Migrations
Lukáš Macek
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ENLukáš Macek
1) En février 1991, un sommet entre la Hongrie, la Pologne et la Tchécoslovaquie donnait naissance au groupe de Visegrad. Ce groupe était alors conçu comme une structure de soutien mutuel pour l'intégration européenne. Lors du Conseil du 22 septembre dernier, tous les Etats membres ont voté en faveur d'une répartition des migrants sur une base du volontariat, à l'exception de la Hongrie, la Slovaquie, la République tchèque et la Roumanie, malgré les aménagements consentis. Comment expliquer ce paradoxe? Assistons-nous au retour de la fracture européenne "est-ouest" qui a prévalu lors de la guerre froide ?
Tout d'abord, il faut relativiser l'importance du "groupe de Visegrad" ("V-4") en tant que structure de coopération entre les quatre Etats membres concernés : formellement, ce groupe fonctionne depuis 1991, mais il est relativement rare qu'il permette de définir une ligne commune solide. La question des réfugiés semblait apporter une exception notable, d'autant plus que la République tchèque, qui assure actuellement la présidence tournante du groupe, a beaucoup misé sur le cadre V-4 pour éviter de se retrouver isolée. Mais même sur cette question, la groupe V-4 n'a pas su garder une ligne commune, la Pologne s'étant désolidarisée, au dernier moment, de ses trois partenaires.
Que ce désaccord européen traduise des différences majeures de perception entre les pays d'Europe centrale et leurs autres partenaires au sein de l'Union européenne, c'est une évidence. Ces différences portent sur la culture politique, sur les représentations et les perceptions de l'identité européenne et de la place de l'Europe dans le monde, voire sur le sens et la portée de certaines valeurs communes. Mais conclure sur un retour du clivage Est-Ouest me semble relever davantage d'un cliché que d'une analyse sérieuse. D'une part, les clivages révélés par la crise des réfugiés traversent toutes les sociétés européennes. Il y a une partie des sociétés de ces pays qui ne cautionne pas l'attitude de leurs gouvernements ; et les leaders occidentaux sont loin de bénéficier d'un soutien unanime chez eux. D'autre part, sur les 11 pays de l'ancien bloc de l'Est désormais membres de l'Union, 4 seulement ont opté pour la rupture sur ce sujet. Et si nous analysons les raisons de ce choix, nous constatons des différences sensibles d'un pays à l'autre. Bref, nous ne sommes pas dans une logique "bloc contre bloc".
Ceci dit, il est vrai que les sociétés d'Europe centrale sont en général plus fermées, culturellement et ethniquement plus homogènes, globalement moins tolérantes face à la différence que la plupart des sociétés des autres régions d'Europe. C'est une conséquence assez logique de leur histoire, pour le meilleur et pour le pire : d'une part, ces pays n'ont aucun passé colonial ; d'autre part, leur histoire tragique au XXème siècle n'a pas du tout favorisé l'ouverture à l'Autre.
2) Les pays d'Europe centrale et orientale, relativement homogènes, ont connu des empires multiethniques ainsi que des persécutions des minorités au cours du 20ème siècle. De plus, ces pays semblent ne pas avoir de tradition récente d'immigration, que ce soit dû à leur fermeture lors de leur période communiste ou à la faible attractivité de leur marché du travail malgré leur adhésion à l'Union européenne. Ces raisons historiques expliquent-elles leur réticence vis-à-vis de l'immigration ?
Oui, tout à fait. Et j'ajoute encore une fois l'inexistence du passé colonial qui induit l'absence de sentiment de familiarité à l'égard des populations extra-européennes, mais aussi de culpabilité et de dette morale à solder.
Face à l'immigration extra-européenne, il y a un fort sentiment de peur, fondé essentiellement sur cette méconnaissance. S'y ajoutent des amalgames qui atteignent des niveaux totalement inimaginables dans l'espace public de nombreux pays occidentaux : amalgames entre les demandeurs d'asile et les migrants économiques, mais surtout des amalgames terribles entre les migrants, l'Islam, l'islamisme, le terrorisme. Ces amalgames sont aussi plus ou moins présents en Europe occidentale, hélas ; mais pas au plus haut niveau du débat intellectuel et politique.
Il y un autre élément : la vision très négative des effets de l'immigration extra-européenne en Europe occidentale. A Budapest ou à Prague, vous pouvez très souvent entendre - dans tous les milieux - des phrases du type "Vu ce que cela a donné à l'Ouest, on n'en veut pas chez nous !". On peut le comprendre : il y a peu de chances qu'un Tchèque ait entendu parler, ces 10 dernières années, de l'immigration en France, par exemple, autrement que lors des émeutes des banlieues en 2005 et lors des attentats de janvier 2015. Il est facile de balayer ces réflexions en démontrant leur évident manque de nuances et de connaissances des réalités des sociétés occidentales. Mais il serait peut-être plus utile de se poser, à l'Ouest, la question de savoir pourquoi les exemples occidentaux ont fait de l'idée de "multiculturalisme" ou tout simplement d'une société ouverte à l'immigration un tel repoussoir, vu de l'Est. Certes, il y a des explications liées à celui qui observe... mais pas uniquement.
3) Les dirigeants des pays du groupe de Visegrad insistent beaucoup sur leur refus de se voir "imposer" une règle européenne concernant leur politique migratoire. Comment interpréter cette opposition ? Leur perception de l'Union européenne a-t-elle évolué depuis leur adhésion ?
Sur ce sujet, deux éléments se sont croisés, dans des proportions variables d'un pays à l'autre : l'attitude "anti-immigration" et l'euroscepticisme. Là encore, ce n'est pas une spécificité d'Europe centrale: FN en France, Lega Nord en Italie, UKIP au Royaume-Uni, etc. La différence, c'est qu'en Europe centrale, les milieux gouvernementaux ne sont pas actuellement exempts de cette tendance qui, dans la plupart des autres pays européens, reste essentiellement réservée à l'opposition antisystème.
Ainsi, la Hongrie de Victor Orbán, qui évolue vers une attitude toujours plus souverainiste, préfère pourfendre toute idée de quotas, alors que - à la différence des autres pays du V-4 - elle en serait l'un des principaux bénéficiaires. Mais, par principe, elle refuse une solution supranationale. En République tchèque et en Slovaquie, des gouvernements qui se positionnent plutôt sur une ligne "pro-européenne" ont préféré s'écarter de cette ligne pour ne pas se trouver en délicatesse avec leurs opinions publiques. Dans le cas tchèque s'y ajoute la volonté de ne pas donner des points faciles à l'opposition europhobe et de ne pas compliquer encore davantage les relations avec le président de la République qui aime se définir comme un "eurofédéraliste", mais sur les thèmes comme l'immigration ou l'Islam, ses propos n'ont rien à envier au Néerlandais Geert Wilders ou à la Française Marine Le Pen. En revanche, la Pologne a fini par privilégier une ligne pro-européenne, en plaçant les relations avec ses partenaires européens au-dessus des enjeux de politique intérieure.
Autant dire qu'une interprétation unique n'existe pas. Le seul point commun est lié à l'inexpérience encore persistante dans le jeu politique européen et aussi à une culture politique domestique assez conflictuelle et "matamoresque" qui les caractérise : les gouvernements du groupe de Visegrad, à l'exception relative et assez typique du gouvernement polonais, ont très vite adopté une attitude extrêmement dure, érigée en question de principe totalement non-négociable. Ils ont claqué la porte trop tôt et trop fort pour que le coût politique domestique d'un revirement n'en devienne trop élevé. Ce facteur est particulièrement puissant dans ces pays qui ont tendance à cultiver un certain complexe d'infériorité au sein de l'Union européenne et qui sont à l'affût de tout ce qui peut, de près ou de loin, ressembler à un "diktat" de la part des puissances. Evidemment, les traumatismes du XXème siècle - Munich, Yalta, la soumission aux ordres de Moscou 40 ans durant - ne sont pas étrangers à cette attitude.
S'y ajoute peut-être aussi une erreur de perception assez enracinée concernant l'Union européenne : il me semble que les pays d'Europe centrale et orientale ont toujours eu tendance à sous-estimer la profondeur de l'engagement européen et le fait que les avancées de l'intégration au cours des 25 dernières années sont à prendre au sérieux. Beaucoup de dirigeants de ces pays continuent de croire que le compromis du Luxembourg est toujours d'actualité. Et la culture politique européenne, qui privilégie le consensus et la recherche patiente du compromis - aux antipodes des cultures politiques internes que ces pays ont développées depuis 1989 –, les conforte dans cette idée que l'on peut toujours tiré sur la corde. Or là, pour une fois, le passage en force a été privilégié - à la grande surprise des pays qui croyaient que l'Union, une fois de plus, préférerait l'inaction à un conflit interne. Cela peut faire des dégâts au niveau des opinions publiques, mais paradoxalement, je crois qu'il y a aussi un côté positif : ce n'est pas plus mal si l'Union européenne écorne un peu son image de "machin inutile et bavard", pour paraphraser Charles de Gaulle à propos de l'ONU.
4) Même si la Pologne s'est partiellement désolidarisée de ses voisins en ne votant pas contre les mesures du Conseil du 22 septembre, on constate une certaine solidarité entre les différents Etats d'Europe orientale. Penser les pays d'Europe centrale et orientale comme un bloc a-t-il encore un sens ?
Ces pays dans leur ensemble certainement pas, comme il n'y a pas de sens à penser l'Europe occidentale comme un bloc. Quant au groupe de Visegrad, je ne nie pas une certaine pertinence et réalité de cette coopération régionale, mais nous restons quand même très loin du couple franco-allemand, du Benelux ou même de la coopération nordique. Il s'agit d'un groupe trop déséquilibré et hétérogène, tant du point de vue géopolitique, que du point de vue de l'histoire des relations entre ces pays, des perceptions mutuelles, etc. A bien des égards, par exemple, la République tchèque est plus proche de l'Autriche que de la Pologne. La relation entre la Slovaquie et la Hongrie risque de rester complexe encore pour longtemps. L'envie de la Pologne de jouer dans la cour des "grands" et de préférer le "triangle de Weimar" au "groupe de Visegrad" est à la fois compréhensible et problématique pour les trois autres pays, qui n'ont aucune envie de reconnaître à la Pologne un rôle hégémonique.
Bref, sur certains sujets, où il y a une proximité réelle de perceptions et d'intérêts, la solidarité entre ces pays peut jouer. Et c'est bien le cas en ce qui concerne la crise des réfugiés. Mais cela reste une exception.
5) Le groupe des libéraux du Parlement européen a appelé à la mise en œuvre de l'article 7 du traité sur l'Union européenne contre la Hongrie suite à la récente adoption au parlement hongrois d'une loi autorisant le gouvernement à déployer son armée aux frontières du pays. De son côté, Robert Fico, Premier ministre slovaque, a déclaré que "la Slovaquie est construite pour les Slovaques, pas pour les minorités". Les pays d'Europe occidentale et orientale partagent-t-ils le même système de valeurs ? Finalement, la fracture est-ouest est-elle conjoncturelle ou structurelle ?
Il faudrait alors viser désormais aussi la Slovénie qui vient d'avoir recours à son armée face à la vague des migrants qui n'arrivent plus à passer par la Hongrie. Je n'ai pas de sympathie pour la rhétorique et la façon de gérer la situation du gouvernement hongrois, mais je trouve aussi que les dérives de ses critiques sont contre-productives et, au fond, tout aussi dangereuses pour le projet européen. Qu'il s'agisse des propositions d'activer l'article 7 ou de "punir" les pays qui ont voté contre les quotas en les privant des fonds structurels.
Certes, le Premier ministre slovaque Robert Fico dit certaines choses déplaisantes, mais qui a relevé que l'un des plus beaux discours au sujet de nos valeurs et de la question des réfugiés a été prononcé par le président slovaque ? A-t-on oublié ce qu'on a pu entendre à Vienne du temps où le parti de Jörg Haider faisait partie de la coalition gouvernementale ou à Rome, lorsque la Lega Nord participait - à plusieurs reprises - au gouvernement ?
Il y a un problème structurel d'identité européenne et de dépression collective, de manque de confiance en soi des Européens face aux défis et menaces auxquelles nous sommes confrontés. Et ce problème structurel - qui touche l'ensemble de l'Union, voire l'ensemble de l'Europe (les récentes élections suisses le prouvent) - entraîne des expressions et des réactions conjoncturelles plus ou moins extrêmes et durables. Tomber dans la vision schématique "Est-Ouest" est la meilleure façon de passer à côté du sujet. Le malaise est européen, les symptômes peuvent paraître actuellement plus violents à l'Est... mais a-t-on déjà oublié qui a gagné les élections européennes en France et au Royaume-Uni ?
6) Cette fracture est-elle plus significative que la fracture Nord-Sud perceptible depuis le déclenchement de la crise des dettes souveraines dans les pays méditerranéens ?
Je pense que la fracture Nord-Sud en matière économique est beaucoup plus réelle. Et elle renforce, hélas, le problème structurel européen que je viens d'évoquer. Il est évident qu'une Europe en pleine croissance et avec un chômage dérisoire ne réagirait pas de la même façon à la crise migratoire. Plutôt que séparer ces divers éléments, il faut y voir les différentes facettes du même problème : l'Europe qui déprime, l'Europe qui vieillit, l'Europe qui se replie sur elle-même dans une nostalgie par rapport au passé et dans une peur par rapport à l'Autre et à l'avenir. Cette nostalgie et cette peur sont toutes les deux très largement irrationnelles. Le passé de l'Europe n'a pas été toujours si brillant que cela et elle est loin d'être dépourvue d'atouts face à l'avenir. Mais les élites politiques et intellectuelles semblent obnubilées par la vision d'un déclin inexorable.
7) Cette prise de position frileuse sur l'immigration ne risque-t-elle pas de se retourner contre les pays d'Europe centrale et orientale dans d'autres domaines, par exemple en matière de sécurité ou encore en matière économique ?
Même si je sais que mon opinion est loin d'être partagée par tous, je suis convaincu que les plus grands perdants d'un éventuel "détricotage" du projet européen seraient les pays d'Europe centrale et orientale. Sur le plan géopolitique : ils devraient s'habituer à vivre à nouveau dans la Realpolitik européenne non-régulée, non-tempérée par la logique communautaire, dans l'espace traditionnellement ultrasensible qui sépare l'Occident de la Russie. Sur le plan économique : il s'agit des économies qui ne peuvent absolument pas bâtir leur prospérité sur leurs marchés intérieurs nationaux - le marché intérieur européen est une bénédiction pour eux. Un retour au protectionnisme en Europe serait une mauvaise nouvelle pour tous ; mais pour les pays d'Europe centrale et orientale, ce serait une véritable catastrophe.
Il existe d'ailleurs un pays d'Europe orientale qui s'est construit pendant 25 ans sans épouser la trajectoire européenne - à la différence des 11 autres qui font désormais partie de l'Union. C'est l'Ukraine.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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