été installé par Riga à l'Est de la Lettonie le 28 novembre 2003. Il couvre un vaste périmètre, dont les territoires russes, sur un rayon de 450 km.
De manière quasi concomitante, le 23 novembre 2003, une vive polémique a entaché les relations russo-estoniennes. Elle est née de l'érection d'un monument à la mémoire de ceux qui ont combattu pour la restauration de l'Etat estonien durant la Seconde Guerre mondiale. Même si les discours prononcés à cette occasion ont insisté sur le fait que ce monument est destiné à honorer la mémoire de tous ceux qui ont combattu pour l'Estonie, quel que soit l'uniforme qu'ils portaient, et ont condamné les crimes des occupations nazies comme communistes, la Russie a violemment réagi en critiquant la place honorable donnée à l'Allemagne hitlérienne par l'Estonie.
La frontière russo-estonienne coupe en deux sur une longueur de 150 kilomètres le lac Peipus, quatrième plus grand lac d'Europe. 44 % de ses eaux sont situées en territoire estonien et 56 % en territoire russe. Lieu de combats sanglants au 13e siècle, où les chevaliers teutoniques furent battus par les Russes, le lac Peipus fait depuis 1997 l'objet d'un accord intergouvernemental entre l'Estonie et la Russie. Surveillance, études scientifiques, utilisation soutenable des eaux, toutes ces activités sont aujourd'hui contrôlées par la Commission Commune estonienne-russe Transfrontalière de l'eau de bassin du lac Peipus.
Quant à l'énergie, elle n'a pas cessé, depuis 1991, de constituer un enjeu considérable pour les relations russo-baltes. Moscou voit dans les ports baltes la voie de sortie idéale pour ses hydrocarbures, tandis que les États baltes importent pétrole et gaz russes pour leur consommation propre et pour les revenus qu'ils tirent du transit.
La Russie défend fermement la centrale nucléaire lituanienne d'Ignalina. Le 6 février, le ministre russe de l'Energie nucléaire, la Russie déclarait déplorer sa fermeture, suite aux pressions répétées de l'Union européenne, car celle-ci avait parfaitement fonctionné sans le moindre incident depuis sa mise en service il y a 20 ans.
Par contre, les relations russo-lettones et les rencontres officielles sont particulièrement difficiles entre les deux pays. De nombreux dossiers sont en suspens et sans solutions.
Il est également possible de mettre en exergue des spécificités culturelles à chaque Etat balte : mets culinaires, brassage de la bière, folklore musical, ces trois Etats sont finalement riches de leur diversité.
La cuisine lituanienne est copieuse et lourde, à base de pommes de terre, de tomate, de concombre et de chou. Citons les cepelinai, ces pommes de terre fourrées à la viande et aux champignons. Quant à la cuisine lettone, elle comprend beaucoup de produits laitiers, tels le biezpiens, un fromage cru, du poisson et des soupes. Les plats traditionnels sont les pois au lard, le jarret et les côtes de porc fumées et le hareng de la Baltique à l'aneth. L'art culinaire estonien est connu pour être beaucoup plus monotone. Les soupes sont le plat principal : ce sont des bouillies à base de céréales ou des soupes de légumes aux lentilles, petits pois, choux, citrouilles servies avec de la viande ou des poulets fumés.
Il existe une grande tradition du brassage de la bière en Lituanie. Ainsi, la bière de Lituanie a remporté des médailles dans les championnats du monde de la bière ainsi que plusieurs prix de distinction dans des foires internationales.
En Estonie et en Lettonie, le chant constitue une référence identitaire inégalée.
La Lettonie compte des centaines de milliers de chants traditionnels. Ces daïnas portent principalement sur le mariage, le travail et la vie quotidienne, les rites familiaux, le changement des saisons, la mythologie. Ils constituent un véritable savoir-faire vocal et sont accompagnés d'instruments traditionnels, les kokles (forme de cithare), cornemuses, violons, roseaux, tambours, hochets… Ils représentent une véritable expression de l'identité lettone.
L'Estonie compte également la musique comme partie indissociable de sa culture ; le peuple estonien est le « peuple chantant » par excellence. Il existe une tradition de festivals pan-estoniens de chant, qui a débuté à 1869 à Tartu. Ainsi, s'y déroule une fête tous les cinq ans, qui rassemble près de 30.000 chanteurs et musiciens devant un public de quelque 200.000 personnes. La tradition de ces Festivals de chant a inspiré en 1988 la « Révolution chantante », qui réunit des centaines de milliers de personnes sur la Place du Chant à Tallinn, où ils exprimèrent leurs aspirations politiques et chantèrent des chansons patriotiques. C'est donc en chantant que l'Estonie s'est libérée de l'occupation soviétique. Aujourd'hui, nombre de compositeurs estoniens, tels Arvo Pärt, Veljo Tormis, Erkki-Sven Tüür, Lepo Sumera, Sven Grünberg, ainsi que des chefs d'orchestre et de chœur comme Neeme Järvi, Eri Klas ou Tõnu Kaljuste, ont une renommée mondiale.
Il a ainsi été démontré que les différences sont nombreuses entre l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie. Il est donc tout à fait possible de les apprécier individuellement et de les distinguer. Tout comme nous distinguons la Belgique, la Hollande et le Luxembourg.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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