La différenciation peut-elle contribuer à l'approfondissement de l'intégration communautaire? - 1ère partie

Institutions

Thierry Chopin,  

Jean-François Jamet

-

15 juillet 2008

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Chopin Thierry

Thierry Chopin

Directeur des études de la Fondation Robert Schuman, professeur associé à l'Université catholique de Lille (ESPOL)

Jamet Jean-François

Jean-François Jamet

Enseigne l'économie européenne et internationale à Sciences Po.

La différenciation peut-elle contribuer à l'approfondissement de l'intégration c...

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Introduction :

Comme l'a rappelé une nouvelle fois le "non" irlandais au traité de Lisbonne, l'Union européenne est menacée de blocage sur les sujets soumis à une décision à l'unanimité. La réforme des institutions en est l'exemple le plus frappant, notamment parce qu'elle permettrait d'étendre le champ de la décision à la majorité qualifiée. Mais l'observation s'applique aussi à des domaines comme la défense, l'immigration, l'énergie, la fiscalité, la protection de la propriété intellectuelle, la politique étrangère ou les coopérations policière et judiciaire. Dans ces domaines, l'hétérogénéité des préférences des 27 Etats membres rend difficile l'obtention d'un consensus et freine l'intégration [1]. Les politiques concernées restent ainsi, pour l'essentiel, une prérogative nationale.

Dans ce contexte, la différenciation a été mentionnée à plusieurs reprises ces dernières années comme un moyen d'échapper au statu quo et de ménager des perspectives d'actions communes tout en tenant compte de l'hétérogénéité des préférences. Il s'agirait ainsi de permettre aux Etats qui le souhaitent d'aller plus avant dans l'intégration lorsque l'unanimité est source de paralysie au niveau communautaire, et réciproquement, de permettre aux pays les plus réticents face à l'intégration de ne pas s'y engager ("opt-out"). In fine, la différenciation constitue une réponse au dilemme efficacité/légitimité qui empoisonne la réforme des institutions communautaires depuis plus de 10 ans. La différenciation a néanmoins fait l'objet de critiques qui soulignent le risque de multiplier les arrangements institutionnels au détriment de la lisibilité des politiques communautaires, ou encore de diviser l'Union en créant une "Europe à plusieurs vitesses".

L'histoire montre pourtant que l'Union européenne a déjà connu de nombreuses formes d'intégration différenciée, à la fois dans et hors des traités. La politique spatiale, la coopération intergouvernementale en matière industrielle, l'euro, l'espace Schengen en sont des exemples. Ils figurent parmi les symboles de l'intégration européenne et ont souvent permis des processus de convergence, d'autres Etats rejoignant progressivement les premiers participants et certaines politiques étant tout simplement communautarisées. La différenciation contribuerait ainsi à résoudre les dilemmes efficacité/légitimité et approfondissement/élargissement, en faisant la preuve de l'intérêt de l'intégration par l'exemple. Il est notable néanmoins que la possibilité pour des Etats membres de créer des "coopérations renforcées", introduite par le traité d'Amsterdam en 1997, n'a jusqu'à présent pas été utilisée. Les formes de différenciation sont jusqu'ici apparues dans le cadre du traité lui-même (par exemple la création de l'euro et les clauses d'exemption adoptées dans le cadre du traité de Maastricht) ou hors traité.

Les développements qui suivent présentent d'abord les fondements théoriques de la différenciation, les précautions qu'elle requiert et le rôle qu'elle a joué dans l'intégration communautaire. Ils exposent ensuite les formes de différenciation ainsi que le dispositif institutionnel encadrant les "coopérations renforcées". Enfin, ils examinent les domaines où la différenciation pourrait être opportunément utilisée.

1. Différenciation et intégration, une dialectique nécessaire ?

1.1. Les fondements théoriques de la différenciation

Différenciation et intégration entretiennent par définition un lien complexe dans la mesure où la différenciation implique que certains pays vont plus loin dans l'intégration tandis que d'autres s'en abstiennent. La différenciation permet donc l'expérimentation au risque de la fragmentation. Nous présentons les fondements théoriques du recours à la différenciation et les précautions qu'il suppose.

1.1.1. Tenir compte de l'hétérogénéité des préférences sans bloquer l'intégration : une application du principe de subsidiarité

Le débat théorique sur la différenciation s'inscrit dans celui, plus général, concernant la répartition des prérogatives aux différents niveaux de gouvernements (local, régional, national, européen). Plus précisément, la question de l'intégration différenciée se pose dans le cadre du débat sur le transfert de compétences du niveau national au niveau européen et sur ses modalités. La réflexion académique [2] a jusqu'ici approché cette question en cherchant à définir un critère d'optimalité de la répartition des compétences entre niveaux centralisé et décentralisé. La discussion est posée en termes de coûts et de bénéfices associés à la centralisation. Le coût de la centralisation d'une politique (de son transfert au niveau européen dans le cas qui nous intéresse) est d'imposer une même décision à des entités dont les préférences politiques et les caractéristiques objectives sont susceptibles de diverger. La décentralisation permet au contraire d'appliquer des choix politiques différents à des situations et/ou des préférences différentes. Symétriquement, le défaut de la décentralisation est qu'elle ne permet pas de prendre en compte les effets externes des politiques locales : par exemple, les dévaluations pratiquées par certains Etats membres au début des années 1980 se faisaient au détriment de la compétitivité de leurs voisins et de la stabilité économique de l'ensemble du continent. De même, les résultats des investissements en R&D d'un pays peuvent bénéficier à d'autres en y facilitant de nouvelles innovations scientifiques et commerciales. La centralisation permet, au contraire, de prendre en compte ces externalités, ainsi que de bénéficier d'économies d'échelle et d'éviter des doublons inutiles, par exemple dans le domaine de la politique spatiale. Elle permet enfin de simplifier l'environnement économique et réglementaire des entreprises opérant sur l'ensemble du continent. Le choix de centraliser ou non une politique dépend donc de la comparaison des bénéfices et des coûts qui y sont associés. Il y a un arbitrage à opérer entre hétérogénéité des préférences et des situations d'un côté, prise en compte des externalités et des économies d'échelles de l'autre.

Au niveau communautaire, cette logique est intégrée de deux façons dans les traités. Tout d'abord, le principe de subsidiarité (article 5 du traité instituant la Communauté européenne) pose que l'Union ne doit agir pour atteindre un objectif que si cet objectif ne peut pas être atteint par des politiques nationales ou sera mieux rempli par la Communauté en raison de l'échelle et des effets de l'action à mener. Depuis le traité d'Amsterdam, la Commission doit accompagner chacune de ses initiatives d'une justification montrant qu'elle respecte le principe de subsidiarité. L'autre application de l'arbitrage entre hétérogénéité des préférences/situations et gains attendus de la centralisation tient dans le choix de la procédure de vote retenue pour les différents domaines politiques. En effet, le recours à l'unanimité garantit qu'aucune décision commune ne sera prise si l'hétérogénéité des préférences des Etats est trop forte. L'unanimité permet ainsi de donner une compétence à l'Union dans un domaine où, dans certains cas, l'hétérogénéité des préférences/situations sera suffisamment forte pour qu'il ne soit pas optimal d'adopter une politique commune. Ceci permet d'avancer dans les seuls cas où les avantages de la centralisation sont reconnus par l'ensemble des Etats membres. Par ailleurs, les domaines de compétence exclusive de l'Union ont été décidés dans le cadre des traités qui requièrent l'unanimité des signataires. Ce faisant, les Etats membres ont implicitement estimé que les bénéfices de la centralisation l'emportent systématiquement sur ses coûts dans ces domaines, par exemple en matière de politique commerciale extérieure.

Cette approche a été le cadre dans lequel beaucoup d'avancées de l'intégration communautaire ont été obtenues. Elle souffre néanmoins de deux défauts majeurs. Tout d'abord, l'accroissement du nombre des Etats membres rend de plus en plus faible la probabilité qu'une décision soit prise à l'unanimité car il accroît l'hétérogénéité des préférences et des situations. La sortie du statu quo est ainsi plus difficile et la réactivité des politiques communautaires plus faible en cas de nécessité d'un vote à l'unanimité. Le deuxième défaut de l'approche décrite tient au fait qu'elle applique l'arbitrage coût/bénéfice de la centralisation au seul niveau de l'Union. Or, il est possible que la centralisation soit optimale pour un sous-groupe d'Etats membres pour lesquels la mise en commun d'une décision permettrait d'atteindre une efficacité plus grande que dans le cas décentralisé (où la prérogative revient au niveau national). La situation optimale serait alors que les Etats membres concernés puissent mettre en commun cette décision sans que celle-ci s'impose aux Etats pour lesquels une décision décentralisée reste préférable en raison de leurs situations/préférences différentes. Autrement dit, d'un point de vue théorique, la différenciation est, dans certaines situations, la seule façon d'assurer l'optimalité de la répartition des prérogatives à différents niveaux de gouvernement et de dépasser le statu quo lié au vote à l'unanimité.

1.1.2. La différenciation comme forme d'expérimentation et facteur de convergence

La différenciation peut aussi constituer une forme d'expérimentation. Dans la pratique, il peut exister un certain degré d'incertitude sur les coûts et bénéfices associés à l'adoption d'une politique commune. C'est le cas, par exemple, dans le domaine industriel où la réussite économique d'un projet est toujours incertaine avant sa mise en œuvre, ou dans le cadre de la politique monétaire, du fait de la possibilité de chocs asymétriques (qui ne touchent pas les Etats membres de la même façon). Dans ce contexte, certains pays ne souhaiteront pas prendre de risque tandis que d'autres sont prêts à le faire, le risque leur apparaissant moindre pour des raisons objectives ou politiques. La différenciation permet alors aux Etats ayant l'aversion pour le risque le plus faible de développer une politique commune. Pour les autres Etats, cette initiative a alors valeur d'expérimentation. Ils peuvent en observer les résultats, ce qui réduit l'incertitude associée à la participation à cette politique commune et s'ils sont positifs, ils peuvent alors décider de rejoindre les autres Etats membres. Cela a été le cas de nombreux projets industriels européens développés dans un cadre intergouvernemental. Arianespace est, par exemple, le résultat d'un partenariat initial entre la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni, progressivement étendu à de nombreux autres Etats membres : l'Agence spatiale européenne, née en 1975 pour coordonner le programme Ariane, regroupe désormais 17 Etats européens.

Cette caractérisation de la différenciation comme "processus de découverte" est que les préférences des Etats membres quant à la centralisation d'une politique ne sont pas figées. Des pays qui ont d'abord été opposés à l'adoption d'une politique commune peuvent être amenés à changer de position et à souhaiter rejoindre les Etats qui s'y sont engagés ("opt-in"). Cela peut venir de la démonstration par l'exemple de l'utilité d'une politique, mais aussi du débat interne. C'est le cas du chapitre social du traité de Maastricht, qui a fait l'objet d'un "opt-out" du Royaume-Uni en 1992 avant que le gouvernement de Tony Blair ne choisisse finalement de le signer en 1997.

Il est donc important de ne pas avoir une vision statique de l'arbitrage entre hétérogénéité des préférences/situations et gains de la centralisation. Il est du reste possible de concevoir des processus de convergence qui rapprochent les situations et les préférences, et renforcent ainsi la légitimité de la mise en commun d'une politique. Le débat politique européen (au sein du Conseil européen et du Parlement européen, mais aussi dans le cadre de l'association des parlements nationaux et de l'information des citoyens européens), le développement des échanges ou le rapprochement des réglementations en sont des exemples. Cependant, la différenciation peut là encore apporter une contribution importante, non seulement parce qu'elle alimente le débat politique mais parce qu'elle peut en elle-même résulter de la mise en place de critères de convergence. C'est le cas des critères de convergence fixés par le traité de Maastricht pour l'entrée dans la zone euro. Ces critères permettent d'assurer que la politique monétaire de la BCE s'appliquera à des situations objectives (d'inflation et de finances publiques notamment) relativement proches entre les différents participants. La différenciation est dans ce cas la résultante de la nécessité de rapprocher les situations avant d'adopter une politique commune.

1.2. Éviter la fragmentation et la constitution de "clubs" : des précautions nécessaires

Si la différenciation apparaît comme un moyen efficace de poursuivre l'intégration dans certaines configurations, elle présente aussi un certain nombre de risques si elle est mal utilisée. Le premier est celui d'une fragmentation excessive du processus d'intégration lui-même : la multiplication des mécanismes de différenciation limiterait la lisibilité de l'Union européenne pour ses citoyens et pour ses partenaires étrangers. La différenciation crée en effet une complexité institutionnelle supplémentaire dans la construction européenne, déjà souvent objet de critiques en raison de la difficulté qu'éprouvent les citoyens à comprendre les rouages de l'Union. Il convient donc de s'assurer que les mécanismes de différenciation restent de fonctionnement aisé et qu'ils sont expliqués aux citoyens.

Un autre risque est celui de diviser les Etats membres en crispant les positions des Etats membres qui restent en dehors. Ceci peut arriver pour deux raisons : dans le premier cas, les Etats estiment que le mécanisme de différenciation nuit à leurs intérêts même s'ils n'y participent pas. Lorsque la France a envisagé la constitution d'une défense européenne autonome de l'OTAN au travers des coopérations renforcées, les pays d'Europe centrale et orientale s'y sont opposés parce qu'ils considéraient que cette autonomie affaiblirait l'OTAN et, par là, leur propre protection. C'est pourquoi des coopérations renforcées en vue de la constitution d'une défense européenne ne sont envisageables que si des assurances sont données sur le fait que l'OTAN reste le cadre de référence des pays européens en matière de décisions militaires. La deuxième raison tient dans la possibilité que des Etats se sentent exclus d'un processus d'intégration auxquels ils souhaiteraient participer. C'est la raison pour laquelle la proposition française de constituer une coopération renforcée des pays méditerranéens de l'Union pour proposer la constitution d'une Union méditerranéenne n'a pas abouti : les autres Etats membres, qui participent au Processus euro-méditerranéen de Barcelone souhaitaient être associés et conserver un droit de regard sur l'utilisation des fonds communautaires. La différenciation ne doit donc pas être conçue comme la constitution de clubs dont les membres auraient le choix d'accepter ou de refuser de nouveaux participants, car ce choix risquerait de dépendre plus de l'intérêt particulier de chacun des membres du club que de l'intérêt commun du nouvel ensemble. Or, comme l'a souligné Frédéric Allemand, "la véritable interrogation est celle de la capacité des mécanismes d'intégration différenciée à susciter la participation progressive du plus grand nombre possibles d'Etats membres et par conséquent, à éviter que ne se forme l'image d'une Europe fragmentée" [3]. Il est donc indispensable de s'assurer que l'intégration différenciée est un processus ouvert et que si elle fait l'objet d'une conditionnalité (comme dans le cas de la participation à la zone euro), celle-ci est légitime et transparente. En outre, les initiatives destinées à favoriser la convergence des situations et des préférences doivent être encouragées.

Ces précautions nécessaires expliquent que des conditions aient été fixées à l'utilisation des coopérations renforcées dans le cadre du traité. Cependant, il faut également veiller à ce que ces conditions ne soient pas dissuasives par leur complexité car sinon les mécanismes de différenciation se développeront hors traité, sans les mêmes garanties. Il est donc important que la Commission facilite la différenciation dans les domaines où elle peut s'avérer opportune tout en encourageant la participation du plus grand nombre d'Etats.

1.3. La contribution de la différenciation à l'intégration communautaire : une mise en perspective historique

La différenciation, sous ses différentes formes, a d'ores et déjà joué un rôle important dans le processus d'intégration communautaire. La Communauté européenne elle-même a résulté du choix d'un petit nombre de pays de mettre certaines politiques en commun dans le cadre du traité établissant la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA), puis dans le cadre du traité de Rome. Son succès dans la mise en place d'un marché commun (caractérisé par la suppression des droits de douane, la libre circulation des produits et la libre concurrence) a souligné les gains à retirer de la participation à la construction communautaire et a incité d'autres Etats à demander l'adhésion. Par la suite, de nombreuses politiques communes ont été la résultante d'un processus d'intégration différenciée. La politique industrielle, la politique de la recherche, la coopération en matière de contrôle aux frontières (Schengen) ont d'abord été des exemples de différenciation hors traité avant de devenir des prérogatives communautaires. Ces exemples montrent que la différenciation, y compris hors traité, peut avoir un effet d'entraînement ou du moins préparer le terrain à l'adoption d'une politique commune réunissant l'ensemble des Etats membres. L'Union économique et monétaire (UEM) montre aussi que la différenciation peut être le moyen de s'assurer de l'efficacité de la mise en œuvre d'une politique commune en garantissant que les Etats qui y participent sont suffisamment homogènes et en facilitant la convergence des situations économiques objectives.

Par ailleurs, il est notable que la différenciation ait été un passage obligé pour la plupart des avancées institutionnelles récentes : des mécanismes d'"opt-out" ont été nécessaires à l'adoption de chacun des traités signés depuis Maastricht. Du reste, la situation dans laquelle l'Union se trouve après le "non" irlandais au traité de Lisbonne n'est pas nouvelle. Le traité de Maastricht fut rejeté par référendum par le Danemark en juin 1992 avant qu'un nouvel accord soit conclu en décembre de la même année et qu'un second référendum soit organisé avec succès en mai 1993. Le traité de Nice fut rejeté lui aussi en juin 2001 par les Irlandais avant qu'ils ne revotent et l'acceptent cette fois-ci en octobre 2002. Le traité de Lisbonne se trouve à son tour dans cette situation. Ces rejets successifs ont souligné l'importance des dispositifs "d'opt-out" pour l'adoption des traités et, plus généralement, des processus de différenciation lorsqu'un consensus ne peut pas être trouvé au sein de l'Union. Il est néanmoins notable qu'il y a eu peu d'"opt-in" (même si le Royaume-Uni y a eu recours au sujet de la Charte sociale en 1997) : les clauses d'exemption ont été le plus souvent reconduites d'un traité à l'autre. De plus, le passage d'un système d'intégration différenciée hors traité à une politique communautaire est parfois difficile. C'est le cas en ce moment sur le terrain du brevet communautaire. Le système de brevet européen actuel ne concerne que 13 des Etats membres de l'Union et consiste en un assemblage de brevets nationaux : le brevet doit être traduit dans chacune des langues des pays où l'on souhaite qu'il soit valable et, en cas de litige, il faut déposer une plainte dans chaque Etat. D'après les évaluations de la Commission, un brevet européen valable dans les 13 Etats membres concernés est 11 fois plus cher qu'un brevet américain et 13 fois plus cher qu'un brevet japonais, ce qui est prohibitif, notamment pour les PME. Pourtant, la Commission a de grandes difficultés à faire adopter par l'ensemble des Etats membres un véritable brevet communautaire, valable sur l'ensemble du territoire de l'Union et accompagné d'une unique juridiction spécialisée compétente pour traiter l'ensemble des litiges.

Enfin, la différenciation ne doit pas dispenser d'apporter une réponse à la question de la légitimité des politiques communes aux yeux des citoyens et de faire les efforts nécessaires pour convaincre de leur utilité, y compris dans les Etats a priori réticents. Ceci suppose d'informer les opinions publiques des projets de différenciation et de s'assurer que les sociétés civiles sont suffisamment associées à ces initiatives. Cela suppose aussi de ne pas utiliser la différenciation comme un moyen de chantage sur des opinions publiques qui se montreraient réticentes à l'intégration. La différenciation peut montrer l'utilité de l'intégration par l'exemple et faire ainsi converger les préférences. Mais elle peut aussi correspondre à une situation où il est effectivement optimal que certains pays ne participent pas parce que ce n'est pas dans leur intérêt bien compris. Autrement dit, la différenciation bien utilisée facilite l'intégration, elle est même une étape nécessaire dans certains cas, mais dans certaines situations elle peut aussi être satisfaisante par elle-même sans devoir être considérée comme une phase transitionnelle.

2. Les formes de différenciation

La différenciation désigne une situation où les Etats membres n'ont pas les mêmes droits (notamment le pouvoir de participer à la décision) et obligations (particulièrement celle de se soumettre aux décisions communes) selon les domaines politiques, en raison de la volonté (ou capacité) des uns d'aller plus loin dans l'intégration et des autres de s'en tenir à l'écart, au moins de façon provisoire. Cette définition peut néanmoins recouvrir différentes formes de différenciation selon qu'elle s'opère au sein des traités définissant les institutions et les prérogatives de l'Union ou en dehors, et selon la procédure utilisée. Ces différentes formes ne doivent pas être confondues avec les nombreuses expressions utilisées dans le débat politique européen pour désigner les résultats envisageables des processus de différenciation : "Europe à géométrie variable", "Europe à plusieurs vitesses", "Europe à la carte" (John Major), "Noyau dur" (Wolfgang Schäuble- Karl Lammers), "Cercles concentriques" (Edouard Balladur), "traité dans le traité" (Jacques Delors), "Avant-garde", "Groupe pionnier" (Jacques Chirac), "Centre de gravité" (Joschka Fischer) [4]. Ces différentes expressions sont le reflet de trois visions politiques de la différenciation. La première, d'origine anglo-saxonne, conçoit la différenciation comme un moyen de rester en dehors de tout projet de nature fédérale, et plus généralement de permettre à tout pays qui le souhaite de ne pas participer à l'intégration sur un sujet donné. La seconde, franco-allemande, voit la différenciation comme le moyen de créer un sous-ensemble constitué autour du couple franco-allemand et désireux d'aller plus loin dans l'intégration, autrement dit une forme d'Union dans l'Union. La troisième s'inquiète des résultats que pourrait avoir l'une ou l'autre de ces conceptions parce qu'elle fragmenterait l'Europe à l'excès dans le premier cas et qu'elle créerait un "club" dont seraient exclus les autres pays dans le second.

2.1. La différenciation hors traité

La différenciation hors traité est celle qui offre le plus de flexibilité sur le plan du droit. En effet, rien n'interdit aux Etats membres de conclure des accords ou conventions entre eux dans les domaines qui ne relèvent pas de la compétence exclusive de l'Union [5]. Ils peuvent ainsi choisir de mettre en commun certaines politiques dans le cadre de traités distincts du traité instituant la Communauté européenne (TCE). Les seules obligations des Etats dans ce cadre sont de continuer à respecter le droit communautaire, qui prime sur les traités internationaux, et de remplir l'obligation de coopération sincère dans le cadre du traité [6] : les Etats ne peuvent signer des accords qui comprendraient des dispositions contraires au droit communautaire ou qui empêcheraient d'atteindre les objectifs fixés par le TCE. Au-delà de ces obligations, la différenciation hors traité offre beaucoup de liberté, en permettant par exemple de signer un accord incluant un Etat non membre de l'Union. Il ne nécessite pas en outre l'accord des autres pays européens et de la Commission.

Parmi les nombreux exemples de différenciation au travers d'accords internationaux conclus hors traité, citons l'Union de l'Europe occidentale en matière de défense, les accords de Schengen en matière de contrôle d'identité aux frontières et de visas, le traité de Prüm en matière de coopération policière, les projets industriels dans le domaine de l'aéronautique et de l'espace (cf. Airbus-EADS, l'Agence spatiale européenne et Arianespace), le programme Eureka dans le domaine de la recherche, la Convention sur la délivrance de brevets européens ou encore la Charte sociale européenne.

2.2. Les clauses d'exemption (opt-out) et la différenciation prévue par les traités

Les traités communautaires peuvent eux-mêmes prévoir que certaines de leurs dispositions ne s'appliquent pas à tous les membres ou font l'objet d'une conditionnalité. Ceci suppose que les signataires, à la fois ceux qui se voient appliquer ces dispositions et ceux qui en sont exemptés, acceptent ce traitement différencié.

On parle d' "opt-out" lorsque certains Etats obtiennent, à leur demande, une exemption. Ce fut par exemple le cas dans le cadre du traité de Maastricht pour ce qui est de l'union monétaire (opt-out du Royaume-Uni, du Danemark et de la Suède) et du chapitre social (opt-out du Royaume-Uni), ou encore dans le cadre du traité d'Amsterdam pour le titre IV TCE sur les visas, l'asile et l'immigration (opt-out du Royaume-Uni, de l'Irlande et du Danemark). Le traité de Lisbonne prévoit des clauses d'exemption, par exemple dans le domaine de la coopération judiciaire en matière civile (pour le Royaume-Uni et l'Irlande). Il est possible que ces clauses soient étendues à la suite du rejet du traité par référendum en Irlande.

Par ailleurs, la différenciation peut procéder de l'imposition par les Traités d'une conditionnalité à la participation à une politique commune. La participation à la zone euro requiert ainsi que les Etats remplissent un certain nombre de critères de convergence : la stabilité des prix (le taux d'inflation de l'Etat candidat ne doit pas dépasser de plus de 1,5 point de pourcentage celui des 3 Etats membres disposant de l'inflation la plus basse au cours de l'année précédant l'examen de la candidature), la santé des finances publiques (déficit public inférieur à 3%, dette publique inférieure à 60%, ou rapprochement significatif de ces objectifs en tendance), la stabilité du taux de change vis-à-vis de l'euro (participation au système monétaire européen dans les deux années précédentes), et le niveau modéré des taux d'intérêt à long terme (qui ne doivent pas dépasser de plus de 2 points de pourcentage ceux des 3 Etats membres qui servent de référence pour la stabilité des prix). La Grèce a par exemple dû attendre 2001 pour entrer dans la zone euro en raison d'une inflation excessive et de taux d'intérêts trop élevés.

2.3. L'abstention constructive

L'abstention constructive est une autre forme de différenciation, qui permet à certains pays de choisir de s'abstenir de participer à une action ou à une décision, sans pour autant s'opposer à ce que les autres Etats membres puissent s'y engager. Cette possibilité ne s'applique que dans le cadre de la Politique étrangère et de sécurité commune et de la Politique européenne de sécurité et de défense.

2.4. Les coopérations renforcées

2.4.1. Le cadre actuel

Le traité d'Amsterdam a introduit en 1997 la possibilité pour les Etats membres de nouer des "coopérations renforcées" au sein de l'Union [7]. D'abord applicables au 1er et 3e piliers (politiques communautaires et coopération en matière de justice et d'affaires intérieures), le traité de Nice en a étendu en 2000 le champ d'application au 2e pilier (politique étrangère et de sécurité commune), à l'exclusion des questions ayant des implications militaires et des questions de défense. L'intérêt des coopérations renforcées, par comparaison à des accords hors traité, est de permettre le recours aux institutions de l'Union (vote dans le cadre du Conseil, contrôle de l'application directe des actes par la Cour de Justice (CJCE), etc.) pour faciliter une coopération plus étroite entre les Etats qui souhaitent poursuivre l'approfondissement des politiques communes. Par ailleurs, le traité interdit aux Etats qui n'y participent pas d'en entraver la mise en œuvre. En revanche, pour rassurer les Etats ne souhaitant pas y participer et limiter le risque d'une fragmentation de l'Union, les coopérations renforcées sont très encadrées :

elles ne peuvent être engagées qu'en dernier ressort : le Conseil doit juger que l'objectif qui leur est assigné ne peut pas être atteint dans le cadre des autres dispositions du traité dans un délai raisonnable ; elles doivent être conformes aux objectifs et aux intérêts de l'Union (notamment la cohésion économique et sociale, la concurrence, la liberté des échanges et le marché intérieur), respecter les traités et l'acquis communautaire (y compris l'acquis de Schengen), et renforcer le processus d'intégration ; elles doivent rester dans les domaines de compétence de l'Union et ne pas porter sur ses domaines de compétence exclusive ; elles sont soumises à la consultation du Parlement (et à son avis conforme dans les domaines relevant de la procédure de codécision [8]), à l'avis de la Commission, à l'accord du Conseil statuant à la majorité qualifiée et à l'éventuelle saisine du Conseil européen sur demande d'un Etat membre opposé à son adoption ; elles doivent réunir au moins 8 membres, être ouvertes à tous ceux qui souhaitent y participer et le rester après qu'elles ont été initiées ; la Commission et le Conseil doivent veiller à la cohérence des actions entreprises dans ce cadre ; les dépenses et les coûts administratifs résultant de la mise en œuvre des coopérations renforcées sont à la charge des Etats qui y participent (sauf décision à l'unanimité du Conseil après consultation du Parlement).

Les dispositions applicables aux coopérations renforcées sont donc relativement contraignantes, ce qui rend leur initiation plus difficile que dans le cas des accords hors traité. Cependant, elles rendent le fonctionnement de la coopération plus simple par la suite et facilite son extension à d'autres Etats membres. La complexité des règles régissant les coopérations renforcées et le désir de n'y recourir qu'en dernier ressort expliquent sans doute qu'elles n'aient pas encore été utilisées. Leur possibilité peut néanmoins avoir un rôle d'incitation : la proposition d'y recourir a ainsi facilité l'adoption du règlement créant le statut de société européenne en 2001 [9].

2.4.2. Les dispositions prévues par le traité de Lisbonne

Le traité de Lisbonne prévoit de modifier certaines dispositions applicables aux coopérations renforcées [10] :

le nombre minimal de participants est fixé à 9 Etats membres (au lieu de 8 précédemment) ; l'approbation du Parlement européen est désormais nécessaire dans tous les domaines à l'exception de la Politique étrangère et de sécurité commune et de la coopération en matière de justice et d'affaires intérieures ; la possibilité d'une conditionnalité de la participation (définie par la Commission) est explicitement mentionnée ; le recours aux coopérations renforcées est facilité dans le domaine de la justice et des affaires intérieures : en cas de désaccord d'un Etat membre sur une décision devant être prise à l'unanimité, et en cas de persistance du désaccord après saisine du Conseil européen, les autres Etats membres (au moins 9) peuvent informer le Parlement, le Conseil et la Commission de leur souhait de nouer une coopération renforcée, laquelle est alors immédiatement réputée adoptée sans qu'un nouveau vote au Conseil soit nécessaire ; dans le domaine de la Politique étrangère et de sécurité commune, l'avis du Haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et l'unanimité du Conseil sont requis pour autoriser une coopération renforcée ; les coopérations renforcées sont désormais possibles dans le domaine de la défense et des questions ayant des implications militaires sous la forme d'une "coopération structurée permanente". Celle-ci concerne "les Etats membres qui remplissent des critères plus élevés de capacités militaires et qui ont souscrit des engagements plus contraignants en la matière en vue des missions les plus exigeantes". Elle n'est pas soumise à l'exigence d'un nombre minimum d'Etats participants. Elle est autorisée par le Conseil statuant à la majorité qualifiée, après consultation du Haut représentant. Au sein de la coopération structurée permanente, les décisions sont prises à l'unanimité.

Les principales nouveautés introduites par le traité de Lisbonne concernent donc la facilitation de l'utilisation des coopérations renforcées dans les domaines de la justice, des affaires intérieures et de la défense. Le régime général reste néanmoins très encadré.


[1] La comparaison des referendums français et irlandais met en évidence cette hétérogénéité des préférences collectives, notamment autour de l'opposition entre les demandes hexagonales en faveur de l'harmonisation fiscale et la volonté irlandaise de maintenir intacte la souveraineté fiscale du pays.
[2] Voir notamment Alesina, A. et R. Wacziarg (1999), "Is Europe Going too Far?", Carnegie-Rochester Conference Volume, supplement of the Journal of Monetary Economics ; et Alesina, A., I. Angeloni, et L. Schuknecht. (2005), "What Does the European Union Do?", Public Choice, Juin 2005.
[3] Frédéric Allemand, "Les coopérations renforcées : "solution miracle" pour relancer la construction communautaire ?", in F. Allemand, M. Wohlgemuth, C. Brandi, Faire l'Union à 27 : tenter de nouvelles méthodes ? , Fondation pour l'innovation politique, septembre 2007.
[4] Pour une présentation détaillée de l'histoire des débats politiques sur la différenciation dans le contexte européen, Giovanni Grevi, "Flexible Means to Further Integration", Political Europe, European Policy Centre, avril 2004.
[5] Les domaines relevant de la compétence exclusive de l'Union sont la politique commerciale commune, la conservation des ressources de la pêche, la politique monétaire, la libre circulation des personnes, les règles de la concurrence, la politique agricole et les éléments essentiels de la politique des transports.
[6] Article 10 TCE.
[7] Les coopérations renforcées font l'objet du Titre VII du traité sur l'Union européenne.
[8] La procédure de codécision permet au Parlement européen d'adopter la législation communautaire en partenariat avec le Conseil, les deux institutions devant s'accorder sur le texte proposé. Elle concerne la plupart des politiques communautaires relevant du premier pilier.
[9] L'établissement d'une société européenne autorise les sociétés constituées dans des États membres différents à fusionner ou à former une holding ou une filiale commune, tout en évitant les contraintes juridiques et pratiques qui résultent d'ordres juridiques différents.
[10] Dans les traités consolidés d'après les modifications apportées par le traité de Lisbonne, les coopérations renforcées font l'objet du Titre IV du traité sur l'Union européenne et du Titre III du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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