Le référendum en Irlande pour ratifier les traités européens : obligatoire ou coutumier?

Démocratie et citoyenneté

Laurent Pech

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27 octobre 2008
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Pech Laurent

Laurent Pech

Professeur de droit européen, Chaire Jean Monnet en droit public de l'UE, directeur du département de droit et de sciences politiques de l'Université Middlesex de Londres.

Le référendum en Irlande pour ratifier les traités européens : obligatoire ou co...

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Introduction :

L'article 1er de la Constitution de la République d'Irlande de 1937 proclame " son droit inaliénable, imprescriptible et souverain (...) de déterminer ses relations avec les autres nations ". La Constitution ne manque pas toutefois de préciser les principes qui vont guider le développement " souverain " de ses relations internationales. L'article 29.1 proclame ainsi la fidélité de l'Irlande " aux idéaux de paix et de coopération amicale entre les nations fondée sur la justice et la morale internationales " et dispose également que l'Etat peut s'associer à tout groupe ou ligue de nations " dans un but de coopération internationale dans des matières d'intérêt commun ". Cette dernière disposition, qui faisait implicitement référence à l'origine au Commonwealth britannique, a depuis été mise en avant pour démontrer la volonté du souverain d'autoriser l'Etat à devenir membre d'organisations comme les Nations unies ou les Communautés européennes. Dans ce dernier cas, une révision préalable de la Constitution a toutefois été jugée nécessaire par les autorités politiques avant toute finalisation de l'adhésion de l'Irlande aux Communautés européennes en 1972. La portée exacte des dispositions constitutionnelles relatives aux Communautés européennes ne fut toutefois pas clarifiée avant le jugement de la Cour suprême rendu en 1987 dans l'affaire Crotty v. An Taoiseach. Au grand dam du gouvernement de l'époque, la Cour conclut qu'un titre de l'Acte unique européen nécessitait de réviser la Constitution et donc d'organiser un référendum. Le caractère ambigu du jugement est tel que les gouvernements successifs ont pris l'habitude d'organiser un référendum avant de ratifier tout nouveau traité européen même si, d'un point de vue juridique, la voie de la ratification parlementaire reste théoriquement ouverte pour tout traité européen ne modifiant pas fondamentalement les compétences et les objectifs des Communautés et/ou de l'Union.

1 – La " constitutionnalisation " de l'adhésion aux Communautés européennes en 1972

Au motif que la participation de l'Irlande à la construction européenne aurait des conséquences majeures sur son système juridique et impliquait notamment une limitation de la souveraineté nationale au profit du " nouvel ordre juridique " établi par le traité CEE, il fut décidé de manière consensuelle qu'une révision de la Constitution s'imposait au préalable. Il s'agissait de neutraliser préventivement tout conflit entre le droit communautaire et un certain nombre de dispositions constitutionnelles qui s'opposaient formellement à une limitation de la souveraineté nationale. Pour ne prendre qu'un exemple, l'article 15.2.1 de la Constitution disposant que " l'unique et exclusif pouvoir de faire des lois pour l'État est conféré par les présentes au Parlement " s'accordait manifestement mal avec le pouvoir reconnu au " législateur " communautaire d'édicter des règlements obligatoires dans tous leurs éléments et directement applicables dans tout Etat membre. La " constitutionnalisation " de l'appartenance aux Communautés a cependant nécessité l'intervention directe du peuple car, contrairement à la France par exemple, seule la voie du référendum est ouverte pour réviser la Constitution [1]. Par plus de 82 % des suffrages exprimés, le " oui " l'emporta en mai 1972 et un nouvel article 29.4.3 – qui fera l'objet ultérieurement d'un certain nombre de modifications et subdivisions [2] – fut inséré dans le texte constitutionnel [3]. Ses deux clauses essentielles étaient les suivantes :

" L'Etat peut devenir membre de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (établie par le traité signé à Paris le 18 avril 1951), de la Communauté économique européenne (établie par le traité signé à Rome le 25 mars 1957) et de la Communauté européenne de l'énergie atomique (établie par le traité signé à Rome le 25 mars 1957) " [4] ; " Aucune disposition de la présente Constitution n'invalide les lois promulguées, les actes accomplis ou les mesures adoptées par l'Etat qui sont rendus nécessaires par ses obligations de membre des Communautés, ni n'empêche les lois promulguées, les actes accomplis et les mesures adoptées par les Communautés, ou par leurs institutions, d'avoir force de loi dans l'Etat " [5].

La portée exacte de ces deux clauses n'était pas entièrement claire à l'origine. La première paraissait autoriser l'Etat à ratifier, en principe par voie parlementaire [6], tout traité modifiant les traités constitutifs mentionnés sans qu'il soit nécessaire de réviser la Constitution et donc d'organiser un référendum. Quant à la deuxième clause, son objectif était au moins évident : conférer une large " immunité " constitutionnelle au droit primaire et dérivé des Communautés ainsi qu'aux normes nationales adoptées par l'Etat en vertu de sa qualité de membre des Communautés. Ce régime d'immunité n'a jamais protégé formellement que les normes nationales – et indirectement les normes communautaires dont elles découlent – dont l'adoption peut être qualifiée de " nécessaire " en vertu des obligations qui pèsent sur l'Irlande en tant que membre des Communautés.

C'est ainsi à la Cour suprême que revint en définitive la délicate tâche de clarifier le sens qu'il convient de donner à l'adjectif " nécessaire " et, plus généralement, de préciser la portée de la disposition autorisant l'Etat à devenir membre des Communautés. La Cour ne manqua pas de préciser, dans le controversé jugement Crotty v. An Taoiseach de 1987 [7], que les dispositions précitées n'offrent pas un blanc-seing au gouvernement lorsqu'il s'agit de ratifier tout nouveau traité européen. Comprendre la portée exacte de ce jugement n'est pas toutefois chose aisée car les faits de l'espèce sont passablement compliqués.

2 – A l'origine des tracas présents : l'arrêt Crotty

2.1. Le jugement de la Haute Cour

Saisie d'une demande de référé-suspension par un universitaire aux fins d'empêcher la finalisation de la procédure de ratification de l'Acte unique européen par le pouvoir exécutif au motif que ce traité ne serait pas conforme à la Constitution, le juge Barrington de la Haute Cour fit droit à cette requête et ordonna la suspension provisoire de la procédure de ratification à la veille de Noël 1986 [8]. S'exprimant sur le fond le 12 février 1987, une formation de 3 juges de la Haute Cour jugea cependant que le requérant ne démontrait pas son intérêt à agir et que, en tout état de cause, la suspension de la procédure de ratification n'était pas indispensable car tout acte juridique, pris en vertu de l'Acte unique, peut voir en principe sa constitutionnalité contestée a posteriori une fois que le traité entre en vigueur.

Au surplus, la Haute Cour jugea utile de préciser que l'ensemble des dispositions du titre II de l'Acte unique – titre consacré aux modifications des traités instituant les Communautés européennes et incorporé en droit interne par The European Communities (Amendment) Act 1986 [9] – paraît manifestement couvertes par la clause constitutionnelle autorisant l'Irlande à devenir membre des Communautés, une entité dynamique et en développement constant, et n'étendent aucunement la portée des objectifs originaires de cette entité. Enfin, la Haute Cour refusa de se prononcer sur le titre III de l'Acte unique relatif à la coopération des États membres de la Communauté européenne dans le domaine de la politique étrangère au motif qu'aucune incorporation en droit interne n'était prévue. Il paraît utile d'ajouter que ce titre III constituait techniquement un traité dans le traité et ne relevait pas de la sphère communautaire. De plus, selon le gouvernement de l'époque, dans la mesure où ce titre III ne faisait que codifier des obligations de nature politique qui ressortent exclusivement du domaine des affaires étrangères, un domaine qui relève du pouvoir exécutif sous la supervision du Parlement, une révision de la Constitution n'était pas impérative pas plus qu'une législation pour l'incorporer en droit interne [10].

2.2. Le jugement de la Cour suprême

Saisie en appel, la Cour suprême rendit un jugement dont les 3 principaux points sont les suivants.

En premier lieu, contrairement à la Haute Cour, la Cour suprême reconnut à M. Crotty son intérêt à agir contre la loi d'incorporation de 1986 au motif que l'entrée en vigueur de cette dernière était susceptible d'avoir un impact sur chaque citoyen. Il est difficile d'imaginer une lecture plus souple de la notion d'intérêt à agir qui, selon la jurisprudence antérieure, obligeait tout requérant à démontrer avant toute contestation de la constitutionalité d'une loi ou d'un traité qu'il était ou pourrait éventuellement souffrir personnellement un dommage ou préjudice particulier.

En second lieu, la Cour suprême rappela que le gouvernement n'arguait pas que la loi de 1986, qui incorporait en droit interne le titre II de l'Acte unique, était " nécessaire " au sens de la clause d'immunité mais soutenait plutôt que l'autorisation donnée à l'Etat de devenir membre des Communautés permettait la ratification de ce traité modificatif. En accord avec la Haute Cour, la Cour suprême fit droit à cet argument à l'unanimité [11] au motif que l'Acte unique ne contenait aucune disposition qui altérait fondamentalement la nature ou les objectifs des Communautés. Enfin, par 3 voix contre 2, le titre III de l'Acte unique fut jugé inconstitutionnel au motif que le pouvoir exécutif de l'Etat doit s'exercer conformément à la Constitution. Or, celle-ci n'autorise aucunement le gouvernement à qualifier ou à limiter la souveraineté externe de l'Etat.

Avant d'analyser plus précisément les conséquences de ce jugement, il convient de bien comprendre la teneur du test judiciaire adopté par l'ensemble de la Cour suprême afin d'évaluer la constitutionnalité des dispositions de tout nouveau traité européen.

Pour l'ensemble de la Cour, par la voix du juge en chef Finlay, l'article de la Constitution disposant que l'Irlande peut devenir membre des Communautés européennes ne saurait être interprété ni comme obligeant à réviser la Constitution à chaque fois qu'un nouveau traité communautaire est conclu, ni comme une autorisation illimitée d'autoriser, sans révision supplémentaire de la Constitution, tout nouveau traité modifiant les traités communautaires constitutifs [12].

Selon la Cour, il importe plutôt de rechercher au cas par cas si un nouveau traité européen contient une ou plusieurs dispositions qui – point décisif du jugement – altèrent, de manière fondamentale, le champ d'application et les objectifs des Communautés [13]. En une telle hypothèse, la ratification du traité doit être obligatoirement précédée d'une révision de la Constitution pour être valide en droit interne. Autrement dit, il ne s'ensuit donc pas que tout traité européen modifiant ou développant les traités constitutifs est automatiquement inconstitutionnel. Même si un nouveau traité contient des dispositions qui peuvent ne pas être considérées " nécessaires " au sens de la clause d'immunité, il demeurera compatible avec la Constitution dès lors qu'il ne contient aucune disposition modifiant fondamentalement la nature juridique des Communautés, ses compétences ou encore les objectifs originaires et présents des Communautés (ou de l'Union européenne depuis 1992).

C'est ce test judiciaire – aux contours plutôt flous – que la Cour s'est donc attelée à mettre en œuvre afin de juger la constitutionnalité de la loi de 1986 qui incorporait en droit interne le titre II de l'Acte unique, c'est-à-dire les dispositions amendant le traité CEE. Au motif qu'aucune modification fondamentale des compétences ou des objectifs des Communautés ne pouvait être relevée, la Cour jugea que le titre II était entièrement couvert par l'article de la Constitution qui autorise l'Irlande à devenir membre des Communautés. Il est donc parfaitement conforme à la Constitution. A ce titre, la Cour relève, de manière remarquable, que la Communauté instituée par le traité de Rome doit être comparée à un " organisme en développement disposant de méthodes décisionnelles diverses et changeantes et dont l'objectif intrinsèque et clairement exprimé est l'expansion et le progrès, à la fois en ce qui concerne le nombre de ses Etats membres et les mécanismes utilisés pour achever les objectifs convenus " [14]. Il s'ensuit, par exemple, que le passage d'un vote à l'unanimité à la majorité qualifiée dans les domaines énoncés par l'Acte unique, la création d'un tribunal de première instance ou encore l'attribution de nouveaux pouvoirs aux Communautés ne constituent pas des changements incompatibles avec la Constitution irlandaise en vertu du test judiciaire pertinent. Il s'ensuit donc qu'aucune des modifications contenues dans le titre II ne mérite une révision de la Constitution. Une conclusion inverse sera toutefois adoptée en ce qui concerne le titre III.

Pour une majorité de 3 juges, le titre III n'était pas compatible avec la Constitution car il interfère avec le pouvoir de l'Etat de conduire une politique étrangère de manière souveraine en obligeant les Etats membres à fusionner leurs politiques nationales afin de définir une politique étrangère commune. Le gouvernement pourrait donc éventuellement devoir subordonner les intérêts du pays aux intérêts des autres Etats membres [15]. Le gouvernement ne disposant pas du pouvoir d'aliéner la souveraineté externe de l'Etat, une révision de la Constitution est jugée indispensable avant toute ratification du titre III. Cette interprétation est cependant éminemment contestable car le titre III était loin de permettre une " transformation fondamentale ", selon l'expression utilisée par le juge Walsh, de la coopération européenne dans le domaine des affaires étrangères. Tout au contraire, il ne faisait que codifier des obligations extrêmement souples de nature politique d'informer et de consulter ses partenaires européens afin qu'ils " s'efforcent " de mettre en œuvre une politique étrangère européenne et non pas commune ou fédérale [16]. La nature intergouvernementale de cette politique, pourtant évidente, ne paraît pas être une caractéristique assimilée par les 3 juges.

Que l'on soit en accord ou non avec cette interprétation du titre III, il importe de relever en dernier lieu que l'ensemble de la Cour n'a pas considéré ce dernier titre comme relevant du domaine communautaire mais plutôt comme un traité international. C'est pour cela que le test judiciaire n'a pas été mis en œuvre. Il s'agissait plutôt pour la Cour d'identifier tout conflit possible entre la Constitution et les " obligations " contenues dans le titre III sans se préoccuper de savoir si ces obligations étaient couvertes par l'article relatif aux Communautés puisque seul le droit communautaire peut évidemment en bénéficier. Il était clair que cet article n'aurait été que de peu de secours car les traités fondateurs ne prévoyaient aucunement la " communautarisation " des affaires étrangères. Cela signifie toutefois qu'il n'y a jamais eu, à strictement parler, de conflit concret entre droit communautaire primaire et droit constitutionnel irlandais.

3 – La conséquence imprévue d'un jugement ambigu : l'organisation automatique d'un référendum pour chaque nouveau traité européen

L'absence de conformité à la Constitution du titre III de l'Acte unique obligea le gouvernement irlandais à organiser un référendum qui fut néanmoins aisément gagné avec près de 70% des votants en faveur d'une révision de la Constitution. Une nouvelle phrase fut donc insérée à l'article 29.4.3 : " L'Etat peut ratifier l'Acte unique européen (signé par les Etats membres des Communautés au Luxembourg le 17 février 1986 et à La Haye le 28 février 1986) ".

A la lumière de l'arrêt Crotty, une révision de la Constitution avant la ratification du traité de Maastricht ne faisait guère de doute. La création de l'Union européenne et la teneur substantielle des changements apportés aux compétences et au fonctionnement de la Communauté européenne, pour ne mentionner que ces quelques éléments, altéraient la nature fondamentale des Communautés et allaient manifestement au-delà des changements qui étaient autorisés sans révision de la Constitution par l'article 29.4.3. Avec une nouvelle fois près de 70 % de suffrages favorables, un nouvel article fut inséré dans la Constitution en vertu duquel " l'Etat peut ratifier le traité sur l'Union européenne signé à Maastricht le 7 février 1992 et peut devenir membre de cette Union " (Article 29.4.4) [17].

De manière surprenante, une révision de la Constitution, et donc la tenue d'un référendum, fut également jugé nécessaire avant toute ratification des traités d'Amsterdam et de Nice. La Constitution fut donc révisée par deux fois pour permettre à l'Etat de ratifier successivement ces deux traités [18]. Il semblerait que les ambiguïtés de la jurisprudence Crotty et l'aisance avec laquelle les référendums sur l'Europe ont été gagnés jusqu'en 2001 et un premier refus au traité de Nice, ont convaincu les gouvernements successifs de ne pas se poser la question de la nécessité juridique d'une révision préalable de la Constitution. Pourtant, il pouvait être raisonnablement soutenu que le traité de Nice, tout du moins, n'altérait en aucune manière le champ d'application et les objectifs des Communautés et de l'Union au sens de Crotty. Aucune réflexion ne fut donc entreprise avant l'échec du premier référendum sur le traité de Nice. La perspective de gagner aisément un second référendum – hypothèse qui se vérifia en octobre 2002 – explique toutefois que l'idée d'une ratification parlementaire ne fut jamais sérieusement discutée [19]. Ce n'est plus le cas désormais.

4 – Ratification du traité de Lisbonne en 2009 : quels scénarios ?

Il n'y a pas lieu de traiter ici les raisons de l'échec du référendum sur le traité de Lisbonne du 12 juin dernier et d'analyser la pertinence des motifs avancés par les électeurs du " non " [20]. Notre sujet exige plutôt de s'intéresser aux solutions débattues par ceux qui soutiennent que l'Irlande doit néanmoins ratifier ce traité.

Un second référendum ? Le précédent de Nice

Le taux de participation relativement élevé (53 %) explique que l'hypothèse d'un second référendum, évoquée par le ministre irlandais des Affaires européennes à titre personnel [21], ne soulève pas l'enthousiasme du gouvernement. Contrairement au traité de Nice qui avait été initialement rejeté avec une certaine nonchalance – le manque d'information fut la raison majeure avancée par les tenants du " non " – et par une partie minime de l'électorat (34 % de taux de participation), le traité de Lisbonne a été passionnément débattu, au moins par ceux qui le trouvaient fortement critiquable. En outre, il apparaît que la perspective d'un second référendum, pour la première fois officiellement évoquée lors de la venue du président français Nicolas Sarkozy en Irlande en juillet dernier, a non seulement solidifié le " non " mais l'a fait légèrement progresser dans les sondages. Dans un tel contexte, l'hypothèse d'une ratification parlementaire a été plus sérieusement débattue et défendue [22].

Ratifier le traité de Lisbonne par voie parlementaire ?

Avant même l'échec de juin dernier, nous avions exprimé le point de vue qu'une révision de la Constitution – et donc l'organisation d'un référendum – n'était pas obligatoire pour ratifier le traité de Lisbonne à la lumière de l'arrêt Crotty [23] et qu'il serait préférable pour le gouvernement de faire voter une loi de ratification pour ensuite éventuellement demander au président de la République de bien vouloir soumettre cette loi à la Cour suprême pour un contrôle préventif en vertu de l'article 26 de la Constitution [24]. La mise en œuvre d'un tel scénario présentait quelques avantages stratégiques. Tout d'abord, il aurait permis à la Cour suprême de clarifier sa jurisprudence antérieure et de bien préciser que, contrairement à la croyance populaire, l'organisation d'un référendum pour ratifier tout nouveau traité européen n'a jamais été une obligation constitutionnelle. Et si la Cour avait conclu à l'inconstitutionnalité d'une ou plusieurs dispositions du traité de Lisbonne au motif qu'elles modifient substantiellement la nature, les objectifs ou les compétences des Communautés et de l'Union au sens de l'arrêt Crotty [25], la campagne référendaire aurait pu être plus aisément gagnée car le jugement aurait permis d'évacuer du débat les sujets qui ne posent pas de problème de constitutionalité ou qui n'ont rien à voir avec le contenu du traité à ratifier (par exemple, l'avortement, le régime d'imposition sur les sociétés, etc.).

La mise en œuvre d'un tel scénario après un référendum négatif apparaît cependant difficile à envisager même si un journaliste influent a suggéré la ratification parlementaire du traité de Lisbonne dans une série d'articles publiés au cours de l'été dernier [26]. D'un point de vue juridique, il est loin d'être certain que le Parlement puisse outrepasser l'expression de la volonté souveraine du peuple, peu importe si ce référendum n'était pas constitutionnellement obligatoire ou si le traité de Lisbonne ne contient aucune disposition inconstitutionnelle. Cet obstacle pourrait toutefois être surmonté si le gouvernement irlandais pouvait obtenir de ses partenaires européens un traité de Lisbonne " + ", c'est-à-dire un traité qui, à défaut d'être renégocié, serait accompagné d'au moins un texte supplémentaire (une déclaration du Conseil européen par exemple), ce qui permettrait au gouvernement de soutenir que ce n'est plus exactement le même traité sur lequel le peuple s'est exprimé. Un autre scénario de compromis – peu réaliste – est évoqué par les partisans de la ratification parlementaire : le Parlement ratifierait les dispositions du traité qui ne posent pas de problème constitutionnel et un référendum serait alors organisé pour celles qui exigent une révision. Le problème est qu'il appartiendrait au gouvernement de faire le tri entre les dispositions qui sont susceptibles de satisfaire le test judiciaire élaboré par la Cour suprême dans l'affaire Crotty et celles qui ne le sont pas. Un travail qui relève de la mission impossible vu les ambiguïtés de ce jugement.

Revoter dans le cadre d'un scénario " à la danoise " ? Vers de nouvelles dérogations ?

Il est donc plus probable que les Irlandais soient amenés à revoter dans le cadre d'un scénario à la danoise [27]. Ainsi, plutôt que d'obtenir des déclarations interprétatives, l'Irlande pourrait chercher à obtenir de ses 26 partenaires le droit de déroger à l'application de la Charte des droits fondamentaux ou encore des dispositions relatives à la défense. Ce serait peu glorieux et quelque peu ironique puisque le gouvernement danois actuel a indiqué sa volonté de mettre fin par référendum aux dérogations obtenues après leur refus initial de ratifier le traité de Maastricht. En outre, de telles dérogations ne répondraient que partiellement aux raisons – souvent non pertinentes – qui ont motivé le " non ", mais il est possible qu'une telle manœuvre permette de convaincre les sceptiques que le traité ne conduirait pas des Irlandais à mourir pour la Géorgie ou le pays à reconnaître l'avortement. Outre de nouvelles dérogations, le gouvernement irlandais paraît tenter de négocier un nouveau compromis sur la réduction de la taille de la Commission. C'est toutefois un thème qui n'a pas véritablement passionné les foules et qui est peu susceptible de faire pencher la balance en faveur du " oui ". De manière plus pragmatique, il est possible de penser que le gouvernement ferait mieux d'organiser plus simplement un second référendum un samedi et de se préparer à une vigoureuse campagne plutôt que de séduire les électeurs du " non " en négociant des concessions qui marginaliseront l'Irlande.

Conclusion

En définitive, pour reprendre une expression populaire en Irlande, at the end of the day, ce sont avant tout des considérations de nature politique qui détermineront le choix du gouvernement. Ce dernier ne semble pas vouloir donner l'occasion à la Cour suprême de pouvoir éventuellement l'humilier en jugeant que le traité de Lisbonne n'est aucunement compatible avec la Constitution. Même si cela paraît peu probable d'un point de vue strictement juridique, il est impossible d'exclure entièrement une réaction " nationaliste " d'une Cour suprême connue pour son conservatisme. Il est donc plus que probable que le gouvernement irlandais s'efforce de donner du temps au temps et d'obtenir, à défaut d'un accident de ratification en Pologne ou en République tchèque, des " concessions " à la danoise avant d'officialiser la tenue d'un second référendum à l'automne 2009.

La version définitive de ce texte date du 1er septembre 2008.


[1] En vertu de l'article 46, tout projet de révision doit être présenté par le gouvernement et adopté par les deux chambres du Parlement pour être ensuite soumis par référendum à la décision du peuple.
[2] La numérotation des dispositions de la Constitution irlandaise relatives aux Communautés européennes et à l'Union européenne a fortement évolué au gré des progrès de la construction européenne.
[3] Outre cette révision de la Constitution, il convient de noter le vote en parallèle de la loi sur les Communautés européennes (The European Communities Act 1972), conséquence de la nature dualiste de l'ordre juridique irlandais, et qui permit à l'ensemble du droit communautaire (antérieur et ultérieur) de faire désormais automatiquement partie du droit interne de l'État. En vertu de son article 2, les traités instituant les Communautés européennes et les actes adoptés par les institutions communautaires lient l'Etat et font partie intégrante du droit de celui-ci dans les conditions déterminées par ces traités et donc de la jurisprudence de la Cour de justice. Cette loi a été régulièrement révisée afin de prendre en compte la ratification de tout nouveau traité européen.
[4] Cette disposition, qui n'a pas vu sa numérotation changer, a été révisée en 1986 afin d'autoriser la ratification de l'Acte unique européen dans des conditions qui seront explorées infra.
[5] Cette disposition est désormais connue comme l'article 29.4.10. Elle a été révisée en 1992 pour prendre acte de la création de l'Union européenne.
[6] Le rôle du Parlement varie selon la nature de l'accord international. Il convient notamment de noter que la ratification de toute convention internationale impliquant une charge pour les fonds publics nécessite l'accord de la chambre basse – ce fut le cas pour l'Acte unique européen – et qu'aucun accord international ne peut faire partie de la loi interne de l'Etat à défaut d'une loi votée en ce sens par les deux chambres du Parlement. C'est à ce dernier titre que la loi de 1972 mentionnée supra fût votée.
[7]
[1987] IR 713 ;
[1987] ILRM 400. Pour une analyse (en anglais) plus approfondie de ce jugement et des références supplémentaires, cf. L. Pech, " National Report Ireland ", in H. Koeck and M. Karollus (eds.), Preparing the European Union for the Future? Necessary Revisions of Primary Law after the non-ratification of the Treaty establishing a Constitution for Europe, FIDE XXIII Congress, vol. 1, Nomos, 2008, p. 213. Pour une étude particulièrement instructive en langue française, cf. N. Fennelly, A. Collins, " Irlande ", in J. Rideau (dir.), Les Etats membres de l'Union européenne : adaptation, mutations, résistances, LGDJ, 1997, p. 263.
[8] Pour la petite histoire, le juge prit sa décision après avoir écouté deux jours durant les plaidoiries des parties à son domicile.
[9] Celle loi porte révision de la loi adoptée en 1972 afin d'assurer la réception de l'ensemble du droit communautaire dans l'ordre juridique interne.
[10] L'absence de législation incorporant en droit interne un accord international n'est pas rare. Ainsi, la Convention européenne des droits de l'homme, ratifiée en 1953, n'a pas été incorporée avant 2003. Cf. L. Pech, Chronique Irlande, Rev. fr. dr. const., 59, 2004, p. 663.
[11] Cette unanimité s'explique toutefois formellement par l'application de l'article 34.4.5° en vertu duquel tout arrêt de la Cour suprême sur une question concernant la validité d'une loi ayant rapport aux dispositions de la Constitution sera prononcé par un des juges de la Cour sans qu'aucune opinion individuelle (concordante ou dissidente) ne puisse être prononcée ou indiquée. Il semble néanmoins qu'il existait un consensus entre les juges quant au test à mettre en œuvre pour contrôler la constitutionnalité des dispositions de l'Acte unique.
[12]
[1987] IR 713, p. 767.
[13] Ibid.
[14]
[1987] IR 713, pp. 769-770.
[15] Article 29.4.1° : " Le pouvoir exécutif de l'État pour les affaires étrangères et connexes est exercé par le gouvernement ou sous son autorité, conformément à l'article 28 de la présente Constitution. "
[16] En vertu de l'Article 30 de l'Acte unique, les Etats membres " s'efforcent de formuler et de mettre en œuvre en commun une politique étrangère européenne " et s'engagent notamment " à s'informer mutuellement et à se consulter sur toute question de politique étrangère ayant un intérêt général, afin d'assurer que leur influence combinée s'exerce de la manière la plus efficace par la concentration, la convergence de leurs positions et la réalisation d'actions communes ".
[17] La clause d'immunité fut également révisée afin de tenir compte de la création de l'Union et le gouvernement profita de l'occasion pour obtenir l'autorisation de ratifier l'accord sur les brevets communautaires conclu le 15 décembre 1989.
[18] En vertu des articles 29.4.5° et 29.4.7°, l'Etat fut autorisé à ratifier respectivement le traité d'Amsterdam et le traité de Nice qui modifiaient tous deux le traité sur l'Union européenne et les traités instituant les Communautés européennes ainsi que " certains autres actes " conclus lors de la signature de ces deux traités. Contrairement toutefois à la pratique antérieure, suite à des pressions politiques, le gouvernement fut obligé d'insérer également dans la Constitution un paragraphe selon lequel l'accord préalable du Parlement est requis avant toute décision de " prendre les mesures ou exercer les choix discrétionnaires " prévus par une série d'articles. En clair, le gouvernement ne peut seul décider notamment de participer à une coopération renforcée dans un domaine particulier ou encore de mettre fin au régime dérogatoire dont bénéficie l'Irlande en matière de libre circulation des personnes, d'asile, d'immigration et de coopération judiciaire.
[19] En outre, peu de poids fut donné à l'argument du non-respect de la volonté souveraine exprimée lors du 1er vote au motif que le peuple avait déjà eu l'occasion de s'exprimer à plusieurs reprises sur le même sujet tel que le divorce par exemple.
[20] Cf. par exemple, C. Deloy, " Irlande : Référendum sur le traité de Lisbonne du 12 juin 2008 (analyse) ", Fondation Robert Schuman ; L. Pech, " After Ireland's 'No' : Long live the Lisbon Treaty ? ", Jurist, 18 juin 2008. Les médias irlandais ont révélé en juillet dernier que le millionnaire fondateur de l'organisation néo-conservatrice Libertas, et faisant campagne pour le " non ", a dépensé plus que tous les partis politiques combinés. Cette privatisation du débat public – et sa corruption si l'on ose dire – est la conséquence des insuffisances de la législation électorale irlandaise mais surtout d'un autre jugement hasardeux de la Cour suprême : McKenna v. An Taoiseach (No. 2)
[1995] 2 IR 10. Cet arrêt, au nom d'une conception plutôt simpliste de l'équité dans le débat public, interdit au gouvernement de dépenser des fonds publics lors des campagnes référendaires lorsqu'il s'agit d'influencer l'opinion publique. Ce malheureux arrêt a été plus tard suivi d'un autre tout aussi peu inspiré (Coughlan v. Broadcasting Complaints Commission
[2000] 3 IR 1) et qui a conduit les médias audiovisuels à accorder, lors des campagnes référendaires, le même temps de parole aux partisans (élus ou non) du " oui " et à ceux du " non ". Les pseudo experts opposés à l'UE ne pouvaient rêver mieux.
[21] Cf. Editorial, " The Lisbon Treaty and what to do next ", The Irish Times, 26 août 2008. Coïncidence ou pas, le même jour, Pat Cox, ancien président du Parlement européen, appelait à l'organisation d'un second référendum : " Another Lisbon vote not a great option but it is a democratic one ", The Irish Times, 26 août 2008.
[22] Cf. par exemple, R. Fanning, " Lisbon vote is not democracy but an exercise in buck-passing ", The Irish Times, 22 avril 2008 ; R. Barrington, " Was holding a referendum on Lisbon Treaty really necessary? ", The Irish Times, 11 juillet 2008.
[23] Cf. J. Smyth, " Denmark unlikely to hold poll on EU Treaty ", The Irish Times, 5 décembre 2007.
[24] Cf. L. Pech, " National Report Ireland ", op. cit.
[25] Pour les tenants de l'organisation obligatoire d'un référendum, le traité de Lisbonne nécessite de réviser la Constitution pour remédier notamment à l'inconstitutionnalité latente des dispositions relatives à la personnalité juridique unique de l'Union, à la clause de solidarité, à la Charte des droits fondamentaux. Ces dispositions ne nous apparaissent pas toutefois constituer des modifications substantielles au sens de l'arrêt Crotty. Plus délicate à résoudre avec certitude est la question de savoir si les " clauses passerelles " ou les procédures de révision simplifiée nécessitent ou non une révision de la Constitution irlandaise.
[26] S. Collins, " Legislative route may be best way to get around Lisbon ", The Irish Times, 19 juillet 2008 ; " Ratify Lisbon Treaty regardless of referendum results ", The Irish Times, 2 août 2008.
[27] S. Collins, " Irish officials meet Danes for advice on Lisbon opt-outs ", The Irish Times, 28 août 2008.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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