Entretien d'EuropeEntretien avec Justin Vaïsse sur l'élection présidentielle américaine
Entretien avec Justin Vaïsse sur l'élection présidentielle américaine

Les relations transatlantiques

Justin Vaïsse

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5 novembre 2012
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Vaïsse Justin

Justin Vaïsse

Directeur de recherche à la Brookings Institution.

Entretien avec Justin Vaïsse sur l'élection présidentielle américaine

PDF | 181 koEn français

1. Les élections américaines se tiendront le 6 novembre 2012 prochain. Pouvez-vous nous dire quels en sont les enjeux décisifs ?

C'est une élection qui se joue sur la question du rôle, de la place et de la taille de l'Etat fédéral dans l'économie et la société. Le dossier fiscal domine donc tous les autres, y compris des sujets cruciaux comme l'immigration ou même, paradoxe amusant, la réforme de la santé - il faut dire que ni Mitt Romney, qui avait passé une réforme semblable au "Obamacare" dans le Massachusetts en 2006, ni Obama, qui sait que sa réforme n'est pas très populaire, n'ont intérêt à trop y insister. Il n'est pas jusqu'aux guerres culturelles, qui ont dominé les campagnes électorales américaines des années 1970 aux années 2000, qui n'aient reflué dans l'ordre des priorités. On parle bien d'avortement et de mariage gay, mais sans que ces sujets s'imposent sur le devant de la scène. Il faut dire qu'avec un déficit budgétaire qui dépasse allégrement les 1 000 milliards de dollars chaque année depuis 2009, et une dette qui augmente sans cesse, la situation devient préoccupante - elle est pire que dans la moyenne de la zone euro. Sans surprise, la campagne a donc tourné autour de la réduction du déficit et de la dette, de la relance de l'économie et de la création d'emplois (le taux officiel de chômage est descendu à 7,8%, mais ce chiffre cache en réalité une situation plus mauvaise), et elle a vu s'affronter deux cultures politiques quant au rôle de l'Etat. Celle de Mitt Romney envisage un Etat modeste, qui s'efface pour laisser les forces vives des entrepreneurs redresser le pays. Celle de Barack Obama assigne à l'Etat un rôle de solidarité et surtout de restauration des infrastructures américaines (de l'éducation aux réseaux de transport et d'énergie) pour permettre à l'Amérique de redevenir compétitive dans le monde multipolaire.

2. Lors du deuxième débat consacré à l'économie, Mitt Romney a accusé Barack Obama d'avoir doublé la dette nationale qui atteindrait 16 000 milliards de dollars et de mener le pays sur "le chemin de la Grèce".  L'accord entre démocrates et républicains sur la réduction de la dette des Etats-Unis arrivera à échéance le 31 décembre prochain. Pensez-vous qu'un nouvel accord puisse intervenir avant (ou après) cette date ?  Et que contiendrait-il ? Des coupes budgétaires importantes ?

A la fin de l'année, les Etats-Unis avanceront inéluctablement vers la fameuse "falaise fiscale" (fiscal cliff), expression qui désigne la brutale hausse automatique des recettes fiscales, ou plus précisément l'expiration prévue des réductions d'impôt accordées par George W. Bush en 2001 et 2003, prorogées par Obama pour préserver la croissance économique ces dernières années, ainsi que d'autres mesures de stimulation de l'économie. Si démocrates et républicains ne se mettent pas d'accord, ce sont plus de 500 milliards de dollars qui seront prélevés sur l'économie chaque année à partir de 2013: de quoi réduire le déficit de moitié. Ce sera bénéfique pour la croissance à long terme et désastreux pour la croissance et l'emploi à court terme, d'où la volonté de ne pas se jeter du haut de la falaise et de trouver un compromis pour atténuer les effets de ces hausses d'impôts. Par ailleurs, du côté des dépenses, la "séquestration" décidée à l'issue de la crise sur le plafond de la dette à l'été 2011 entrera en vigueur : 1 200 milliards de dollars de coupes automatiques, dont la moitié pour le budget de la défense. Là encore, l'effet récessif (mais aussi l'impact sur les programmes sociaux et les capacités militaires) serait tel que le Congrès et la Maison blanche chercheront un accord pour l'atténuer.

3. Quel regard les Etats-Unis portent-ils sur la gestion de la crise de la zone euro et sur les solutions mises en œuvre par les Européens pour l'enrayer ?

Un regard d'agacement et d'impuissance. L'impression d'ensemble, partagée avec les autres régions du monde au FMI, c'est que les Européens sont assez riches pour régler la crise mais qu'ils ne se décident pas à le faire. Ils sont particulièrement sévères quand ils constatent que les mesures prises récemment, comme le soutien de la BCE aux dettes souveraines, auraient permis d'apaiser les choses il y a longtemps déjà. De ce point de vue, il existe un véritable désaccord avec l'Allemagne, et une proximité avec la France de Nicolas Sarkozy comme celle de François Hollande et les pays du Sud. Ce que les observateurs à Washington ne voient pas toujours, ce sont les contraintes politiques et juridiques qui pèsent sur Angela Merkel, et sa stratégie d'utiliser la crise pour faire pression sur les pays du Sud. Mais au bout du compte, les Etats-Unis ne peuvent pas faire grand-chose : leurs marges budgétaires sont très réduites, et même une augmentation du soutien à travers le FMI se heurte à l'opposition des républicains à la Chambre des représentants. Ils en sont donc réduits à des consultations, discussions et pressions discrètes et à un soutien rhétorique sans faille, pour ne pas inquiéter les marchés.

4. L'évolution de la zone euro vers le fédéralisme budgétaire et bancaire est-elle réellement souhaitée par les Etats-Unis ?

Tout ce qui peut faire repartir l'économie de la zone euro et garantir sa viabilité à long terme est bon à prendre : pour l'Amérique, les enjeux en termes d'investissement économiques et financiers sont gigantesques. Bien sûr, une zone euro qui rebondirait de façon spectaculaire en 2014 ou 2015 pourrait mettre en difficulté l'Amérique si elle n'a pas mis d'ordre dans ses comptes publics, si ses niveaux de dette et de déficit restent élevés. On verrait alors une pression sur le financement de l'économie américaine, sur les bons du Trésor notamment, surtout si ceux-ci sont mis en concurrence avec des instruments européens comparables (comme Herman van Rompuy le suggère dans son rapport intérimaire). Je suis confiant que, dans cette concurrence, certains verront le point de départ logique d'une vaste conspiration américaine pour empêcher la marche de l'Eurozone vers davantage d'union. Ce ne sera pas très sérieux. En réalité, si certains observateurs peuvent anticiper le danger potentiel d'une Eurozone gonflée à bloc, souvenons-nous qu'à ce stade, c'est surtout la crainte d'un effondrement ou d'une période de faiblesse prolongée qui domine les perceptions.

5. En 2008, avant même son élection, Barack Obama a bénéficié d'une grande popularité en Europe. Mais l'Europe a été présentée comme la grande absente des sujets de politique étrangère abordés pendant les débats entre Obama et Romney. Cela découle-t-il de la réorientation des priorités de politique extérieure de l'administration américaine vers le Pacifique, connue sous le nom de " pivot ", et qui consiste à redéployer une partie de ses moyens diplomatiques et militaires de l'Europe vers le Pacifique ?

Le constat est bien connu : Washington ne s'intéresse qu'aux régions et acteurs du système international qui posent des problèmes ou offrent des solutions. Au début du mandat Obama, ce n'était pas vraiment le cas de l'Europe. Puis peu à peu le président américain est revenu de ses espoirs (ou illusions) du début, lorsqu'il pensait pouvoir former de nouveaux partenariats avec le monde émergent. La Chine, le Brésil ou l'Inde n'étaient pas vraiment prêts pour ce rôle, et les malentendus se sont multipliés, par exemple avec la Chine sur les dossiers sensibles traditionnels, ou avec le Brésil et la Turquie sur le nucléaire iranien. Parallèlement, les Européens ont prouvé qu'en dépit de leurs limites et réticences, ils se tenaient fidèlement aux côtés des Etats-Unis, en Afghanistan ou en Iran notamment. Puis sont venus le printemps arabe et l'intervention en Libye, un point haut de la coopération transatlantique. Bref, Obama est plutôt revenu vers l'Europe, d'autant que l'Europe est, pendant ce temps, redevenue un problème, avec la crise de la zone euro. Quant au pivot vers l'Asie, il est bien réel, mais se fait aux dépens du Moyen-Orient plus que de l'Europe - ou tout au moins, c'est ce que souhaiterait Obama, qui se trouve sans arrêt aspiré contre son gré par les développements au Moyen-Orient (Iran, Syrie, transitions arabes, dossier israélo-palestinien, etc.) qui l'empêchent de se consacrer pleinement à sa grande idée, celle d'un repositionnement du leadership américain vers le monde émergent et l'Asie-Pacifique en particulier.  

6. Le budget militaire américain représente la moitié des dépenses de défense dans le monde alors que l'Union européenne désarme et ne consacre à ses forces armées qu'à peine 1,7% de sa richesse. Dans quelle mesure chacun des deux candidats soutient-il l'organisation d'une politique de défense européenne ? Comment envisagent-t-ils leur coopération dans des opérations militaires futures (exemple du cas de l'intervention en Libye, mené par le Royaume-Uni et la France, soutenue logistiquement par les Etats-Unis), par exemple, au Mali ?

Il n'existe pas de différence entre Obama et Romney sur cette question, qui fait l'objet d'un consensus bipartisan déjà ancien : les Européens doivent dépenser plus et respecter l'objectif de 2% du PIB fixé au sein de l'OTAN. Depuis le milieu des années 2000 environ, sous George W. Bush, la vieille lutte presque théologique démarrée dans les années 1990 entre OTAN et défense européenne s'est effacée au profit d'un soutien sans réserve à cette dernière, pour peu qu'elle encourage le vieux continent à dépenser plus et à être plus efficace militairement. Autrement dit, la question des capacités a fait oublier celle de la concurrence potentielle entre organisations. Mais sur ce point, les Américains ont été déçus : la chute des budgets de défense côté européen est très forte, et même l'allié britannique n'est plus vu de la même façon qu'il y a dix ans, tant la perte capacitaire est sensible. Bref, l'inquiétude est grande, et les quelques domaines de coopération concrète, comme la Libye et le Mali, restent des opérations modestes. Qu'une intervention ait lieu en Syrie ou dans le Golfe, sans parler de l'Asie, et les Américains savent que les Européens redeviendraient des partenaires très "juniors".

7. Après 2012, quel scenario peut-on sérieusement envisager pour les relations transatlantiques ? Quel impact la réélection d'Obama ou l'élection de Romney aurait-elle sur les relations entre les deux rives de l'Atlantique dans un monde de plus en plus multipolaire ?

Je ne suis pas sûr que l'élection de l'un plutôt que l'autre changerait les choses en profondeur. Même si les Européens sont spontanément plus proches des positions internationales d'Obama, rappelons-nous que le président qui a rompu avec les années de tensions transatlantiques sous George W. Bush, c'est George W. Bush lui-même, et que la relation était bonne sous son deuxième mandat. Ce qui est certain, c'est qu'il reste un potentiel de coopération énorme que le monde multipolaire vient justifier encore davantage. Je pense notamment à la zone de libre-échange transatlantique qui devrait être discutée à partir de 2013. Si elle peut voir le jour, cela donnerait une grande bouffée d'oxygène aux deux rives de l'Atlantique, et pourrait accroître leur leadership sur les autres régions (en matière de standards et de normes ou d'innovation par exemple). Par ailleurs, les défis ne vont pas manquer. Des défis en Europe même, où le paysage politique et institutionnel va forcément évoluer sous l'effet de la crise de la zone euro, qui devrait notamment avoir un effet négatif sur le marché unique, comme l'a montré Sébastien Dullien [1]. Mais aussi des défis dans le monde, au Moyen Orient et en Asie, pour lesquels l'Amérique se tournera forcément, à un moment ou un autre, vers l'Europe.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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