Entretien d'EuropeLes balkans après Milosevic. Serbie-Monténégro - Kosovo à l'heure européenne
Les balkans après Milosevic. Serbie-Monténégro - Kosovo à l'heure européenne

Les Balkans

Jacques Rupnik,  

Anne Bazin

-

27 mars 2006

Versions disponibles :

FR

EN

Invité

Rupnik Jacques

Jacques Rupnik

Directeur de recherche au CERI, ancien directeur exécutif de la Commission internationale sur les Balkans (Unfinished Peace, Report of the International Commission on the Balkans, Carnegie Endowment for International Peace, 1996) et ancien membre de la Commission internationale sur le Kosovo (The Kosovo Report, Oxford University Press, 2000).

Bazin Anne

Anne Bazin

Chargée de mission à la Fondation Robert Schuman.

2006 est une année importante pour l'avenir politique de la Serbie et la stabilité de toute la région. Les enjeux pour l'Union européenne et la communauté internationale sont considérables. Cinq ans après la fin de la guerre du Kosovo et la chute de Slobodan Milosevic, aucune question ne semble résolue en Serbie, qu'il s'agisse de développement économique, de stabilisation des institutions, du règlement des questions frontalières. Où en est-on du processus de démocratisation en Serbie ?

Après la chute de Slobodan Milosevic, la Serbie semblait promise à une démocratisation rapide et devait enfin pouvoir rattraper le temps perdu dans son rapprochement avec l'Union européenne : tel était du moins le programme des nouveaux dirigeants serbes au lendemain de la défaite de l'ancien dictateur. Or les choses se sont avérées beaucoup plus difficiles tant sur le plan interne que dans les relations avec l'Union européenne. Comme toujours, il y a le verre à moitié vide ou à moitié plein : des progrès indéniables ont été réalisés en Serbie-Monténégro depuis six ans. Mais on a découvert aussi qu'il ne suffisait pas de se débarrasser de Milosevic pour se débarrasser du principal obstacle à la réussite de la transition démocratique en Serbie, à savoir le poids du nationalisme et les problèmes non résolus liés à la question nationale. Le schéma relativement simple, voire simpliste, selon lequel il y avait d'un côté les démocrates réformistes qui voulaient des changements économiques et politiques et qui étaient tournés vers l'Union européenne – la question de l'OTAN est en général éludée, voire tabou, après l'intervention militaire de 1999 - et de l'autre les nationalistes prisonniers des schémas du passé, ne permet pas de comprendre l'évolution de la scène politique en Serbie depuis la chute de Milosevic. Si le poids du nationalisme était certes inégalement réparti, il était largement partagé par les élites politiques serbes et par les principaux partis au pouvoir. De sorte qu'en lieu et place d'un clivage entre pro-européens démocrates et nationalistes autoritaires, selon un modèle observé dans d'autres Etats post-communistes après 1989, il y a en Serbie un continuum allant des nationalistes modérés, plus ouverts et plus démocrates, jusqu'aux nationalistes les plus extrêmes du Parti de Vojislav Seselj (Parti radical) ou de Slobodan Milosevic (Parti socialiste, SPS). Ce continuum persiste et il continuera d'empoisonner la vie politique serbe tant que les questions territoriales et de frontières ne seront pas résolues.

C'est l'une des leçons majeures de ce qui s'est passé dans les Balkans, et plus particulièrement en Serbie, au cours de la dernière décennie : une transition à la démocratie a très peu de chances de réussir s'il n'y a pas de consensus sur le territoire de l'Etat, c'est-à-dire si l'on ne sait pas dans quel cadre cette démocratie s'inscrit. C'est l'un des problèmes auquel est, dans une large mesure, confrontée la Bosnie-Herzégovine, dont on ne sait pas très bien quelle sera la configuration institutionnelle et politique à moyen terme. On évoque à propos du Kosovo la question albanaise, mais la question serbe se pose aussi. Tous les voisins balkaniques de la Serbie attendent qu'une réponse soit donnée à cette question. Les guerres menées par Milosevic dans les années quatre-vingt-dix ont été, dans une certaine mesure, une tentative de répondre à cette question : d'abord maintenir l'intégrité de la Yougoslavie, même par la force, puis établir une « grande Serbie ». Il s'agit dorénavant de gérer l'héritage de l'après-guerre, c'est-à-dire le statut du Kosovo et la question du Monténégro. Si le cas du Monténégro semble a priori plus facile à régler, grâce notamment à l'existence d'une langue commune et de liens historiques très forts entre la Serbie et le Monténégro, il est difficile de trouver une solution acceptable par les élites politiques à Belgrade et Podgorica. Tant que l'agenda politique sera hypothéqué par ce type de questions, le danger de surenchère nationaliste restera fort et potentiellement déstabilisateur pour toute la région.

La question nationale exploitée par les nationalistes et les radicaux n'est toutefois pas la seule question qui pèse sur l'avenir de la Serbie-Monténégro et de la région. La situation socio-économique des pays de l'ex-Yougoslavie est particulièrement difficile. En Serbie, le bilan des années Milosevic a laissé un héritage très lourd. En dix ans, le PNB par habitant a été divisé par dix. Si la croissance a repris, le PNB atteint juste la moitié du PNB de 1989. Dans un pays où un tiers de la population est au chômage, où il y a une paupérisation générale des couches intellectuelles et de ce qui pourrait être l'embryon d'une classe moyenne, il n'y a plus de base sociale sur laquelle construire une nouvelle démocratie. Partout en Europe centrale, les nouveaux partis démocratiques ont ancré leur assise sociale dans les nouvelles classes moyennes ou parmi les nouveaux entrepreneurs. En Serbie, le processus est beaucoup plus lent et difficile, ce qui laisse davantage de place au discours populiste qui exploite le mécontentement social et fait de la surenchère sur la question nationale. Dans ces conditions, il est difficile pour un gouvernement de mettre en œuvre un programme qui se résumerait à une libéralisation économique (privatisation, restructuration), même si celle-ci s'accompagnait de la perspective d'une intégration à l'Union européenne.

Comment sont perçues en Serbie les velléités d'indépendance du Monténégro ? Comment interfèrent-elles avec le débat autour de la question identitaire serbe ?

Jusqu'à une date récente, il était quasiment impensable pour les Serbes que le Monténégro pût revendiquer son indépendance. Les Monténégrins étaient considérés comme des cousins très proches et, pendant toute la guerre en Bosnie-Herzégovine, il allait de soi que le Monténégro faisait partie de la mouvance serbe. Une première faille dans les relations serbo-monténégrines est apparue lorsque Milo Djukanovic a rompu avec Slobodan Milosevic et a pris ses distances avec le dictateur serbe à partir de 1997-98. A l'époque, l'opposition en Serbie voyait le Monténégro comme un espace de relative liberté dans ce qui restait de la Yougoslavie. On croyait alors qu'il s'agissait d'une dissonance d'ordre avant tout politique, liée à la nature du régime Milosevic et que ces velléités d'indépendance étaient à mettre en rapport avec un refus du régime autoritaire de Milosevic, mais qu'une fois ce régime disparu, ces velléités d'indépendance n'auraient simplement plus de raison d'être. Il n'en est rien et Milo Djukanovic persiste dans cette voie tandis que la société monténégrine elle-même est divisée sur la question d'une éventuelle indépendance.

C'est d'abord l'incompréhension qui a été de mise en Serbie, d'autant plus forte qu'il existe de nombreuses familles mixtes serbes et monténégrines, que de nombreux Monténégrins vivent à Belgrade et y travaillent dans l'appareil d'Etat. Pour les Serbes, le Monténégro est aussi le dernier accès à la mer que le pays ait conservé après la dissolution de la Yougoslavie. L'enjeu n'est pas seulement psychologique ou identitaire, il est aussi géopolitique et stratégique.

Nous sommes à présent dans une nouvelle phase et les Serbes tiennent le discours suivant : soit construire une fédération fonctionnelle, sous-entendu sous l'égide de la Serbie - en d'autres termes, revenir à un « juste » rapport entre un petit pays de 650.000 habitants (le Monténégro) et la Serbie (10,8 millions d'habitants, Kosovo compris) -, soit procéder à une séparation à l'amiable. Le modèle tchécoslovaque de « divorce de velours » a été invoqué par les indépendantistes monténégrins pour rappeler que les processus d'indépendance n'engendrent pas nécessairement des guerres ou des conflits ou pour expliquer ne pas vouloir être retardés par la Serbie dans leur processus de démocratisation et de rapprochement avec l'Union européenne. Alors que la Serbie s'est engagée sur la voie de la démocratie européenne, le discours monténégrin a changé : il s'agit de poursuivre deux voies parallèles, mais convergentes vers l'Union européenne.

Depuis peu, les Serbes semblent avoir adopté ce schéma en rappelant que l'option d'une séparation n'a pas leur préférence et qu'ils souhaitent le maintien d'une fédération fonctionnelle. Cette évolution est importante : elle signifie que les risques de conflits ou de dérapage en cas de réponse positive au référendum sur l'indépendance au Monténégro (prévu le 21 mai) sont relativement limités. Elle repose aussi sur l'idée qu'en évitant tout discours menaçant, les Serbes auraient peut-être davantage de chance d'obtenir gain de cause lors du référendum.

Les pressions de la communauté internationale et de l'Union européenne vont plutôt dans le sens du maintien d'une fédération Serbie et Monténégro. Quel impact cela a-t-il sur l'opinion publique de part et d'autre ?

L'Union européenne a été l'inspirateur de l'accord qui, en 2003, a instauré cette entité nouvelle de « Serbie et Monténégro ». Il s'agit d'une entité créée sur mesure à la demande et grâce à la médiation du Haut représentant de la PESC de l'Union européenne, Javier Solana. C'est pour cette raison que cette entité est surnommée « Solania ». C'est la première fois que l'Union se trouve directement impliquée dans le state-building. L'Union européenne a opté pour cette solution pour gagner du temps ; cela permettait de reporter une décision qui pouvait avoir des répercussions importantes sur le statut futur du Kosovo et sur la stabilité de la région. Jusqu'alors, l'Union s'était contentée de positions de principe, du type de celles de la Commission Badinter (1991-92) qui expliquait d'un point de vue relativement théorique les conditions sous lesquelles une entité nationale a le droit de faire sécession (oui si vous êtes une république, non si vous êtes une province autonome…). La Commission européenne est actuellement impliquée dans la création d'une nouvelle entité étatique, même si celle-ci n'est que provisoire. Elle a imposé au Monténégro une clause qui ne rendra le vote indépendantiste valable que si le « oui » obtient plus de 55 % des voix et si la participation dépasse 50 %. C'est vouloir à tout prix maintenir une entité hybride. Même si elle souhaite le maintien d'un Etat commun, il est essentiel que l'Union se prépare à d'autres options.

La question du Monténégro est importante pour les Serbes parce qu'elle intervient dans un contexte où la Serbie est en phase de restauration de l'autorité étatique et d'élaboration d'une nouvelle Constitution. Les enjeux ne sont pas seulement constitutionnels ou juridiques, ils sont aussi politiques : il s'agit de la nature du nouvel Etat. Après le rêve d'une Grande Serbie qui a échoué au terme de dix années de guerre, la réalité est en passe d'imposer une petite Serbie devenue un Etat-nation. Si le Monténégro choisit de ne pas faire partie de cet Etat qu'il est difficile de qualifier- « post-Yougoslavie », « post-nouvelle Serbie » ?- cela pourrait avoir des conséquences sur le futur statut du Kosovo et sur les rapports de la Serbie avec la Republika Srpska de Bosnie-Herzégovine.

Quant au Kosovo, une chose paraît plutôt rassurante, c'est que la plupart des observateurs excluent une hypothèse violente. Le règlement de la question du Monténégro servira de précédent. En cas de séparation de la Serbie et du Monténégro, il deviendra très difficile d'expliquer aux Kosovars que les Monténégrins, qui sont beaucoup plus proches des Serbes - slaves, parlant la même langue, pratiquant la même religion, ils sont en quelque sorte les « cousins » des Serbes – aient, à 650.000, le droit de choisir l'indépendance alors que les Albanais, qui ne sont pas slaves, ne parlent pas la même langue et sont beaucoup plus nombreux que les Monténégrins, devraient rester dans un Etat commun avec la Serbie. On pourra toujours avancer l'argument désormais classique selon lequel il existe déjà un Etat albanais et qu'il n'est dès lors pas possible d'en créer un second. Cet argument renvoie à la distinction opérée par le système titiste entre ceux qui avaient droit à une république et ceux qui n'avaient droit qu'à une région autonome, en d'autres termes, entre ceux qui formaient une nation et ceux qui n'étaient qu'une minorité nationale, c'est-à-dire entre ceux qui pouvaient théoriquement prétendre à la sécession et s'ériger en Etat et ceux qui ne le pouvaient pas. Mais cela reste un argument très académique au regard des réalités du terrain. On imagine mal les Kosovars se contenter de rester spectateurs d'une indépendance du Monténégro acceptée par la communauté internationale sans exiger une solution du même type pour le Kosovo.

Les Serbes, qui semblent admettre l'idée d'une possible séparation du Monténégro, ne tiennent toutefois pas le même discours à propos d'une éventuelle indépendance du Kosovo. Pourquoi ?

Concernant le Monténégro, tout le monde s'accorde pour dire qu'il est possible de parvenir rapidement à une solution à l'amiable. Il n'en va pas de même pour la question du statut du Kosovo, à propos duquel on répète : « plus que l'autonomie et moins que l'indépendance ». Le principe d'une « autonomie substantielle » du Kosovo est précisément ce qui avait été proposé aux Serbes lors de la Conférence de Rambouillet en février 1999, et qui avait alors été refusé. Au sein de la délégation serbe présente à Rambouillet, il y avait Vuk Draskovic, l'actuel ministre des Affaires étrangères de Serbie-Monténégro. Les Serbes n'ont pas voulu de l'autonomie substantielle en 1999. Ils auront l'indépendance en 2006. On voit en effet mal ce que recouvre le terme « d'autonomie substantielle », alors que la Yougoslavie n'existe plus, et que même le Monténégro exprime des velléités séparatistes.

Il semble y avoir un consensus occidental pour reconnaître qu'il n'y a guère d'alternative réaliste à une indépendance du Kosovo. Dans quelle mesure les négociations sont-elles réellement ouvertes, à quelques mois d'une décision qui se veut définitive ?

Il s'agira in fine d'un avis des Nations Unies. Pour se faire une idée de la position de la communauté internationale, il faut d'abord lire le rapport du Norvégien Kai Eide, envoyé spécial des Nations Unies au Kosovo, entendre le Finlandais Martti Ahtisaari, qui coordonne les négociations au nom des Nations Unies et l'Autrichien Stefan Lehne, le représentant de l'Union européenne. Le groupe de contact (Etats-Unis, Royaume-Uni, France, Allemagne, Italie et Russie) a formulé un certain nombre de positions communes, conditions de principe qui ont été adoptées pour aborder ces négociations. Ce que préconise la communauté internationale, c'est une sorte d'indépendance conditionnelle du Kosovo. Il est essentiel de comprendre que l'idée n'est pas d'imposer une solution de l'extérieur mais que le compromis final résulte d'une négociation directe entre des représentants démocratiques serbes et albanais. Tout le monde souhaite qu'un accord sur le statut du Kosovo soit trouvé dans des délais raisonnables, c'est-à-dire cette année. Le contexte régional pourrait aider en ce sens : si le Monténégro proclame et obtient son indépendance, cela pourrait précipiter un certain nombre de décisions et clarifier les positions.

Dorénavant, les Serbes proclament à propos du Kosovo « tout sauf l'indépendance », tandis que les Albanais répètent « rien que l'indépendance ». Il s'agit dans une large mesure de postures pré-négociations, mais cela pose néanmoins la question de la capacité des uns et des autres à parvenir à un compromis. Les négociateurs doivent en effet pouvoir « vendre » à leur opinion publique ce qu'ils négocient. C'est un élément essentiel du processus. Or l'opinion serbe n'a pas été préparée à affronter la réalité, c'est-à-dire à assumer les conséquences d'une décennie de guerres perdues. La plupart des Serbes avaient pourtant compris cela au moment de la chute de Milosevic. C'était à ce moment-là qu'il fallait que les nouveaux responsables politiques serbes tiennent un discours plus franc. Ils avaient alors la possibilité de dire à l'opinion : « Tout cela est une tragédie pour la Serbie. C'est très douloureux. Mais le responsable du malheur serbe, c'est Slobodan Milosevic et son régime. Ils ont commencé au Kosovo. Tout s'est terminé au Kosovo dix ans plus tard. La perte du Kosovo est une tragédie pour la Serbie mais c'est l'héritage de Milosevic. Nous sommes tournés vers l'avenir et non pas vers le passé, vers Bruxelles et non pas vers Pristina ». Au lieu de tenir ce genre de propos, les élites politiques serbes ont entretenu un discours national ambigu pendant ces dernières années. Ni Kostunica, ni Djindjic -qui était sans doute le plus accommodant sur ces questions- n'ont eu le courage de dire ce qui aurait été intelligible et compris pas la plupart des Serbes après 2000.

La Serbie considère qu'elle doit protéger les Serbes du Kosovo. Il est vrai que sur le plan de la sécurité, des droits des minorités, de l'intégration politique des Serbes au Kosovo, la situation actuelle est loin d'être satisfaisante. Cet argument permet aux Serbes de garder ouvertes plusieurs options, dont celle d'une partition du Kosovo, c'est-à-dire du rattachement à la Serbie de l'enclave au nord de Mitrovica qui, de fait, fonctionne en relation étroite avec Belgrade (ses institutions étant même financées par la Serbie). Une telle solution soulèverait toutefois un certain nombre de problèmes, d'abord parce que plus de la moitié des Serbes du Kosovo vit en dehors de cette enclave, ce qui veut dire qu'une partition entraînerait inévitablement de nouveaux déplacements de population ; ensuite parce que si ce territoire devait être rattaché à la Serbie, il faudrait sans doute que le territoire du sud de la Serbie, la vallée de Presevo soit, en échange, rattachée au Kosovo. Cette hypothèse d'une partition du Kosovo reviendrait finalement à un échange de territoires.

Est-ce que l'hypothèse d'une partition du Kosovo ne risquerait pas d'avoir des conséquences sur la Republika Srpska de Bosnie-Herzégovine, qui pourrait tenir un discours similaire et demander son rattachement à la Serbie ?

Toute solution proposée dans un cadre peut devenir un précédent pour d'autres configurations dans la région. Une partition du Kosovo sera un précédent dangereux pour la Bosnie, pouvant compromettre la réalisation du nouveau projet constitutionnel lancé pour le dixième anniversaire des Accords de Dayton en vue de créer un Etat central fonctionnel. Cela risquerait de nous faire replonger dans la logique de Dayton, selon laquelle les deux entités pouvaient entretenir des « relations privilégiées » avec l'Etat voisin, alors qu'il est désormais question de se dégager du cadre de Dayton qui n'est plus guère tenable.

Cela pourrait avoir des conséquences très néfastes pour la Macédoine. Le compromis macédonien actuel repose sur la nouvelle Constitution qui garantit l'inclusion des Albanais dans les institutions macédoniennes (administration, police…), ainsi qu'une décentralisation administrative. Une éventuelle partition territoriale du Kosovo pourrait avoir des effets très déstabilisants pour la Macédoine multiethnique.

Cette option de la partition - qui serait celle des Serbes -, serait non seulement totalement inacceptable pour les Albanais, mais aussi potentiellement déstabilisatrice pour la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine voisines. Elle semble enfin peu acceptable pour la communauté internationale qui serait ainsi intervenue au Kosovo afin d'empêcher la purification ethnique, pour devoir ensuite accepter une partition du territoire sur une base ethnique.

Si toute une série d'arguments s'oppose à l'option d'une partition du Kosovo, il n'existe pas non plus de solution idéale. La Commission internationale pour le Kosovo a remis son rapport à Kofi Annan à l'automne 2000, en avançant l'idée d'une « indépendance conditionnelle » pour le Kosovo, dorénavant reprise et acceptée par tous. Nous avions procédé en quelques sortes par élimination. Nous refusions l'idée de la partition. Nous considérions qu'un retour du Kosovo au sein de la Serbie était impensable, même sous le manteau d'une « autonomie » ou, comme le proposent les Serbes, d'une « autonomie améliorée ». Rien de tout cela ne sera accepté par les Albanais. Cette hypothèse est donc écartée. Une autre hypothèse est de perpétuer le protectorat international. Mais les protectorats s'usent et finissent par être contestés. Nous avons vu en février 2004 une irruption de la violence au Kosovo qui montre à quel point la situation est fragile. La logique du protectorat n'est pas tenable à long terme. C'est la leçon de la Bosnie-Herzégovine où, dix ans après la signature des Accords de Dayton, la principale tâche est de réussir à transférer l'autorité politique à des institutions nationales. L'ancien représentant des Nations Unies en Bosnie-Herzégovine, le Britannique Paddy Ashdown (auquel l'Allemand Christian Schwarz-Schilling a succédé le 31 janvier dernier) a fait du bon travail, mais il a été accusé d'être une sorte de « proconsul » d'un protectorat qui vidait la démocratie de sa substance. A quoi servent des institutions démocratiquement élues si on leur substitue des logiques imposées de l'extérieur ? L'option du prolongement du protectorat s'épuise donc au fil du temps et ne saurait être une solution d'avenir.

Dernière option, certes imparfaite, mais néanmoins considérée comme étant la moins mauvaise : l'indépendance conditionnelle. La Yougoslavie n'existe plus, il faut accepter cette réalité. Le Kosovo ne retournera pas sous la tutelle de la Serbie, ni dans un Etat commun avec la Serbie. C'est à ce titre que l'on peut parler d'indépendance. Il ne s'agit pas d'indépendance ou de souveraineté au sens du 19ème siècle, mais d'une indépendance conditionnelle ou encore d'une souveraineté partagée. La nouvelle entité s'engagerait clairement à renoncer à toute velléité de modification de ses frontières (pas de grande Albanie donc) et à respecter les libertés démocratiques, les droits des minorités, la protection des sites historiques serbes et le patrimoine orthodoxe serbe au Kosovo qui est symboliquement très fort pour la Serbie. Ces conditions sont importantes pour les Serbes, ainsi que pour les Albanais. La question soulevée de l'identité politique du Kosovo dans les Balkans, au-delà des questions de sécurité ou de voisinage, reste essentielle.

La conditionnalité ne renverrait plus vers l'ONU, mais vers l'Union européenne : car ce processus n'est viable que si les uns ou les autres ont une perspective d'adhésion à l'Union. Le concept de souveraineté partagée repose sur l'idée que les Kosovars partagent un certain nombre de principes, valeurs et normes juridiques avec leurs voisins européens - y compris avec leurs voisins Serbes - et qu'à travers le respect de leurs minorités, de la démocratie et l'engagement dans le projet européen, tous les peuples de la région s'engagent dans la même direction. C'est la philosophie de « l'indépendance conditionnelle » dans un cadre européen.

Les élites albanaises et serbes sont-elles prêtes pour cela ? Les négociations viennent de commencer et chaque partie adopte pour l'instant des postures dures qui sont par essence des postures de début de négociation. Mais il faut distinguer les positions adoptées au départ pour disposer d'une marge de manœuvre dans la négociation et la réalité des contraintes politiques internes qui réduisent cette même marge de manoeuvre. Il n'est pas aisé de se faire élire en Serbie avec une position courageuse sur le Kosovo. Aucun leader serbe ne veut entrer dans l'histoire comme celui qui aura perdu le Kosovo.

La mort de Milosevic ne risque-t-elle pas de compliquer le processus en donnant des arguments supplémentaires à l'opposition anti-occidentale en Serbie ?

La disparition de Milosevic peut avoir des conséquences néfastes sur le processus. En Serbie, à en juger par les premières réactions, elle va renforcer le discours de victimisation déjà répandu. Même si la majorité de la population a d'autres soucis plus prosaïques et souhaite tourner la page, les nationalistes du Parti Socialiste de Milosevic et surtout du parti Radical de Seselj (inculpé à La Haye) vont pouvoir relancer leur campagne de dénigrement contre le TPIY et, plus généralement, contre un Occident jugé hostile aux Serbes et indulgent envers les Croates, les Musulmans bosniaques ou les Kosovars. Le décès de Milosevic est également un mauvais coup pour le procès qui devait aboutir prochainement et pour le TPIY. Les victimes des « purifications ethniques » en Bosnie ou au Kosovo ne verront pas la condamnation du principal accusé. Le procès était sans doute trop ambitieux et trop long.

Les relations de la Serbie avec l'Union européenne pourraient aussi souffrir des conséquences de l'extradition d'un chef d'Etat sous la pression internationale et dont le procès inachevé laisse Belgrade face à d'autres demandes pressantes d'extradition. L'Union vient de donner à la Serbie un ultimatum demandant la livraison, d'ici la fin du mois de mars, de Karadzic et Mladic, les deux responsables des massacres de Bosnie, pour poursuivre les négociations sur un Accord de stabilisation et d'association. Karadzic se cache en Bosnie, mais le général Mladic est en Serbie, protégé par certains éléments de l'armée. C'est l'actuel Premier ministre Kostunica qui avait signé ses papiers de départ à la retraite et on le voit mal engager un bras de fer avec l'armée pour répondre à la demande d'un tribunal international que la majorité des Serbes jugent discrédité. Le discrédit du tribunal pourrait rejaillir sur les efforts de l'Union européenne à faire comprendre aux Serbes que se confronter à leur passé récent est une condition d'entrée dans la famille européenne.

Pourtant, le seul levier « d'échange » dont pourrait disposer des élites politiques serbes auprès de leur opinion publique n'est-il pas ou ne devrait-il pas être la perspective d'adhésion à l'Union européenne ?

C'est le seul plausible. Les négociations serbo-albanaises sur le Kosovo soulèvent plusieurs questions importantes : les minorités serbes, le patrimoine, l'Etat de droit, les frontières, la circulation des personnes et des biens, la sécurité. Toutes ces questions sont liées entre elles et à la négociation d'un compromis sur le statut du Kosovo. Tous vont devoir faire des concessions majeures par rapport aux objectifs initiaux qui sont, soit de maintenir le Kosovo au sein d'une forme remaniée de la Serbie, soit obtenir une indépendance pleine et entière, sans aucune autre considération. Les Serbes et les Albanais ne pourront adopter de positions intermédiaires ou accepter de compromis qu'à la condition d'obtenir un avantage supplémentaire : la perspective de rejoindre l'Union européenne. En ce sens, le cadre européen est incontournable pour la réussite des négociations.

Ce cadre européen, c'est de dire, aux uns et aux autres, que s'ils avancent dans la bonne direction, parviennent à un compromis et stabilisent leurs institutions démocratiques, alors ils pourront rejoindre à terme l'Union européenne. C'est ce qui s'est passé avec la Croatie qui vient d'obtenir l'ouverture des négociations avec l'Union européenne, avec la Macédoine à qui l'Union vient de reconnaître le statut de pays candidat et même avec la Bosnie-Herzégovine et l'Albanie qui viennent d'engager des négociations en vue de la signature d'un accord de stabilisation et d'association avec l'Union. C'est le schéma classique de l'élargissement : signature d'un Accord de stabilisation et d'association, reconnaissance du statut de candidat, ouverture de négociations et, enfin, signature d'un accord d'adhésion. Malgré les référendums français et néerlandais, le processus avance. La question est néanmoins de savoir si ce schéma classique de l'élargissement proposé aux Etats des Balkans est suffisant pour créer le cadre européen permettant de parvenir à un compromis sur l'avenir du Monténégro et le statut du Kosovo. Cela n'est pas certain.

Il faudrait, dès les négociations conclues sur chacun des thèmes mentionnés, que les représentants serbes et kosovars puissent presque immédiatement signer un accord européen qui entérinerait leur appartenance politique à l'Union européenne. Personne ne doute de la vocation de ces pays à entrer dans l'Union européenne. Il faudrait leur proposer, dans un premier temps, une adhésion politique, accompagnée de modalités pratiques échelonnées dans le temps pour aboutir, à terme, à une adhésion pleine et entière. Cette proposition n'est pas aisément « vendable » dans les Etats membres de l'Union, mais c'est la seule façon pour les Serbes d'accepter qu'il y ait une frontière entre la Serbie et le Kosovo et pour les Albanais du Kosovo d'accepter qu'il s'agisse d'une frontière ouverte où la Serbie aurait, non pas un droit de regard au sens d'un droit d'ingérence permanent, mais une relation normale avec les Serbes du Kosovo. Cette nouvelle frontière serait immédiatement relativisée par l'appartenance à l'Europe ou par la perspective, à court terme, d'une appartenance à l'Union. Autrement dit, on crée une frontière pour aussitôt en relativiser l'importance. On reconnaît la nouvelle souveraineté du Kosovo, mais il s'agit d'une souveraineté partagée. On accorde une indépendance, mais il s'agit d'une indépendance conditionnelle. Chacun des termes est « désamorcé » de la charge explosive qui lui est traditionnellement associé : nationalisme ethnique, sécession, indépendance.

L'Union européenne est-elle capable de faire une proposition de cette nature ? Il suffit de voir les sondages sur les perspectives d'élargissement. Si les opinions publiques sont favorables à l'élargissement vers la Norvège et la Suisse, elles sont hostiles à un élargissement vers la Turquie. Les Balkans sont à mi-chemin entre les deux. Certes, l'Union européenne traverse une période difficile après les résultats négatifs des référendums français et néerlandais, mais il y a des échéances dans les Balkans que l'Union ne peut pas se permettre de manquer. La question du statut final du Kosovo est la plus importante.

Quel serait le coût pour l'Union européenne de ne pas savoir répondre à ces défis ?

Il n'est pas aisé à chiffrer. Il s'agit plutôt d'un coût du non élargissement que d'un coût de l'élargissement. Que ceux qui veulent avoir une idée de ce que pourrait être le coût du non élargissement se souviennent des années quatre-vingt-dix dans les Balkans. Cela a coûté très cher à la communauté internationale : 100 milliards de dollars pour l'ensemble des coûts militaires et de reconstruction.

Il faut garder à l'esprit la question du coût mais il importe aussi de se poser la question de la faisabilité politique d'une telle proposition. La seule manière de réussir dans les Balkans, c'est de rappeler que l'Union européenne a pris des engagements avec ces pays au Conseil européen de Thessalonique en 2003. Il en va de la crédibilité de l'Union de maintenir ses engagements. Compte tenu du nombre de candidats ou de candidats potentiels, il est important de découpler les candidatures des pays des Balkans des autres candidatures de l'Ukraine et surtout de la Turquie. L'annonce, le 3 octobre dernier, de l'ouverture simultanée des négociations avec la Turquie et de la Croatie n'est pas un service rendu aux Balkans.

Pour conclure, il faut rappeler que les Balkans ne sont pas un voisinage comme un autre pour l'Union européenne. L'Europe ne peut pas se permettre d'échouer dans les Balkans, non seulement parce qu'elle a fait une promesse explicite lors du Conseil européen de Thessalonique, réitérée au Conseil européen du mois de juin dernier, mais surtout parce que l'Europe a déjà échoué dans les Balkans et n'a plus le droit à l'erreur. Quelle serait la crédibilité de l'Union pour intervenir du Moyen-Orient, ou dans d'autres régions du monde, si elle n'est pas capable de gérer sa propre périphérie ? Il en va de la crédibilité de la PESC. Les Balkans sont le test européen par excellence. Tout le reste n'est que littérature.

Ensuite, il faut rappeler les échéances : les questions du Monténégro et du Kosovo doivent être résolues rapidement. Cela nous invite à repenser l'élargissement. Le mode d'élargissement classique a fait ses preuves en Europe centrale, mais il n'est peut-être pas le plus adapté aux problèmes des Balkans. Il existe, dans les opinions occidentales, des réticences, voire des craintes face à un élargissement sans fin de l'Union européenne. La meilleure manière d'éviter que les Balkans ne soient victimes de cette peur du vide, ou même d'une fuite en avant, serait d'établir une hiérarchie des priorités pour l'Union : d'abord les pays des Balkans, éventuellement annoncer ensuite d'autres candidatures (Turquie, Ukraine) sans éluder pour autant la question des limites du processus d'élargissement.

Le calendrier 2006 dans les Balkans ne permet pas de repousser les échéances, il est essentiel que la perspective européenne soit bien en vue maintenant pour les pays de la région. Cela permettrait de rappeler clairement que la question des Balkans est une question européenne et que l'Union n'a pas droit à l'échec dans cette partie de l'Europe.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

Pour aller plus loin

Les Balkans

 
38.png

Željana Zovko

31 mars 2025

La situation en Bosnie-Herzégovine inquiète la communauté internationale et spécialement les Européens. Milorad Dodik, président de l’entité...

Stratégie, sécurité et défense

 
image-illustration-ee1.png

Jan-Christoph Oetjen

27 mai 2024

Lors de son discours de la Sorbonne le 25 avril, Emmanuel Macron a déclaré que l’Europe était « mortelle ». Partagez-vous cette inquiétude existentielle...

Éducation et culture

 
64e4b3bddef946.58970851-musique-violons.jpg

Jorge Chaminé

3 juillet 2023

Suite à l'invasion russe en Ukraine, vous avez été à l'initiative d'une chaîne de solidarité. En quoi consiste-t-elle ? La nuit du 24 février...

Ukraine Russie

 
64e4b415884911.60657106-belarus-manifestations-1.jpg

Svetlana Tikhanovskaia

12 décembre 2022

Quelle est la situation politique intérieure en Biélorussie ? Le pouvoir est-il fragilisé par sa brutale et incessante répression ? Comment réagit la population...

La Lettre
Schuman

L'actualité européenne de la semaine

Unique en son genre, avec ses 200 000 abonnées et ses éditions en 6 langues (français, anglais, allemand, espagnol, polonais et ukrainien), elle apporte jusqu'à vous, depuis 15 ans, un condensé de l'actualité européenne, plus nécessaire aujourd'hui que jamais

Versions :