Entretien d'Europe"Un jour viendra où les Européens, du moins un petit groupe d'entre eux, décideront ensemble d'un budget commun affecté à certains aspects de la politique de défense commune"
"Un jour viendra où les Européens, du moins un petit groupe d'entre eux, décideront ensemble d'un budget commun affecté à certains aspects de la politique de défense commune"

Afrique et Moyen Orient

Nicole Gnesotto

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30 septembre 2013
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Nicole Gnesotto

Vice-présidente de Notre Europe/Institut Jacques Delors. Ancien chef adjoint du Centre d'Analyse et de Prévision du ministère français des Affaires étrangères (1987-1990), elle a dirigé l'Institut d'Etudes de Sécurité de l'UEO (1999-2001), avant d'être nommée directeur de l'Institut d'études de sécurité de l'Union européenne (EU-ISS) jusqu'en 2007. En 2008 elle a été nommée professeur titulaire de la chaire sur l'Union européenne au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). Elle a été membre de la Commission du livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2013.

"Un jour viendra où les Européens, du moins un petit groupe d'entre eux, décider...

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1. Alors que l'Union européenne semblait profondément divisée sur la situation en Syrie, elle a réussi à trouver une position commune, qu'en pensez-vous ? Quelle conséquence aura la confirmation d'utilisation d'armes chimiques par le rapport des enquêteurs de l'ONU, alors que la position commune parlait d'une "réponse forte" dans un tel cas : intervention ou action politique ?

Le premier niveau de réponse est de constater une fois de plus le décalage entre la rhétorique et l'action politique. Le second est de constater à quel point l'usage de la force, même en cas de franchissement d'une ligne rouge par un Etat donné, prouvé par des enquêteurs indépendants, est devenu difficile à envisager dans le monde actuel. Pas seulement en Europe, mais également aux Etats-Unis. Cette montée en puissance de l'abstentionnisme stratégique des Occidentaux est une des grandes nouveautés stratégiques de la mondialisation : la complexité des crises est telle en effet qu'elle conduit à un brouillage massif de nos valeurs et de nos intérêts. Je dirais même à un décalage grandissant entre ces deux moteurs traditionnels de notre action internationale. Où sont nos intérêts et nos valeurs en Egypte, en Syrie, en Libye, etc.? Il n'est pas de question plus difficile actuellement. Nos valeurs auraient du conduire à une intervention précoce en Syrie. Nos intérêts sont beaucoup moins facilement identifiables, ils peuvent même différer à court et/ou à moyen terme, et cette incertitude nous conduit du coup à l'abstention, l'attentisme et l'inaction collective. Les opinions publiques occidentales, partout majoritairement hostiles à une intervention, témoignent de cette nouvelle "confusion des sentiments" stratégiques à l'heure de la mondialisation.

2. Que pensez-vous du "non" de la Chambre des Communes britannique en réponse à la motion proposée par David Cameron pour une intervention en Syrie ? Comment le mettre en perspective avec la position commune qu'a également signée le Royaume-Uni ?

Ce fut une surprise, suivie d'une autre surprise venue des Etats-Unis. Ces deux pays, de tradition la plus interventionniste qui soit, ont manifesté, au niveau de leurs représentants élus, des réticences à l'égard des interventions extérieures que les plus neutralistes ou pacifistes des Européens n'auraient pas reniées. Comment expliquer cette "européanisation" soudaine des Anglo-saxons ? C'est en partie la rançon des échecs successifs des interventions militaires en Irak, voire même en Afghanistan : les opinions britanniques et américaines tirent en effet des leçons ambigües de ces expéditions extérieures, dans la mesure où il est difficile, 10 ans après, de définir précisément le bénéfice qu'en ont tiré les Etats-Unis et le Royaume-Uni, ou plus généralement les Occidentaux et la démocratie, sans parler des conséquences sur les théâtres d'opérations et dans la région (montée en puissance de l'Iran, radicalisation intégriste un peu partout). A quoi a servi l'usage de la force ? Ce scepticisme stratégique, s'il devait se confirmer, constituerait une évolution majeure, notamment pour l'avenir de la puissance américaine.

3. L'accord entre les Etats-Unis et la Russie ne fait-il pas de facto de l'Europe un acteur en marge du jeu géopolitique mondial ?

Ce n'est pas nouveau. Dans les crises majeures impliquant les Etats-Unis, les autres grandes puissances, Israël, le nucléaire ou les armes de destruction massive, l'Europe a toujours joué un rôle marginal. Elle ne cherche pas d'ailleurs à se substituer aux Etats-Unis quand ceux-ci sont directement impliqués : au pire les Européens se divisent (cas de l'Irak en 2003), au mieux ils soutiennent l'action américaine (conflit israélo-palestinien). L'Union européenne n'a réussi à être un acteur central du jeu stratégique que sur quelques crises régionales (Géorgie, Balkans, RDCongo), la plupart du temps en Europe et en Afrique. Son rôle notamment en matière de sûreté maritime au large de la Somalie (opération anti-piraterie Atalante) est exemplaire à cet égard. Toutefois, cette marginalité de l'Europe sur la scène stratégique mondiale n'est ni étonnante ni scandaleuse. Ce qui importe avant tout c'est que l'Union européenne dans les zones et les crises sur lesquelles elle décide vraiment de s'impliquer, soit efficace, déterminée, et que son intervention fasse, rapidement, la différence. Or ce n'est pas toujours le cas.

4. Vous avez été membre de la Commission du Livre blanc français sur la Défense et la Sécurité nationale qui a été rendu public le 29 avril dernier. En quoi ce nouveau Livre blanc français se différencie-t-il de son prédécesseur (2008) ? En quoi est-il européen ?

Le nouveau livre blanc répondait à plusieurs évolutions majeures depuis 2008 dont la crise économique et l'évolution extrêmement rapide du contexte stratégique. Le Livre blanc tire notamment les leçons des révolutions dans le monde arabe, de la montée en puissance de la Chine, des nouvelles priorités asiatiques des Etats-Unis et surtout des conséquences de la crise économique sur la hiérarchie des puissances et les ressources financières disponibles. S'agissant d'Europe, il renoue avec l'affirmation d'une ambition française en matière de défense commune, assortie de propositions concrètes, capacitaires et industrielles. Le Livre blanc de 2008 avait certes placé la barre assez haut en matière de défense européenne, mais la politique n'avait pas suivi : la priorité donnée au retour français dans l'OTAN avait en quelque sorte conduit à un gel des ambitions dans le cadre européen. Le Livre blanc de 2013 renoue avec le volontarisme politique de la France à l'égard de la défense européenne.

5. L'élaboration d'un Livre blanc européen est-elle concrètement possible ? A quelles fins ?

C'est un vieux serpent de mer. En 2001, la présidence belge l'avait pour la première fois appelé de ses vœux, sans succès évidemment. De nos jours, le consensus n'existe toujours pas entre les 28 Etats membres pour se livrer à ce type d'exercice, qui implique non seulement une analyse commune des menaces - ce qui est relativement possible - mais aussi la définition des intérêts communs de sécurité, des priorités stratégiques, des scénarios d'intervention, une doctrine d'emploi de la force, un modèle d'armée ou, du moins, de capacités militaires disponibles et une organisation conséquente des forces. C'est beaucoup trop demander. Toutefois, les Européens ont déjà, depuis 2003, une stratégie commune de sécurité, révisée partiellement en 2008, qui correspond à la première partie d'un possible Livre blanc. Dans la mesure où le monde change très vite, il serait utile que le Conseil européen demande une nouvelle stratégie de sécurité adaptée au monde de 2014. Il serait même souhaitable que tous les 5 ans, à chaque changement de législature européenne, une nouvelle stratégie de sécurité soit proposée : elle décrirait, à destination de toutes les instances (conseil, commission et parlement), le contexte international dans lequel l'Union européenne devrait opérer. On pourrait également envisager que le Conseil européen mandate plusieurs groupes de travail pour des études plus spécifiques, notamment sur la menace terroriste, la sécurité en Afrique, la stratégie de sécurité maritime, etc.

6. Depuis l'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, les chefs d'Etat et de gouvernement se réuniront pour la première fois pour discuter de la Politique de défense et de sécurité commune lors du Conseil européen des 19 et 20 décembre 2013. Des discussions sur une coopération étroite et pragmatique, comme la mutualisation et le partage capacitaire (pooling and sharing, smart defence), sont-elles envisagées et/ou envisageables ?

Ce Conseil européen consacré à la défense est un événement politique important. Il ne va sans doute pas devenir le grand soir de la défense européenne, mais il peut amorcer une nouvelle intronisation de la politique de défense au plus haut niveau politique de l'Union, avec des décisions immédiates mais aussi la définition d'étapes successives et, peut-être, même une vision politique à terme que les citoyens ont bien du mal à trouver dans les textes européens actuels. Parler de la défense et de la sécurité c'est en effet parler du rôle de l'Europe dans le monde et il est plus que temps que le débat s'ouvre. Le dossier capacitaire et industriel est aussi important, car l'industrie de défense concerne près de 900 000 emplois en Europe pour un chiffre d'affaires de 96 milliards € : c'est donc un moteur de croissance possible, une source d'innovation et d'excellence technologique, et un chantier de coopération voire d'intégration européenne accrue. La Commission européenne va devenir à cet égard un acteur important, notamment pour le financement de la recherche et de l'innovation technologiques, ce qui pourrait amener à réfléchir aux relations traditionnelles entre le Conseil et la Commission sur le dossier de la politique de défense et de sécurité commune (PSDC).

7. La Loi de programmation militaire (2014-2019) présentée le 2 août en France ne parle que très peu de la défense européenne ou en parle de manière abstraite. Est-ce parce que l'on est en attente des conclusions du Conseil européen centré sur la défense au mois de décembre prochain ? D'ailleurs, qu'attendre de ce Conseil en vue de renforcer la défense européenne, selon vous ?

Une loi de programmation militaire est par définition un document national, à la fois juridique et opérationnel. Il engage les finances de la nation et l'organisation des forces armées. Par définition, il ne saurait contenir des éléments de programmation et de financement à vocation européenne, puisque ceux-ci, s'ils existent un jour, supposent des accords entre tous les Etats membres concernés. Le Conseil européen de décembre 2013 sera un événement important en matière d'Europe de la défense, en termes de volontarisme politique, d'ambition collective et d'impulsion donnée à quelques dossiers plus techniques, tels les ravitailleurs en vol ou la fabrication de drones européens. Mais c'est un exercice tout à fait différent. Un jour viendra sans doute où les Européens, du moins un petit groupe d'entre eux, décideront ensemble d'un budget commun affecté à certains aspects de la politique de défense commune. Mais nous n'en sommes pas là.

8. Par ailleurs, la Loi de programmation militaire met en exergue une coopération franco-britannique en matière d'industrie de défense (poursuite des accords de Lancaster House). De quelle manière est-il possible d'envisager une telle coopération ?

Pour la France, le Royaume-Uni revêt deux visages : c'est un partenaire indispensable en matière de défense. C'est un partenaire impensable en matière d'Europe. La conclusion de cette contradiction s'impose d'elle-même : la relation bilatérale franco-britannique est essentielle sur le plan militaire, mais il n'est ni l'embryon, ni le moteur, ni surtout la condition du succès de la défense européenne. Celle-ci d'ailleurs s'est largement développée depuis dix ans, dans 28 opérations militaires et civiles, sans participation britannique, à deux exceptions près : l'opération maritime Atalante et la reprise de l'opération de l'OTAN en Bosnie-Herzégovine. Il ne s'agit donc pas à l'avenir d'exclure le Royaume-Uni de la défense européenne, mais il ne s'agit pas non plus de l'attendre pour continuer à progresser. Toutes les propositions de noyau dur en matière de défense européenne, avec le Royaume-Uni, ne conduisent qu'à l'impasse.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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