Liban : le défi du renouveau politique et le rôle de l'Europe

L'UE et ses voisins méditerranéens

Jacques Charmelot

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9 mars 2009

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Charmelot Jacques

Jacques Charmelot

Journaliste pour l'Agence France Presse depuis 1980. Il a dirigé les bureaux de Téhéran, Beyrouth et Bagdad. Il a été en poste à Washington comme correspondant auprès du Département d'Etat. Il a été directeur des bureaux de Sarajevo et Zagreb. Il a couvert la guerre en Irak en 2003, participé à un documentaire sur Saddam Hussein en 2005, puis dirigé de nouveau le bureau de Bagdad de 2007 à 2008. Il a écrit plusieurs livres sur la guerre en Irak, le chiisme, l'Iran, les femmes et l'Islam, et les Etats-Unis, en collaboration avec sa femme, Lilli Gruber, journaliste italienne et ancienne députée européenne ; jacquescharmelot@yahoo.fr et jacques.charmelot@afp.com.

Liban : le défi du renouveau politique et le rôle de l'Europe

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1 - Un contexte régional nouveau

La missive de MM. Kouchner et Frattini mérite une rapide mise en contexte.

Geste clair venu de Paris et de Rome, elle n'exclut pas les partenaires européens et les appelle, au contraire, à s'impliquer eux aussi pour prévenir une reprise de la guerre dans un pays qui n'est toujours pas immunisé contre le poison de la violence. Il est normal qu'elle ait été rédigée par des représentants des deux pays les plus impliqués dans l'effort réussi de déploiement d'une force tampon à la frontière sud du pays, après l'offensive d'Israël en 2006. Elle avait été provoquée par une attaque du Hezbollah, la dernière formation armée libanaise, contre une patrouille israélienne dans la zone frontière et par la capture de deux soldats israéliens. La riposte israélienne a montré les limites de la manière forte contre un mouvement de guérilla, parfaitement maître du terrain et bénéficiant d'une forte solidarité dans la population locale. Elle s'est étendue à des zones du Liban dont les combattants chiites étaient absents et a visé des objectifs économiques et des infrastructures, sans aucun rapport avec le contentieux entre Israël et le " Parti de Dieu ". Beaucoup de Libanais ont eu le sentiment que l'Etat hébreu voulait infliger une punition collective à son petit voisin, pour son incapacité à désarmer la redoutable milice chiite. Le Hezbollah n'a pas été annihilé et sa capacité militaire est restée intacte, mais il a depuis respecté une stricte retenue. Son chef, Hassan Nasrallah, qui souhaite jouer un rôle national, a même reconnu que le prix payé par le Liban avait été trop élevé et que, s'il avait pu en prévoir les conséquences, le coup de main qui a marqué le début de la guerre aurait dû être évité.

L'offre de service européen intervient alors que se dessine au Moyen-Orient et dans le Golfe une nouvelle géométrie diplomatique. Les Etats-Unis vont devoir s'occuper directement de dossiers très lourds comme leur retrait progressif d'Irak et la difficile réouverture du dialogue avec Téhéran, tenté par la poursuite de ses efforts dans le domaine du nucléaire. Ils vont devoir également gérer le redémarrage des négociations entre les Palestiniens et les Israéliens, qui se sont dotés d'une majorité de droite, portée à remettre en question les acquis sur la création d'un Etat palestinien. L'attention de Washington sera également concentrée sur des ères de très grande instabilité comme l'Afghanistan, minée par la résurgence d'un extrémisme sunnite qui a favorisé le terrorisme, et le Pakistan nucléarisé, qui semble incapable de faire régner l'ordre à ses frontières.

Ce nouveau contexte diplomatique mondial permet d'envisager une répartition des rôles, dans laquelle des pays comme la France, l'Italie, ou l'Espagne, riverains de la mer Méditerranée, dotés d'une connaissance approfondie de l'histoire du Liban et de ses protagonistes, peuvent être plus efficaces que la diplomatie américaine. Perçue comme toute puissante, elle est souvent limitée par des impératifs domestiques, notamment le soutien indéfectible du Congrès aux choix des gouvernements israéliens, qu'ils soient de droite ou de gauche.

La lettre d'intention de MM. Kouchner et Frattini coïncide également avec l'aboutissement d'un processus nouveau pour le Liban, celui de la saisine de la justice internationale pour l'assassinat dans un attentat, le 14 février 2005, de l'ancien Premier ministre, artisan clef de la renaissance économique du pays, Rafic Hariri. Le Tribunal spécial pour le Liban, qui siège à la Haye et qui a été créé par la résolution 1757 de l'ONU votée en mai 2007, a commencé à voir concrètement le jour le 1er mars 2009. Il doit également se pencher sur une série d'assassinats visant des personnalités anti-syriennes, qui avaient renforcé après la mort de Rafic Hariri, le climat de terreur parmi les Libanais. D'éventuelles conclusions ne sont pas attendues avant plusieurs mois, voire plusieurs années.

Ce processus judiciaire quel qu'en soit le résultat est une première pour un pays où les crimes restent le plus souvent impunis. Et leurs auteurs, ou commanditaires, rarement dénoncés. Sans préjuger de sa capacité à faire la lumière sur un attentat qui a également coûté la vie à 22 autres personnes, la mise en place du Tribunal spécial est venue à point pour réaffirmer l'existence d'une justice, qui fait souvent défaut aux Libanais eux-mêmes. " Les citoyens ordinaires ont si peu confiance dans la capacité du système judiciaire à rendre des jugements justes et impartiaux qu'ils ont souvent recours à des méthodes extra-judiciaires pour régler des différends ou obtenir justice ", commentait l'éditorialiste du Daily Star, dans sa livraison du 28 février.

Quatre généraux libanais ont été arrêtés dans le cadre de l'enquête sur l'attentat contre Rafic Hariri. Ils ont été maintenus en détention sans être formellement inculpés, et la question de leur transfèrement vers le Tribunal spécial divise les responsables politiques libanais. La majorité réunie autour du fils de Rafic Hariri, Saad, et le mouvement dit du 14 mars, souhaite que les officiers, considérés comme proches de la Syrie, soient envoyés à La Haye, pour y être entendus. L'opposition, dont le Hezbollah est un des piliers, et qui est baptisé le camp du 8 mars, demande leur libération pour manque de chefs sérieux d'accusation. Les autorités de Damas ont longtemps craint que l'action du Tribunal les viserait et serait utilisée pour les déstabiliser. La France et les Etats-Unis avaient poussé à la formation de ce Tribunal, et le président français Jacques Chirac ainsi que le président américain George W. Bush avaient adopté une stratégie d'isolement de la Syrie. La volonté de dialogue montrée par le président français Nicolas Sarkozy et le réengagement diplomatique de l'administration de Barack Obama sont faites pour rassurer Damas, qui demeure un acteur incontournable des différents dossiers moyen-orientaux, que ce soit l'Iran, le conflit israélo palestinien, et bien sûr la stabilité du Liban.

" C'est un processus exemplaire ", résume un journaliste libanais Philippe Abiakl. La violence politique a coûté la vie à des dizaines de responsables au Liban, y compris deux présidents et, dans la grande majorité des cas, aucune enquête n'a jamais permis de désigner les coupables. Des dizaines de milliers de civils ont également payé de leur vie la violence qui s'est déchaînée par vague dans un pays, qui fut le champ clos d'affrontements qui dépassaient souvent le simple contexte libanais. Et seule une paix véritable entre les communautés qui se sont affrontées peut leur rendre justice.

2 - La mémoire oubliée

Le Liban, pour petit qu'il soit avec ses 10.000 km2, n'en reste pas moins un pays qui a été dans l'œil du cyclone pendant 30 ans. La guerre, dite civile, a commencé en 1975 et s'est officiellement terminée en 1990. Mais ce chapitre ne s'est véritablement clos qu'avec le départ des troupes syriennes en 2005.

L'histoire est un sujet difficile au Liban et si sensible qu'aucun manuel commun ne raconte aux élèves des écoles publiques les étapes d'un conflit pourtant si proche. Un effort de mémoire est toutefois nécessaire pour mieux comprendre l'inquiétude qu'expriment dans leur lettre MM. Kouchner et Frattini.

Le Liban a été créé par la puissance mandataire française en 1920 et a acquis son indépendance en 1943. Le système de répartition du pouvoir politique mis en place alors, selon un Pacte non écrit, assurait la domination des chrétiens, dans une proportion de six chrétiens pour cinq musulmans dans les instances et les rouages de l'Etat. Un recensement datant de 1932 établissait alors que les chrétiens représentaient 54% de la population. Cette répartition des pouvoirs a, dès la naissance de ce pays, donné à l'appartenance communautaire un rôle central dans la définition de l'identité politique des citoyens. Et la prééminence chrétienne a été rapidement la cible des critiques des autres communautés, notamment les sunnites.

" La puissance mandataire avait créé des institutions de contrôle de la société et non pas de représentation ", explique Jamil Mroué, journaliste et propriétaire de plusieurs titres au Moyen Orient. " Elle les a léguées à un Etat libanais qui, lui aussi, est resté un organe de contrôle et non pas de représentation ".

Tant que le consensus a prévalu entres les élites du pays, le système a fonctionné, mais il n'a pas résisté aux pressions nées de la volatilité d'une région, le Moyen Orient, où se sont mélangées religions, affirmations des nationalismes, ambitions territoriales, richesse pétrolière, pour en faire une poudrière.

La présence au Liban d'une importante communauté palestinienne, majoritairement sunnite, a été le cadre du déclenchement en 1975 d'une guerre qui allait détruire le pays. Des centaines de milliers de Palestiniens s'étaient installés dans des camps de réfugiés lors des hostilités qui ont marqué la proclamation de l'Etat d'Israël en 1948, et des tentatives vaines des armées arabes pour s'y opposer. Une deuxième vague de Palestiniens est venue grossir les rangs des réfugiés en 1967, après la guerre préventive lancée par l'Etat hébreu qui lui a permis de la conquête de territoires contrôlés alors par l'Egypte, la Syrie, et la Jordanie.

La formation palestinienne dominante, l'Organisation de Libération de la Palestine de Yasser Arafat, a fait de Beyrouth son quartier général en 1970 après avoir été chassée de Jordanie par le roi Hussein, qui avait vu dans l'activisme de l'OLP une menace pour son royaume. Des accords signés au Caire en 1969 auraient dû permettre de régir la présence de l'OLP au Liban, mais ils n'ont jamais été respectés et les combattants palestiniens ont utilisé le pays comme base de leur lutte contre Israël.

Cet engagement militaire a été considéré comme légitime par des formations libanaises dans le cadre de la lutte arabe contre l'occupant hébreu, mais par d'autres comme la remise en cause de la souveraineté du pays et du contrôle de son destin. Le camp qui soutenait les Palestiniens a été baptisé islamo-progressiste alors que ceux qui les combattaient étaient avant tout recrutés dans la communauté chrétienne. Mais les lignes de séparation ont parfois été floues : des partis libanais, comme le parti communiste, qui dénonçaient le confessionnalisme soutenait les Palestiniens, et des communautés libanaises, comme les chiites du sud du pays, contestaient l'existence dans cette région du pays de ce qui a été baptisé à l'époque le " Fatahland ".

La guerre a été déclenchée par des incidents le 13 avril 1975 qui ont opposé à Beyrouth des combattants chrétiens des Kataëb à des combattants palestiniens. Une première phase de combats, au cours de laquelle le cœur de Beyrouth a été détruit, durera jusqu'à l'entrée de l'armée syrienne au Liban en juin 1976. D'abord censée mettre au pas les Palestiniens de Yasser Arafat, elle a ensuite affronté les milices chrétiennes qui voyaient dans le maintien de sa présence une mise en cause de la souveraineté libanaise. Damas allait toujours arguer de l'invitation du gouvernement libanais à intervenir pour justifier le maintien de sa présence militaire et son influence politique croissante sur le destin du pays. Cette présence, doublée d'une activité soutenue des redoutables services de sécurité syriens, a été combattue par les formations du camp chrétien qui ont pu jusqu'en 1990 conserver l'autonomie d'une zone géographique au nord de Beyrouth, devenue au fil des ans " le pays chrétien ".

La présence des combattants palestiniens au Liban a également été la justification d'une première intervention israélienne en 1978. Puis d'une invasion de grande ampleur, en juin 1982, qui allait conduire l'armée israélienne au cœur de Beyrouth Ouest, le secteur majoritairement musulman de la capitale libanaise. En août 1982, une force internationale, composée d'Américains, de Français et d'Italiens, est intervenue. Elle a organisé le départ de Yasser Arafat et des combattants de l'OLP, mais elle a dû revenir au Liban en septembre après le massacre de centaines de Palestiniens dans les camps de Sabra et Chatila à Beyrouth par les miliciens chrétiens. L'opération israélienne, Paix en Galilée, conduite en accord avec la milice des Forces Libanaises, aurait dû conduire au rétablissement d'un Etat dominé par la communauté chrétienne. Le président élu alors, Béchir Gémayel, allait toutefois être assassiné avant même d'entrer en fonction, dans un attentat commandité par la Syrie. C'est à cette époque que s'est organisée la résistance islamique dans le sud du pays, pour lutter contre l'occupation par Israël d'une " zone de sécurité ", qui ne sera évacuée qu'en 2000. Le Hezbollah émergera, publiquement en 1985, comme le fer de lance de cette résistance.

En 1983, les contingents américains et français de la force internationale ont été les cibles des attentats terroristes les plus meurtriers avant ceux du 11 septembre 2001. La Syrie et l'Iran ont été soupçonnés d'en avoir été les commanditaires. Les troupes étrangères ont quitté le Liban au début de l'année 1984. Par la suite, le pays allait s'enfoncer dans le chaos et il s'est désagrégé en zones contrôlées par des milices d'obédiences diverses, et soutenues par des Etats concurrents de la région. L'ultime épisode de ce naufrage a été la lutte acharnée que se sont livrées en 1990 les miliciens chrétiens des Forces Libanaises et les brigades de l'armée fidèles au général chrétien Michel Aoun, alors chef d'état-major. Il avait lancé l'année précédente une " guerre de libération " contre la Syrie, restée sans succès. Les combats de 1990 ont mis le " pays chrétien " à feu et à sang et définitivement enterré l'ambition de cette communauté de conserver au Liban une influence politique prépondérante.

Les accords de Taef, en Arabie Saoudite, signés en 1989 et rejetés par le général Aoun, ont alors été mis en œuvre. Ils ont déterminé un nouvel équilibre politique où chrétiens et musulmans se répartissent également le pouvoir. Ils ont surtout confirmé une gestion confessionnelle de l'Etat, alors même que cette dimension du paysage politique libanais est considérée par beaucoup comme une des causes de la guerre civile. Et l'objectif annoncé d'une déconfessionnalisation des instances de décision n'a jamais été véritablement été poursuivi. Ces accords sont rapidement devenus le cadre d'une confirmation du contrôle par l'appareil sécuritaire syrien des destinées du Liban. " Les accords de Taef avaient donné une nouveau souffle à la loi comme élément régulateur de la vie politique ", assure Jamil Mroué. " Mais cette ambition a été étouffée par la mentalité sécuritaire de la Syrie ", où règne une dictature minoritaire, prompte à éliminer brutalement toute forme d'opposition.

Dans ce nouveau contexte, un homme qui devait se révéler providentiel pour le pays, est devenu Premier ministre, Rafic Hariri. Il bénéficiait d'appuis solides, en premier lieu de l'Arabie Saoudite, d'une amitié personnelle avec le président français Jacques Chirac, et d'une forme de neutralité de la part du régime de Damas, qui espérait tirer profit du processus de paix engagé dans la région, et de l'appui que la Syrie avait apporté à la coalition qui avait chassé Saddam Hussein du Koweït en 1991.

Son assassinat dans un attentat en février 2005 a marqué un véritable tournant dans les rapports du Liban avec la Syrie. Damas, soupçonné d'avoir commandité cet attentat, s'est vu mis en demeure de quitter le pays qu'il occupait depuis 1976. Dans un contexte régional radicalement transformé par la guerre lancée en 2003 en Irak, et le blocage du processus de paix entre les Israéliens et les Palestiniens, la Syrie, dirigée dorénavant par Bachar al Assad qui a succédé à son père, Hafez, a dû céder. " Les Syriens sont conscients qu'ils ne peuvent plus entrer au Liban, qu'il n'y a plus de chasse gardée ", assure Philippe Abiakl, et, pour lui, ce virage historique dans les relations des deux voisins est une conséquence directe de l'assassinat de Rafic Hariri. " Dans ce sens, il a eu son effet ".

Déclencheur de la guerre au Liban, la question palestinienne est loin d'être réglée. Le 19 février dernier, un rapport de l'International Crisis Group a rappelé que la présence de près d'un demi-million de réfugiés palestiniens au Liban constituait une " bombe à retardement ", et qu'il ne fallait pas la traiter à la légère. " Marginalisés, privés de droits politiques et économiques fondamentaux, prisonniers de leurs camps, sans perspectives concrètes, lourdement armés, et impliqués dans les différents conflits inter-libanais, inter-palestiniens, et inter-arabes, la population des réfugiés palestiniens constitue une bombe à retardement ", ont averti les experts de l'ICG. [2]

3 - La renaissance économique

Lorsque Rafic Hariri est arrivé au pouvoir, en octobre 1992, il a trouvé un pays en ruines. La destruction physique des villes, et notamment de Beyrouth, et des infrastructures semblait un défi insurmontable. Les routes, les ponts, les tunnels, le port de Beyrouth, son aéroport, les centrales électriques, le réseau téléphonique, tout était à rebâtir. Le pays s'était également vidé de sa substance avec la mort ou l'exil de générations entières de jeunes Libanais. Le coût financier de la guerre est difficile à établir, mais se chiffre à plusieurs dizaines de milliards $ entre les destructions et le manque à gagner économique. Le coût humain est lui aussi difficile à évaluer, mais un bilan de 250.000 tués est généralement accepté. Pourtant, en une dizaine d'années, le Liban s'est relevé, avec une énergie qui témoigne de la résilience de ses habitants. Et, en 2009, ses perspectives de croissance restent bonnes en dépit de la crise mondiale et de la récession qui frappent même les riches émirats pétroliers et gaziers du golfe arabo-persique.

Actuellement, avec son centre ville reconstruit, ses larges avenues, son front de mer réhabilité, Beyrouth est une vitrine de la renaissance libanaise. Les magasins de mode, les restaurants toujours pleins, la vie nocturne agitée témoignent de l'envie insatiable de toute une catégorie de Libanais et de visiteurs étrangers de trouver dans la capitale le lieu de tous les plaisirs et de tous les excès. Des immeubles de prestige se dressent dans des secteurs que la guerre avait ravagés, les grands hôtels comme le Phoenicia ou le Commodore, détruits et pillés, ont rouvert leurs portes dans un débordement de luxe. Le mythique Saint George est encore en reconstruction, mais une marina voisine abrite d'énormes yachts. La fréquentation touristique du pays, une source majeure de revenus, a été en hausse de près de 44% en 2008 sur l'année précédente. Les 3/4 de ces visiteurs étaient originaires des pays arabes ou des Libanais en vacances. Dans d'autres régions du pays, des progrès ont également été réalisés et les destructions provoquées par l'offensive israélienne dans le sud en 2006, ont été réparées, dans une proportion de 70 à 80%, selon des économistes, avec une aide importante du Qatar. Le chômage est officiellement estimé à 15%, mais comme l'explique l'économiste Samir Nasr, la structure économique du pays permet la multiplication des emplois précaires, des " petits boulots ", qui réduisent considérablement le nombre des personnes sans réel emploi.

Le pays a su résister jusqu'ici à la crise financière internationale et ses banques, depuis toujours réputées, présentent des bilans florissants. Un récent rapport de l'Institut de la Finance Internationale estime que la croissance du PIB a été de 7% en 2008, et qu'elle devrait se maintenir à 4% en 2009 [3]. Une mission du Fonds Monétaire International en février 2009 a loué la " remarquable résilience de l'économie libanaise face à la crise économique mondiale ". Toutefois cette mission a souligné que les dépenses publiques restent un lourd handicap, notamment le service de la dette, les subventions à la compagnie nationale d'électricité EDL, et le déficit des caisses de sécurité sociale. " La situation des finances publiques doit être réglée, et il n'y a pas deux façons de le faire : baisser les dépenses publiques ou augmenter les recettes ", a assuré le FMI. Mais toutes mesures dans ces domaines, éminemment politiques, doivent attendre le résultat des prochaines élections législatives en juin et la formation d'une nouvelle équipe gouvernementale.

Plusieurs facteurs expliquent la bonne tenue de l'économie libanaise. Tournée essentiellement vers le secteur des services, elle est moins exposée que les économies largement dépendantes des exportations. En outre, son secteur bancaire a développé une forme d'immunité qui l'a préservé de la propagation de produits financiers toxiques qui ont affecté le reste du système mondial, y compris les grandes places des émirats du golfe Persique en concurrence avec Beyrouth. " Les responsables du secteur financier en ont bien compris l'importance. Le système bancaire reste très attractif, avec une réglementation qui protège le système et rassure les investisseurs ", explique un responsable financier international, sous couvert de l'anonymat. Le pays a bénéficié d'une attention particulière des donateurs internationaux : Après la guerre de 2006, la Conférence dit de Paris III a promis plus de 7 milliards $ d'aide à la reconstruction. La moitié a déjà été débloquée.

En 1992, Rafic Hariri était devenu Premier ministre dans un contexte qui a facilité le lancement de la reconstruction au Liban. La paix semblait enfin en vue dans la région, et un accord dans ce sens allait être signé l'année suivante entre Yasser Arafat et Itzhak Rabin sous les auspices du président américain Bill Clinton. Plusieurs développements avaient rendu possible ces progrès : la fin de la Guerre froide et de la concurrence entre Washington et Moscou au Moyen Orient ; l'élimination de la puissance militaire de Saddam Hussein, et de son désir d'hégémonie sur le monde arabe ; le processus de Madrid lancé en 1991 après la libération du Koweït, qui devait servir de base à un règlement équilibré du conflit israélo-arabe. L'assassinat du Premier ministre israélien, Itzhak Rabin, devait, en 1995, marquer l'arrêt des efforts de règlement négocié entre Palestiniens et Israéliens. Depuis, les évènements ont donné raison aux plus pessimistes, et la nouvelle administration américaine doit se mettre rapidement au travail pour tenter de relancer la dynamique qui avait fait espérer à l'époque des accords d'Oslo, que la paix était possible.

Le Liban a su toutefois profiter de ces courtes années d'éclaircie, et de la dynamique personnelle de Rafic Hariri, Premier ministre de 1992 à 1998, puis de 2000 jusqu'à sa démission d'octobre 2004. Hariri, qui avait fait fortune en Arabie Saoudite, bénéficiait de l'appui financier du Royaume, de l'amitié inconditionnelle du Président Chirac, et de la bienveillance des Etats-Unis, qui ont vu dans cet homme d'affaires pragmatique la garantie que le pays allait s'investir dans sa reconstruction, et oublier ses querelles. Pour parvenir à ses fins, il a eu recours à des méthodes plus proches des affaires que de la gestion politique, mais elles ont été efficaces. Il a créé une société " Solidere " chargée de la reconstruction de Beyrouth, dont le cœur avait été transformé en ligne de démarcation entre les quartiers chrétiens et musulmans. Cette société, contrôlée par lui, est rapidement devenue une structure parallèle, à même de contourner les blocages institutionnels traditionnels dans un système de partage du pouvoir qui tente -en vain- de satisfaire les exigences de toutes ses composantes. Elle a été vivement critiquée pour les décisions unilatérales prises dans les projets immobiliers de reconstruction de Beyrouth, mais il faut lui rendre cette justice que sans elle, et sans le style de gestion autoritaire de Rafic Hariri, le redressement libanais ne se serait pas produit.

Ce " miracle " a cependant coûté cher à l'Etat libanais, qui s'est lourdement endetté. Dorénavant, le Liban doit financer une dette publique de l'ordre de 45 milliards $, alors que le Produit National Brut est évalué entre 22 et 24 milliards $ en 2008. Le service de la dette détenue avant tout par les banques libanaises représente une dépense majeure pour le budget de l'Etat.

Les grands chantiers qui doivent être mis en œuvre pour préserver les acquis et faire progresser le Liban sur la voie de la modernisation politique sont identifiables, soutient Samir Nasr, et doivent servir de cadre aux efforts déployés par les Européens. Dans un premier temps, il est nécessaire d'obtenir, à l'occasion d'une conférence ou d'une négociation multilatérale, l'accord des pays impliqués qu'ils vont dorénavant respecter la neutralité libanaise. La Syrie, l'Iran, Israël, les organisations palestiniennes, d'autres pays arabes comme l'Egypte, l'Arabie Saoudite, doivent s'engager à ne pas jouer la fragmentation d'un pays qui tente de se doter d'une véritable cohésion politique. Il est indispensable de réunir une commission de mise en œuvre des propositions de réformes administratives qui existent déjà et qui ont besoin d'une approbation politique. Dans ce domaine, la priorité doit aller à la transparence des nominations dans la fonction publique pour qu'elle devienne véritablement le bras de l'Etat et non pas les extensions de communautés religieuses ou de partis politiques. Le Liban a également besoin avec ses partenaires européens et arabes d'aborder en toute franchise des dossiers, de natures très différentes, mais qui peuvent faire capoter toute tentative de progrès : la mise en ordre de la compagnie Electricité du Liban, enjeu politique et gouffre financier pour l'Etat libanais ; le redressement de la Caisse nationale de Sécurité sociale, et la réforme du système de protection sociale ; la gestion de la dette publique ; et la question fondamentale de la présence au Liban des réfugiés palestiniens.

Si Rafic Hariri a été l'instigateur de la reconstruction du pays, d'autres facteurs économiques et culturels expliquent qu'elle se soit enracinée et qu'elle se poursuive après sa mort. " Le rôle du secteur privé a été essentiel pour remettre en marche le pays ", soutient Jacques Sarraf, entrepreneur et président d'une association patronale. Et lorsque Rafic Hariri a compris la nécessité de relancer les entreprises qui forment le tissu économique du pays, il a pris des mesures d'encouragement notamment fiscales. La diaspora libanaise a joué un rôle déterminant : L'émigration a toujours constitué en temps de crise une valve de sécurité pour les Libanais, qui allaient chercher ailleurs ce qu'ils ne trouvaient pas chez eux, sécurité ou opportunités. Elle est devenue une formidable ressource en capital financier et humain lorsqu'il s'est agi de développer le pays en temps de paix. Cette émigration a permis de contrôler la pression démographique, qui a handicapé le développement d'autres pays de la région, et constitue depuis toujours une source indispensable de richesse financière et intellectuelle. Les Libanais se sont installés à travers le monde, du Brésil à l'Afrique, ou dans les zones industrielles de l'Amérique du Nord. Plus de 300.000 travaillent aussi dans le Golfe, en majorité dans des fonctions de décision, et leurs revenus constituent un apport significatif pour l'économie du pays. Les transferts des Libanais de l'extérieur représentent entre 20 et 25% du PNB.

Enfin, la " passion " des Libanais pour leur pays est un élément déterminant dans cette résurrection. Un livre, publié avec le soutien du Programme des Nations Unies pour le développement, raconte 101 histoires de Libanais qui ont pris l'initiative de faire quelque chose pour améliorer la situation là où l'Etat est absent. " Les 101 histoires sont avant tout des histoires de passion, une passion et une immense foi dans le changement et dans la capacité des individus à améliorer leur environnement ", explique la coordinatrice de ce projet Maha Yahyia : " Ce sont des histoires de gens qui veulent changer quelque chose au Liban, ils veulent faire la différence ",, citant notamment l'ouverture d'une classe par une jeune enseignante bénévole pour apprendre à lire à des femmes illettrées de la région du Akkar, dans le nord du pays. " Ce sont des gens qui croient encore en leur pays ". Cet ouvrage collectif et les expériences qu'elles racontent illustrent l'importance de construire un sens de la citoyenneté au-delà des appartenances confessionnelles, assure-t-elle. Les 101 histoires sont également exemplaires du fossé qui s'est creusé entre les Libanais et l'Etat censé gérer leur vie quotidienne.

Si la mort de Rafic Hariri n'a pas stoppé le renouveau économique libanais, son assassinat a eu une conséquence imprévue : celle de contraindre au départ en avril 2005 les troupes syriennes déployées au Liban depuis 1976. Damas, resté maître du terrain libanais après les accords de Taëf de 1989, ne s'était pas opposé à l'arrivée au gouvernement d'un Premier ministre soutenu par les Saoudiens. " Tant qu'Hariri s'est concentré sur la reconstruction économique, les Syriens n'ont pas cherché à s'opposer à son action ", explique Jamil Mroué. Mais, lors de son 2e gouvernement, il s'est trouvé en conflit direct avec la Syrie sur la question de l'extension du mandat du président Emile Lahoud, homme lige de Damas. La Constitution libanaise prévoit un mandat unique de 6 ans, mais le Parlement, obéissant aux injonctions du régime de Damas, a voté une extension de 3 ans pour Emile Lahoud en 2004. Opposé à cette mesure, Rafic Hariri a démissionné en octobre 2004. En février 2005, une puissante bombe de 100 kg de TNT explosait au passage de son convoi blindé devant l'hôtel Saint George. La Syrie et ses services de renseignements, tout puissants au Liban, ont été mis en cause, et ce nouvel attentat contre l'homme qui symbolisait le renouveau du pays a déclenché un mouvement populaire anti-syrien sans précédent au Liban. Face à la réprobation internationale, dans un contexte d'isolement croissant, Damas a dû céder aux pressions et retirer, enfin, ses soldats du pays.

Dorénavant libéré de l'influence directe de son encombrant voisin, le système politique libanais a besoin d'une réforme drastique pour que l'héritage de Rafic Hariri, et le dynamisme économique, ne soient pas sacrifiés. C'est un défi central qui ne peut plus être ignoré : laissés face à eux-mêmes, les Libanais doivent prendre leur responsabilité. Les thèmes sur lesquels ils ont commencé à se pencher sont les fondamentaux de ce pays et le contexte dans lequel 30 ans de guerre ou de violences ont été possibles : la division confessionnelle du pays, et le rapport étroit de la religion et de la politique ; la faiblesse de l'Etat, et son corollaire : l'absence d'un état de droit ; le rapport à redéfinir entre les individus et communautés, entre les citoyens et la nation. Les Libanais doivent certes se réinventer eux-mêmes, mais comme l'indiquent les ministres Kouchner et Frattini, l'Europe doit tout faire pour les y aider, et pour éviter que le dialogue ne tourne à l'algarade, voire au pugilat, faute d'avoir eu assez d'imagination pour proposer aux protagonistes des moyens nouveaux de se parler et de se comprendre.

4 - Une période à hauts risques

L'offre de service de Paris et Rome intervient dans le contexte de la préparation d'élections législatives en juin. Cet exercice électoral est l'expression d'une démocratie formelle plus que réelle, dans un pays où les citoyens ont souvent l'impression que les jeux sont faits avant même qu'ils ne mettent leurs bulletins dans les urnes. Les découpages des circonscriptions, le choix des candidats par les partis politiques et les réflexes confessionnels des électeurs réduisent la portée de cet exercice. " Nous avons renforcé les blocs communautaires ", explique Joseph Maila, un politologue réputé, pour qui sur les 128 députés qui doivent être élus, une centaine sont déjà connus. Pour le moment, les camps semblent bien définis, avec d'un côté le mouvement du 14 mars, crée autour de Saad Hariri, fils du Premier ministre assassiné. De l'autre, une force baptisée du 8 mars, qui regroupe notamment le Hezbollah et le général Aoun, dans un attelage paradoxal. Toutefois les lignes entre majorité et opposition ont été remises en cause par la création d'un gouvernement d'union nationale en juillet 2008, que la presse qualifie souvent de gouvernement de désunion. Il est affecté par un manque notoire de capacité à prendre des décisions.

Des épisodes récents ont illustré comment, dans un Liban relevé de ses cendres, " la démocratie cohabite toujours avec l'ailleurs de la démocratie : la violence ", poursuit Joseph Maila. Ces explosions ont rappelé les moments les plus sombres de la guerre : la prise de contrôle de Beyrouth par les miliciens du Hezbollah en mai 2008 ; les affrontements de l'armée avec les extrémistes sunnites dans le camp palestinien de Nahr el Bared, en 2007 ; la paralysie prolongée du Parlement, et du processus de désignation d'un président de la République.

Cette tension permanente s'accompagne d'une réalité que la renaissance économique dissimule : une détérioration du respect des droits fondamentaux, dans un pays qui se veut pourtant une ère de civilité. Un récent rapport du Département d'Etat sur les droits de l'Homme dénonce des cas de tortures dans les prisons, de violences contre les femmes, de corruption, de discrimination systématique, d'assassinats politiques et de violences confessionnelles. " Amnesty international et Human Rights Watch rapportent que la torture est une pratique courante dans les organes de sécurité au Liban ", indique le rapport du Département d'Etat. Il dénonce également la situation sanitaire dans les prisons surpeuplées, et le manque d'assistante médicale qui a provoqué la mort d'au moins 13 prisonniers en 2008. Le Département d'Etat mentionne aussi la situation des Palestiniens au Liban et partage l'anxiété de l'International Crisis Group face à l'absence d'efforts concertés pour tenter de prévenir les périls qui s'accumulent en l'absence d'une solution régionale au problème palestinien [4].

En outre, la période préélectorale est l'occasion de déclarations de plus en plus provocatrices de la part des chefs politiques des différentes factions. " Il y a une " milicianisation " du discours politique ", note Joseph Maila, qui voit dans l'actuel mélange de populisme, d'unanimisme et de mobilisation permanente un dangereux cocktail. " On acclame le chef, on suit la foule, et on déteste l'autre " : C'est la recette idéale pour de nouvelles violences, dans un pays qui regorge encore d'armes que l'Etat ne contrôle pas.

" Je suis inquiète par la dérive que je perçois chez les jeunes ", ajoute Maha Yahya. " Ils n'ont pas connu la guerre, et personne ne leur en a raconté les horreurs. Désormais, ils répètent les slogans de leurs aînés, reproduisent des réflexes communautaristes et sont prêts à en découdre. "

Face à cette situation, plusieurs facteurs peuvent alimenter l'inquiétude : l'armée libanaise, même si elle a fait des progrès en cohésion et en efficacité, est encore loin de constituer une force capable de défendre le pays contre une éventuelle agression, ou de mettre au pas des forces armées autonomes encore déployées dans le pays. Le cas du Hezbollah est, bien sûr, exemplaire de cette situation : les miliciens du Parti de Dieu, accusés de faire au Liban la politique voulue par Téhéran, ont démontré en 2006 qu'ils étaient capables de tenir tête à l'armée israélienne. Ils ont, par la suite, montré leur puissance en prenant pendant quelques jours le contrôle de Beyrouth ouest en 2008. Une tentative de l'Etat libanais de les désarmer par la force serait suicidaire pour le pays. De même, tout affrontement entre les brigades libanaises et les formations armées palestiniennes, ou même entre ces formations majoritairement sunnites et les combattants chiites du Hezbollah signerait la fin de la période de renaissance du Liban. Pour que l'armée puisse jouer un rôle de facteur de stabilisation dans le pays, il faudrait aussi qu'elle puisse être équipée et entraînée comme doit l'être une armée moderne : or, toute montée en puissance de l'armée libanaise est contrariée par le veto d'Israël sur des ventes d'armes ou des programmes d'assistance que pourraient envisager les Etats Unis ou les pays européens [5].

L'environnement régional, comme toujours au Liban, a son importance, en période électorale. Les élections du 10 février dernier en Israël ont envoyé au Parlement une majorité de droite, où les partis religieux vont avoir une importance qui dépasse largement leur assise populaire. Et, en juin, les élections libanaises vont coïncider avec une consultation présidentielle en Iran qui dira si l'actuel président présenté souvent en Occident comme un dangereux provocateur va être reconduit, ou si les Iraniens choisiront un homme plus modéré.

5 - Des chemins à explorer, des mécanismes à inventer

Les périls venus de l'extérieur ont marqué l'histoire contemporaine du Liban et ont façonné la perception que les Libanais ont d'eux-mêmes et de leur pays. " Le Liban est une structure sensible aux séismes politiques dans la région", notait l'économiste Samir Nasr. Tour à tour, ou en même temps, le Nassérisme, le Baasisme -syrien ou irakien-, la cause palestinienne, l'expansionnisme israélien, les influences saoudienne et iranienne, et les intérêts des pays occidentaux, notamment les Etats-Unis et la France, ont provoqué ou amplifié des conflits régionaux ou locaux. " Les répliques telluriques ont toujours été néfastes pour le Liban ", souligne Nasr. En privilégiant telle ou telle communauté, ou tel ou tel groupe à l'intérieur de ces communautés, les protagonistes extérieurs ont tout fait pour que la terre ne s'arrête pas de trembler et de s'ouvrir sous les pieds des Libanais. " Il n'y a pas de possibilité de reconstruction sans neutralisation des influences extérieures ", assure Samir Nasr.

Pour autant, les habitants du pays du Cèdre ne peuvent ignorer l'existence de lignes de fractures internes qui rendent leur pays d'autant plus vulnérable à toute secousse. Ils doivent affronter ces faiblesses rapidement, s'ils veulent préserver les acquis de la reconstruction. " La question à laquelle nous devons répondre, souligne Philippe Abiakl, est de savoir comment le Liban peut s'inventer un nouveau pacte de coexistence. "

Hérité de la puissance mandataire, révisé par les accords de Taëf, le système de gestion politique libanais est devenu anachronique dans un pays qui a su adopter avec facilité la modernité dans ses structures économiques et sociales. Une nouvelle génération d'adolescents nés dans l'immédiat après-guerre est venue grossir les rangs d'une jeunesse qui se reconnaît de moins en moins dans les protagonistes du jeu politique, pour la plupart des figures liées aux années de violences. Et le confessionnalisme -qui a renforcé les communautés au détriment de la structure sociale- fait figure de handicap et non pas de solution pour répondre aux défis d'une société en mutation.

Toutefois, le confessionnalisme ne peut pas être abandonné sans précaution. Il a des racines profondes et il a assuré la protection des individus. Mais, il est temps de " s'atteler à la construction de la citoyenneté, et de poser la question de la laïcité ", estime Joseph Maïla. En d'autres termes, le Liban a besoin d'un système légal et de pratiques politiques qui créent les fondations d'un Etat où les citoyens et leurs droits sociaux et politiques sont défendus pas une structure qui fonctionne. " L'état de droit doit être mis en œuvre d'une manière efficace ", assure Jamil Mroué.

La compétence et non pas l'affiliation communautaire doit devenir le seul critère de choix des acteurs de la sphère publique, comme c'est le cas dans les entreprises privées. " Le système a été porté à son paroxysme et même un planton dans un ministère fait l'objet d'une concurrence confessionnelle ", assure Maha Yahya. Pour elle, même la représentation législative devrait être déconfessionnalisée, comme le prévoyait d'ailleurs l'accord de Taëf.

Mais pour poser ces questions essentielles, encore faudrait-il que le débat puisse s'instaurer. Depuis le départ des Syriens, il est clair que " la parole " s'est libérée et chaque Libanais semble avoir un point de vue. Les thèmes récurrents des discussions privées sont la mise en place d'un état de droit et le renouvellement des élites. Mais dans un pays où les initiatives citoyennes se sont pourtant multipliées, cette dynamique ne trouve pas de traduction politique. Il manque les mécanismes classiques de mise en œuvre du débat démocratique : les partis sont des miroirs des communautés qu'ils représentent plus que des incubateurs d'idées nouvelles, et la presse a perdu son rôle de promoteur d'initiatives indépendantes. " La presse a pris une part prépondérante dans l'endoctrinement des gens ", assure Maha Yahya. En outre, les cadres institutionnels comme les sessions du Dialogue national sous la houlette du président Michel Sleimane font prudemment du sur place en attendant les résultats des élections du 7 juin.

L'Europe est très présente au Liban, avec qui elle a signé un instrument de voisinage et de partenariat qui forme le cadre de la coopération avec ce pays. Elle a déjà beaucoup investi dans le soutien aux réformes politiques et sociales en insistant, notamment, sur la mise à niveau du système judiciaire, le respect des droits de l'Homme et l'amélioration de la compétitivité des petites et moyennes entreprises. Comme le gouvernement de Beyrouth, les partenaires européens se trouvent dorénavant sollicités par le besoin des Libanais de mieux se faire entendre et d'influencer plus directement les évolutions nécessaires à leur environnement politique. " La question demeure ", écrit Maha Yahya dans son introduction au livre " Les 101 histoires ": " comment pouvons-nous mobiliser ces passions et les traduire en un programme qui fasse évoluer le Liban en direction de la vision que ses citoyens en ont ? Comment pouvons-nous encourager l'engagement citoyen à tous les niveaux, pour la défense d'un contrat social qui dépasse les frontières géographiques, ethniques, religieuses et qui établisse un Etat citoyen ? "

Avec son expérience d'assistance aux dynamiques démocratiques dans les pays de l'Europe centrale et orientale, à travers ses propres institutions ou les fondations des Etats membres, l'Europe est en mesure d'aider les Libanais à répondre à cette question. Elle peut suggérer et mettre en place des mécanismes qui permettront aux initiatives des Libanais de se fédérer, de s'exprimer et de peser positivement sur la nature des changements qui doivent pendre forme. Elle peut favoriser la naissance de structures parallèles qui soutiennent le gouvernement -l'actuel et le prochain- dans son travail de réconciliation, tout comme Rafic Hariri l'avait fait, avec Solidere, dans le domaine de l'économie.

Pour poursuivre sa renaissance, le Liban a besoin d'une feuille de route précise pour établir des étapes de son évolution sur une période de deux ans. Cette feuille de route définirait un nombre limités d'actions prioritaires, éventuellement chiffrées, dans lesquelles les pays européens seraient partenaires. Un groupe de travail d'experts, Libanais et Européens, devrait se réunir rapidement à Paris, dans le cadre neutre d'un centre de recherches ou d'une institution académique pour établir cette feuille de route. Elle serait ensuite soumise aux instances politiques concernées, pour discussion et une éventuelle adoption. Ces instances pourraient fort bien choisir d'ignorer cet effort, et décider de remiser ces prescriptions comme tant d'autres l'ont été. Mais au moins l'effort aura été produit de tenter de bâtir une dynamique à partir du désir de préservation d'une expérience unique exprimé conjointement par Paris et par Rome.

" Reste à espérer que les échéances de 2009 passeront l'épreuve des tensions tant internes que régionales. Et que les bons vœux de nos amis du Vieux Continent n'auront pas été que des vœux pieux ", commentait, le 25 février, avec une pointe de scepticisme, Issa Goraieb, éditorialiste du quotidien d'expression française l'Orient le Jour.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

Liban : le défi du renouveau politique et le rôle de l'Europe

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