Démocratie et citoyenneté
Alain Lancelot
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Alain Lancelot
Les Européens ont tant l'habitude de se poser en champions de la démocratie et de considérer les Droits de l'Homme comme leur principal, sinon leur seul, credo distinctif et commun qu'ils tiennent inconsciemment pour synonymes les mots d'Europe et de démocratie. C'est aller un peu vite en besogne.
Car, comme je le montrerai dans un premier temps, entre l'Europe et la démocratie les liens sont moins univoques qu'on ne le dit souvent : du point de vue de la démocratie, le pire côtoie le meilleur dans les idées comme dans les pratiques au sein de l'héritage européen. Sans doute, comme je le montrerai dans un deuxième temps, la renaissance démocratique du dernier demi-siècle est-elle impressionnante ; mais elle n'en est pas moins menacée. Aussi, et ce sera mon dernier temps, il importe au plus haut point de parachever dans un proche avenir la démocratisation de l'Union Européenne.
I - Entre l'Europe et la Démocratie, les liens sont moins clairs et moins univoques qu'on le dit souvent : le meilleur côtoie le pire dans l'héritage philosophique et politique de l'Europe.
1. Le meilleur d'abord, car il serait injuste de ne pas reconnaître que l'Europe est aussi aux sources philosophiques de la démocratie. Je n'ai naturellement pas le temps d'analyser les jaillissements successifs de ces sources européennes qui ont donné naissance aux courants démocratiques : je m'en tiendrai à recenser les principales étapes du mouvement.
1.1. Au commencement est la Grèce antique, dont la démocratie tire son nom. C'est elle qui établit à Athènes et dans ses cités libres le principe de gouvernement du peuple par le peuple. Sans doute, ce peuple ne se confond-il pas avec la totalité des habitants : la citoyenneté est l'apanage exclusif des hommes libres sans prendre en compte ni leurs femmes, ni leurs esclaves. Mais la naissance du citoyen démocratique, qui choisit ses gouvernants, exprime publiquement son avis en participant au débat public et peut changer ses gouvernants, n'en est pas moins une formidable révolution, qui influença largement la politique de la République et de l'Empire romains.
1.2. Après la nuit du Moyen-Age, où pourtant ce qu'on appellerait aujourd'hui le droit constitutionnel et le droit électoral est maintenu et affiné dans les règles monacales, les idées et les sentiments démocratiques reparaissent à nouveau dans le mouvement des idées qui va opposer au mystère de la foi et à l'autorité de la Révélation, les lumières de la raison et les valeurs de l'esprit critique et du libre examen. Ce courant se dégage progressivement avec la naissance de l'humanisme dans l'efflorescence intellectuelle de la Renaissance au XVème et XVIème siècles, puis s'exprime dans la Réforme protestante avant de trouver ses premières traductions politiques dans l'Angleterre du Bill of Rights de 1689 et du Traité sur le Gouvernement de Locke en 1690.
1.3. Précieuses semences à partir desquelles vont lever les glorieuses moissons du Siècle des Lumières, où les philosophes français et leurs émules de la Nouvelle Angleterre prennent la relève des Britanniques pour jeter les bases du constitutionnalisme et des grandes déclarations des droits à portée universelle dont le plus célèbre reste "la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen" adoptée par les représentants du peuple français le 26 août 1789.
1.4. Le mot "représentants" est particulièrement important car c'est au XVIIIème siècle qu'apparaît réellement la démocratie représentative, en Angleterre d'abord, puis aux Etats-Unis et en France avant que celle-ci n'exporte sa pratique, en exportant sa révolution, dans une bonne partie de l'Europe occidentale. La liberté sort des livres, des discours et des déclarations de droits pour s'inscrire dans la pratique. Et son accomplissement suit l'élargissement progressif du suffrage qui devient universel, ou quasi-universel, en Europe entre le milieu du XIXème et le milieu du XXème siècle.
1.5. En s'élargissant politiquement, la démocratie s'élargit socialement. Et, à mesure que la révolution industrielle fait sentir ses effets sociaux - souvent dramatiques - la pensée et la pratique démocratiques s'enrichissent de pensées et de pratiques sociales particulières : progressivement, la protection des fractions les plus faibles et les plus démunies de la population fait l'objet de nouveaux droits, garantis par une législation spécifique. Mouvement qui culmine au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale avec la généralisation de l'idéologie et des pratiques du Welfare State à travers toute l'Europe occidentale.
1.6. C'est aussi le moment où la démocratie semble devoir s'étendre à la sphère internationale, répondant enfin, sur les ruines de 1945, à l'appel d'Emmanuel Kant dans son projet de paix perpétuelle publié en 1795. Cet élargissement s'exprime dans la "Déclaration Universelle des Droits de l'Homme", adoptée en 1948 par l'Assemblée Générale des Nations Unies et dont le principal maître d'œuvre est un légiste français, le Professeur René Cassin, et dans la "Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales" adoptée par les Etats membres du Conseil de l'Europe en 1950. Cette dernière convention a l'intérêt majeur de ne pas se limiter à l'énoncé des droits mais d'instituer une Cour de Justice chargée de les faire respecter, la Cour européenne des Droits de l'Homme, qui siège à Strasbourg.
De la démocratie tronquée de la Cité hellénique à cette ébauche de démocratie supranationale, comment ne pas être ébloui par la contribution unique de l'Europe à l'essor de la démocratie ?
Hélas, cette vision rose de l'histoire est contrebalancée par une vision beaucoup plus noire.
2. Car le pire côtoie le meilleur dans l'héritage politique européen et l'on peut dire, sans excès, que l'Europe est aussi aux sources des courants antidémocratiques les mieux systématisés et les plus effroyablement efficaces. Je me contenterai - si je puis dire - de recenser trois grands systèmes : l'absolutisme, la dictature révolutionnaire et la contre-révolution inégalitaire.
2.1. L'absolutisme est assez largement issu d'une perversion du christianisme qui divinise la monarchie au motif que le Christ a prescrit de "rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu". Cela ne signifie certes pas que César est Dieu, tout au contraire, mais on peut en tirer l'idée ou bien d'une indifférence de Dieu vis-à-vis du titulaire du pouvoir politique (quel que soit le César cela ne Me concerne pas puisque "Mon royaume n'est pas de ce monde") ou bien d'une reconnaissance par Dieu de la légitimité de la monarchie à laquelle il faut rendre ses devoirs. C'est cette seconde interprétation qui nourrit l'absolutisme de la Monarchie de droit divin dont la France a été l'archétype au XVIIème siècle. Le Roi, qui tire sa légitimité du sacre, est la source de tous les pouvoirs. Il peut être conseillé mais doit être obéi sans aucune voie de recours. Ce pouvoir absolu ne peut s'établir qu'en annihilant tous les intermédiaires entre le Roi et ses sujets : ni la noblesse, ni le clergé, ni les juges, ni les bourgeois ne peuvent s'exprimer en corps ou être représentés par des institutions, pas plus que les provinces ne peuvent arrêter la puissance royale. L'absolutisme c'est l'égalité et l'uniformité de tous sous l'autorité d'un seul. Cette égalité et cette uniformité trouvent leur institution dans un Etat central puissant dont les agents quadrillent le territoire. L'ordre passe avant la justice et le progrès ne passe que par l'Etat qui intervient dans tous les domaines. La France a eu, hélas, bien des émules sur tous ces plans.
2.2. Contre l'absolutisme, qui empêche la naissance de toute vie politique qui se limite en fait aux intrigues de Cour et aux émeutes de la misère, seule la Révolution peut triompher comme cela s'est produit en 1789. Mais toute révolution a tendance à se radicaliser en dévorant ses enfants. L'expérience française montre qu'il a fallu moins de trois ans pour passer de la révolution pacifique à la révolution guerrière et moins de quatre pour passer de la révolution démocratique à la Terreur révolutionnaire qui retourne l'absolutisme comme un gant en établissant la tyrannie sanglante de l'avant-garde minoritaire qui s'est emparée du pouvoir. Cette "clique" prétend parler au nom du peuple entier en s'appuyant sur une milice qui n'entend que la violence. Elle justifie sa terreur par la pression conjointe de l'ennemi intérieur et extérieur et l'instauration d'une dictature de salut public par la nécessité d'assister par la force la naissance d'une nouvelle société débarrassée des oppresseurs du peuple. Ces derniers sont définis de façon abstraite, par catégorie (noblesse, haut clergé, etc.) et non en fonction de leurs actes. C'est ainsi que des familles entières, enfants compris, sont exterminés au nom de la liberté, de l'égalité et de la fraternité. La Terreur dans son paroxysme ne dure pas un an, du 10 octobre 1793 au 28 juillet 1794 mais elle laisse des traces ineffaçables dans l'imaginaire révolutionnaire européen. Et il n'est pas besoin d'être grand clerc pour démontrer son influence sur la pensée marxiste-léniniste et la pratique de la dictature du prolétariat. Pensée et pratique qui devaient, hélas, régner près de 34 ans dans leur paroxysme stalinien et se prolonger quelque 38 ans encore après la mort de Staline… Force est de reconnaître que le totalitarisme communiste est né en Europe et qu'il est d'abord le fruit de théoriciens européens parmi lesquels les Français n'ont pas été les moins actifs.
2.3. C'est aussi, en Europe, et souvent avec la caution de penseurs français, qu'est né le courant de la contre-révolution inégalitaire qui trouve son expression la plus terrifiante dans le totalitarisme national-socialiste. Tout comme la Révolution absolue tend à retourner l'absolutisme à son profit, la Contre-révolution inégalitaire cherche moins à restaurer la situation pré-révolutionnaire qu'à retourner contre la Révolution les armes expéditives qu'elle a su forger : dictature du parti unique, purges à répétition dans l'appareil au pouvoir, définition d'un ennemi en quelque sorte organique destiné à servir de bouc émissaire (l'ennemi de race jouant le rôle de l'ennemi de classe) et pratique du génocide sur une échelle industrielle. L'Europe n'a pas seulement enfanté les belles figures des Droits de l'Homme et de la Liberté, elle est aussi la mère de ces monstres rouges ou bruns qui ont fait du XXème siècle l'un des plus tragiques de l'histoire de l'humanité.
II - C'est cette tragédie qui rend plus extraordinaire encore la renaissance démocratique qui s'est manifestée par le biais de la construction européenne au cours des cinquante dernières années, même si cette renaissance n'est pas exempte de menaces.
1. Les acquis démocratiques de la construction européenne mise en œuvre depuis 1950 sont indéniables qu'il s'agisse du rapprochement des peuples, du progrès social et du développement de l'Etat de droit.
1.1. Il n'est pas inutile de commencer cet inventaire par la paix entre les peuples. La démocratie, dans sa conception la plus large, est inséparable de la paix internationale. De ce point de vue, force est de reconnaître que c'est une idée neuve en Europe. Bien rares en effet sont les Etats européens avec lesquels la France, par exemple, n'a pas été en guerre au cours des deux cents dernières années ! Et les deux guerres mondiales ont d'abord commencé comme des guerres civiles européennes. L'intégration progressive des économies européennes, à partir du Charbon et de l'Acier en 1951 puis du Marché Commun en 1959, et du Marché unique en 1986-1992 pour en arriver à l'Union économique et monétaire, comme l'élargissement progressif du contenu géographique de l'Union, qui est passée de 6 à 9, puis à 10, 12 et enfin 15 Etats membres, a forgé une communauté d'intérêts et un flux d'échanges de toutes sortes qui rend tout conflit impensable. Bien plus, en donnant aux pays membres un nouvel espace de référence, l'Europe a conduit ceux d'entre eux qui étaient d'anciennes puissances impériales à mener à bien - non sans difficultés - un processus de décolonisation - en soi naturellement démocratique - qui a partout sonné le glas du militarisme nationaliste. Les Européens de la jeune génération qui n'ont connu ni la guerre mondiale ni les guerres de décolonisation ne mesurent peut-être pas autant que leurs aînés ce que cette pacification peut avoir de miraculeux.
1.2. Le progrès social est aussi important que la paix. Il est essentiellement le fruit d'une croissance soutenue par la coopération économique et la libération des échanges à l'intérieur de l'Europe. L'ouverture à la concurrence européenne a rendu nécessaire l'adaptation des secteurs protégés - où les gains de productivité ont été considérables - et favorisé le développement de secteurs à forte valeur ajoutée - dans les services notamment - appelant en amont un saut quantitatif et qualitatif de la formation professionnelle et se traduisant en aval par une sorte de glissement collectif vers le haut de toute la société européenne vers des professions offrant plus de responsabilité, plus d'interaction et de meilleurs rémunérations. Si bien qu'en 2000 la part de l'Union Européenne dans le PIB mondial est très proche de celle des Etats-Unis : 20, 3% contre 21,9%.
1.3. Sur le plan politique, la construction de l'Europe s'est accompagné d'un réel développement de l'Etat de droit. La coopération économique a donné lieu à la création d'institutions de plus en plus étoffées par les traités internationaux qui l'ont jalonnée. Traités perpétuels, car ils ne prévoient aucune limite dans le temps, et dont le plus important est le Traité de Rome du 25 mars 1957 instituant le Marché Commun et dotant l'Europe d'institutions originales. Parmi ces institutions, le Parlement Européen, élu au suffrage universel direct depuis 1979, élargit lentement ses pouvoirs qui passent de la simple consultation à la codécision. Mais le rôle de la Cour de Justice de Luxembourg, composée de 13 membres assistés de 6 avocats généraux, tous nommés pour six ans par commun accord des Etats membres, a été encore plus décisif. Par des décisions historiques prises en 1963 - 1964, la Cour a, en effet, par une sorte de coup de force juridique, affirmé : 1° la primauté du droit communautaire, institué "en ordre juridique propre" sur les droits nationaux ; 2° l'applicabilité directe de ce droit dans les Etats membres car les citoyens peuvent en demander l'application devant les tribunaux ; enfin 3° l'autorité légitime de la Cour pour contrôler la conformité des législations nationales à l'ordre communautaire par le biais du renvoi préjudiciel des tribunaux nationaux vers la Cour Européenne pour interprétation, si un citoyen invoque l'incompatibilité du droit national qu'on lui oppose avec le droit européen. Une nouvelle hiérarchie des normes a été établie ainsi sous le contrôle du juge, ce qui évoque naturellement le rôle de la Cour suprême dans la création de l'Etat de droit aux Etats-Unis d'Amérique.
2. Les acquis démocratiques n'en sont pas moins fragiles en face de trois menaces cumulatives : le risque de dilution de l'Union dans l'élargissement aux pays candidats de l'Europe de l'Est, le sentiment d'aliénation ressenti par les citoyens devant le déficit démocratique encore important de l'Union et la crispation nationaliste devant les conséquences à court terme de toute ouverture des frontières.
2.1. Le risque de dilution de l'Union dans l'élargissement ne peut-être pris à la légère. Les pays candidats n'ont pas partagé la même expérience commune au cours des cinquante dernières années et leur expérience démocratique est fragilisée par la persistance d'un nationalisme d'autant plus fort qu'il leur a permis de survivre. Toutes les procédures de l'Union risquent en outre d'être très alourdies par le nombre des membres et le poids des grands peuples démocratiques très amoindri par la nécessité de représenter les petits pays. Plus encore, les grandes nations les moins portées à l'approfondissement de l'Union comme la Grande-Bretagne risquent de tirer parti de l'élargissement pour reporter sine die la construction de l'Europe politique.
2.2. Cela ne pourrait que renforcer le sentiment d'aliénation des citoyens en face de ce qu'ils considèrent comme le déficit démocratique de l'Europe. Celle-ci s'est en effet construite "par le haut" - les traités entre Gouvernements- et "par un biais"- celui de l'intégration économique- sans insister sur sa vocation proprement politique, pour prouver le mouvement en marchant plutôt que de risquer la paralysie de discussions interminables sur les fins dernières de l'intégration. Mais en s'avançant masquée, l'Europe ne pouvait pas mobiliser les citoyens autour de son projet. Quand la vague d'euroscepticisme et d'europessimisme des années 80-90 causée par la crise économique et sociale a nécessité la relance de la dynamique européenne, les Gouvernements ont enfin choisi de coupler ouvertement le projet politique au projet économique et social. Ce fut l'objet du Traité de Maastricht en 1992 qui crée l'Union Européenne avec trois piliers (Communauté issue du marché unique, Politique extérieure et de sécurité commune, Justice et affaires intérieures), lance le processus de création de la monnaie unique, instaure une citoyenneté européenne, crée un mécanisme de codécision entre Commission, Conseil des Ministres et Parlement européen et limite le champ des décisions prises à l'unanimité. Relance ambitieuse mais tardive et qui va rencontrer beaucoup de difficultés lors de la ratification du Traité (un oui très faiblement majoritaire en France, deux référendums pour obtenir un oui au Danemark) : les citoyens consultés trop tard n'ont plus la foi des pionniers.
2.3. C'est qu'au même moment la crispation nationaliste en face de l'ouverture recommence à faire des ravages dans l'opinion européenne : les couches sociales les plus touchées par les restructurations économiques engendrées par l'ouverture européenne et la mondialisation et les plus sensibles à la présence de nombreux immigrés en situation précaire et donc plus portés à la délinquance exigent plus de protection nationale à l'abri de frontières étanches et se laissent tenter par le volontarisme simplificateur de l'extrême gauche et de l'extrême droite. Au premier tour de la dernière élection présidentielle française, le 21 avril 2002, l'extrême droite et l'extrême gauche non démocratiques atteignent près de 20 % pour la première et plus de 10 % pour la seconde : près d'un tiers des suffrages exprimés. Et la France n'est pas la seule dans ce cas : les courants ultra-nationalistes atteignent ou dépassent 15 % en Autriche, aux Pays-Bas, en Italie, dans certains Länder allemands, dans la partie flamande de la Belgique, 12 % au Danemark et 9 % au Portugal. Sans parler des pays candidats où le national-populisme peut frôler les 30 % comme en Roumanie ou en République Tchèque...
III - Le chantier de la démocratisation de l'Europe n'est donc pas achevé les difficultés actuelles appellent une double réponse : la construction d'une véritable union politique et la promotion des valeurs démocratiques au sein de l'Union.
3.1. Construire une véritable union politique est le premier défi démocratique.
3.1.1 La situation commence à se débloquer de ce point de vue. Un premier pas décisif a été accompli en douceur au niveau des Gouvernements et au niveau des opinions avec la levée de l'interdit psychologique qui frappait l'idée de Constitution européenne. Même si l'accord sur le contenu est encore minimal, les principaux hommes d'Etat européens considèrent la rédaction d'une Constitution - qui dépasserait la simple codification des traités - comme un moyen de répondre à la critique récurrente du déficit démocratique de l'Union. Un deuxième pas symbolique a été franchi avec l'adoption à Nice, en décembre 2000, d'une "Charte des Droits Fondamentaux" qui pourrait servir de préambule à cette Constitution et qui a déjà tranché un certain nombre de divergences - sur l'ampleur des droits sociaux et la définition de droits nouveaux notamment. Reste la question de l'architecture institutionnelle. Il serait exagéré de dire que cette question pourra être réglée aussi rapidement. On observe pourtant un début de convergence entre la France et l'Allemagne - le vieux couple moteur de l'unification européenne depuis l'époque de Robert Schuman et de Konrad Adenauer autour de l'idée de fédération relancée par Joshka Fisher le 12 mai 2000 dans un discours liant d'emblée l'idée de constitution et l'idée de fédération. Dans le mois qui a suivi, les Français se ralliaient ouvertement à l'idée de Constitution et ouvraient le débat sur quelle sorte de fédération cette Constitution devait instituer, opposant aux "Etats-Unis d'Europe" qui ont la préférence des Allemands, une "fédération d'Etats-Nations" proposée tant par Jacques Chirac que par Jacques Delors. Cette seconde formule indique que l'accent doit être mis autant sur le pouvoir des Etats fédérés - qui ont une autre histoire spécifique et une autre tradition de souveraineté que les Etats américains et dont les attributions naturelles sont parfois grignotées indûment par l'extension automatique du droit communautaire - que sur le pouvoir de l'Etat fédéral. L'important pour la démocratie est de construire une maison européenne qui organise les rapports entre Etats suivant une logique fédérale plutôt qu'intergouvernementale. Dans cet esprit il faudrait sans doute faire de la Commission, éventuellement présidée par une personnalité élue au suffrage universel européen, l'exécutif de l'Union, instituer en deuxième lieu un législatif à deux chambres dans lequel la primauté pourrait revenir dans certains cas à la Chambre représentant les Etats, qui prendrait la place de l'actuel Conseil des Ministres, et dans d'autres cas à la Chambre représentant les électeurs européens - qui prendrait la place de l'actuel Parlement européen - et instituer en troisième lieu une Cour suprême, riche de l'expérience de l'actuelle Cour de Justice, assurant le respect du pacte fondamental et du droit européen à tous les niveaux. Le Sommet de Laecken, en décembre 2001, a lancé la création d'une "Convention sur l'avenir de l'Europe" composée de 15 représentants des Gouvernements, 30 représentants des Parlements nationaux et 2 représentants de la Commission, les pays candidats étant représentés à titre consultatif dans les mêmes conditions. Cette convention, dont la présidence a été confiée à Valéry Giscard d'Estaing, a engagé depuis lors réflexions et consultations sur le projet qui sera proposé à la Conférence Intergouvernementale de 2004 : le mouvement est donc relancé.
3.1.2. Les implications de l'élargissement sont plus difficiles à traiter. Après l'élargissement, la future Commission comptera 27 membres, parmi lesquels les représentants des grands Etats (de plus de 35 millions d'habitants) ne compteront plus que pour 20 % contre 50 % aujourd'hui. Au sein du Conseil, où les voix ont été repondérées, les Etats les plus favorables à l'Union - les 12 de l'Euroland - ne compteront plus que 191 voix sur 345, soit 55% alors que la majorité qualifiée a été arrêtée à 74 % (258 voix). Il est probable, dans ces conditions, que les Etats les plus proches de la Fédération tenteront de lancer entre eux seuls des "coopérations renforcées" rendues possibles depuis le Traité de Nice dès que 8 Etats en font la demande sans droit de veto laissé à un membre du Conseil des Ministres. Ces coopération renforcées ne constituent pas une solution miracle mais elles peuvent préfigurer la future fédération, tandis que les nouveaux entrants feront l'apprentissage de la politique communautaire. L'euro - dont le succès populaire a été remarquable - pourrait conduire par ce biais à la constitution d'une sorte de pré-fédération.
3.2. La seconde urgence est de promouvoir les valeurs démocratiques à l'intérieur de l'Union. Un consensus peut certainement être assez vite trouvé parmi les démocrates sur les valeurs communes que fondent leurs convictions. Mais il est plus difficile de les traduire dans les systèmes de partis.
3.3. J'ai personnellement proposé dans un article récent (Commentaire, printemps 2002) les quatre points d'ancrage de la nouvelle orientation démocrate en Europe : 1° l'acceptation du pluralisme planétaire qui se diffuse dans tous les espaces nationaux pour concilier à la fois l'ouverture nécessaire et le respect des identités particulières qui protègent individus et collectivités ; 2° l'acceptation d'une logique fédéraliste dans les rapports entre toutes les cités politiques, du local au mondial, en passant par le national et l'européen ; 3° la définition du juste pouvoir des autres autorités politiques à mi-chemin du "tout économique" des libéraux mondialistes et du "tout politique" des volontaristes nationaux ; 4° la pleine reconnaissance de la personne humaine, quelle qu'elle soit, avec son inaliénable dignité et son irrémédiable faiblesse, ce qui interdit toute pratique de purification ethnique, sociale ou nationale. Vaste programme !
3.4. Et programme dont les porte-parole ne sont pas nombreux en Europe. C'est au niveau de l'offre politique autant et plus qu'au niveau de la demande, c'est à dire au niveau des partis et des leaders, autant et plus qu'au niveau des électeurs, que le mouvement européen manque de relais. Les structures partisanes et les élites politiques qui sont au pouvoir en Europe sont plus portées à gérer le Vieux Continent suivant les recettes éprouvées des trente dernières années plutôt qu'à anticiper l'avenir et à répondre aux aspirations d'une jeunesse avide de grandes perspectives à la mesure des temps nouveaux que promettent les révolutions scientifiques, techniques, économiques, sociales et culturelles qui bouleversent le monde. En saluant le souvenir des grands hommes qui, chacun à leur manière, ont fait progresser l'Europe démocratique depuis le discours de Robert Schuman, le 9 mai 1950, je souhaite de tout cœur que se découvre très vite une nouvelle génération d'hommes et de femmes politiques capables d'incarner l'espérance démocratique de notre avenir commun.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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