Entretien d'Europe"Soit les Européens continuent de subir des évolutions décidées par d'autres au profit des autres, soit ils décident et tentent ensemble d'influencer l'évolution à venir du monde".
"Soit les Européens continuent de subir des évolutions décidées par d'autres au profit des autres, soit ils décident et tentent ensemble d'influencer l'évolution à venir du monde".

Stratégie, sécurité et défense

Nicole Gnesotto

-

12 septembre 2011
null

Versions disponibles :

FR

EN

Invité

Gnesotto Nicole

Nicole Gnesotto

Vice-présidente de Notre Europe/Institut Jacques Delors. Ancien chef adjoint du Centre d'Analyse et de Prévision du ministère français des Affaires étrangères (1987-1990), elle a dirigé l'Institut d'Etudes de Sécurité de l'UEO (1999-2001), avant d'être nommée directeur de l'Institut d'études de sécurité de l'Union européenne (EU-ISS) jusqu'en 2007. En 2008 elle a été nommée professeur titulaire de la chaire sur l'Union européenne au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). Elle a été membre de la Commission du livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2013.

"Soit les Européens continuent de subir des évolutions décidées par d'autres au ...

PDF | 189 koEn français

1. Quel bilan faites-vous de la politique européenne de sécurité et de défense élaborée depuis 1998 ?

Le bilan tient en deux mots : succès extraordinaire, fragilité extrême. En dépit de l'atonie récente de l'Union européenne sur la scène internationale, il faut en effet souligner à quel point le bilan de cette première décennie de politique de défense commune a été positif. L'histoire de la PCSD est en effet celle d' une " success story " : en un peu plus de dix ans, l'Union européenne s'est dotée d'une légitimité, d'une capacité opérationnelle, d'une chaine décisionnelle et, surtout, d'une expérience concrète en matière de gestion des crises extérieures : 23 opérations, civiles, militaires ou mixtes, ont en effet mobilisé depuis 2003 près de 10 000 soldats et 5 000 policiers européens, sous décision et commandement de l'Union, en Afrique, au Moyen Orient, en Europe et en Asie. Dans ces interventions, les Européens se sont montrés capables d'effectuer différents types de mission, humanitaires (Soudan), de combat (opération Althea en Bosnie-Herzégovine) de désarmement (à Aceh en Indonésie), de formation en matière de police ou de réforme du secteur de la sécurité (Congo, Palestine), ou encore des missions d'aide à la reconstruction d'un Etat de droit (Kosovo) ou de lutte contre la piraterie (Somalie), toujours avec un succès reconnu. A côté de cette politique centrée sur l'urgence des crises, la PCSD s'est vu très vite complétée, dès 2005, par une dimension plus structurelle, centrée sur la consolidation de la base industrielle de défense européenne : la création de l'agence européenne de défense (AED) a fait entrer la PCSD dans la durée de la programmation militaire commune. Quand on songe qu'il a fallu plus de 50 ans pour créer une monnaie commune, la rapidité des réalisations de l'Union européenne en matière de sécurité et de défense demeure vraiment remarquable.

Cette nouvelle politique n'était pas toutefois sans faiblesses ni handicaps : l'absence de moyens financiers, des divergences réelles dans la vision du monde des Etats membres, des capacités militaires réduites ou inadaptées aux nouvelles missions post-guerre froide, des désaccords politiques sévères sur les relations à construire entre l'Union européenne et l'OTAN, bref, toute une série d'obstacles et de faux semblants empêchaient l'Union européenne de devenir véritablement un acteur majeur sur la scène stratégique internationale. La PCSD fonctionnait sur le plan technique, mais l'Europe politique restait introuvable. Mais c'est surtout depuis deux ou trois ans que l'élan et la montée en responsabilité stratégique de l'Union européenne semblent s'être perdus dans les affres de la crise économique et financière. La politique de sécurité et de défense commune est devenue le dernier souci des Etats membres, le Royaume-Uni a repris son attitude négative à l'égard de toute ambition stratégique de l'Union européenne, l'OTAN apparaît de nouveau pour tous comme la solution la plus économique et la plus confortable. Lorsque l'urgence est au rétablissement de la prospérité à l'intérieur de l'Union européenne, contribuer au rétablissement de la sécurité à l'extérieur de l'Union apparaît à beaucoup d'Etats membres comme une priorité très secondaire. Ce désintérêt stratégique est sans doute compréhensible au regard de la gravité de la crise économique. Il faut seulement espérer qu'il ne se transforme pas avec le temps en démission définitive.

2. Vous soulignez la "révolution de la cohérence" qui était prévue par le traité de Lisbonne. Néanmoins, la gouvernance européenne " post-Lisbonne " est considérée par maints observateurs et acteurs comme difficilement intelligible et potentiellement incohérente, notamment en matière de politique étrangère. Quel regard portez-vous sur les institutions nouvellement mises en place ?

Le Traité de Lisbonne crée des outils potentiellement formidables : un poste de Haut représentant, vice-président de la Commission, qui tiendrait dans ses mains les moyens politiques, militaires, financiers et économiques nécessaires pour la crédibilité de l'action extérieure de l'Union européenne ; un service diplomatique (SEAE) potentiellement parmi les plus importants du monde ; des dispositions en matière de défense révolutionnaires (rappelons en effet que la coopération structurée permanente rompt pour la première fois avec le dogme de l'unanimité !). Toutefois, en l'absence de volonté politique, même le plus beau des outils ne peut être d'une grande utilité. Certes, le Traité lui-même n'est pas sans contradictions : un leadership désormais tricéphale et donc conflictuel et illisible ; une multiplication de contradictions internes, comme si les Etats membres reprenaient systématiquement d'une main ce qu'ils concèdent de l'autre, etc. Mais la pire des erreurs serait de faire de ces failles et de ces incohérences du Traité l'origine de la faiblesse ou de l'incohérence de l'Union européenne sur la scène internationale. En d'autres temps, avec une autre classe de responsables politiques, le même Traité eût pu faire, ou pourrait faire, des merveilles ! Ce qui rend en effet l'Europe si absente, si dérisoire et parfois si ridicule sur la scène internationale, ce ne sont pas les nouvelles institutions de Lisbonne : c'est l'incapacité ou le refus des Etats membres de s'accorder sur un rôle stratégique de l'Union européenne qui aille au-delà du zéro absolu, c'est leur crispation sur la sauvegarde de souverainetés nationales pourtant fortement affaiblies par la mondialisation, c'est leur refus de donner leur chance aux institutions nouvelles qu'ils ont eux-mêmes créées dans le Traité.

3. Dans le contexte de crise actuelle, les budgets de défense constituent souvent une variable d'ajustement tentante dans la volonté de faire la chasse aux déficits et de réduire l'endettement public des Etats européens. Comment, dans un tel contexte est-il possible selon vous de préserver les capacités de défense nécessaires à une véritable Politique de Sécurité et de Défense Commune ?

Il est vrai que le monde entier s'arme, ou réarme : la Russie et la Chine notamment ont augmenté considérablement leur budget militaire depuis une décennie. Le Moyen Orient et l'Afrique font de même, quelle que soit la précarité interne des sociétés au sein de ces pays. En Europe, le mouvement est inverse. Il y eut d'abord le mythe des " dividendes de la paix " après la guerre froide. Il y a désormais le tribut payé à la crise économique, depuis 2007. Beaucoup craignent donc un désarmement structurel de l'Europe, que la réduction des déficits publics ne ferait qu'amplifier.

Toutefois je n'ai jamais cru que le pourcentage de PIB consacré par chacun des Etats membres à la défense était un critère déterminant pour le succès de la défense européenne. Certes, 27 fois zéro seraient égal à zéro et il existe un minimum budgétaire vital à conserver pour l'exercice d'une capacité crédible de gestion des crises. Mais ce minimum existe dans l'Union. Les Européens dépensent ensemble à peu près le tiers du budget de défense américain, soit environ 160 milliards € : ce n'est pas négligeable ! Le fait que certains Etats membres de l'Union européenne consacrent plus d'efforts que d'autres à la défense n'est pas non plus scandaleux : les Etats membres n'ont ni la même histoire militaire, ni les mêmes ambitions de puissance, ni les mêmes héritages géographiques, démographiques, etc. En Europe, d'ailleurs, ceux qui dépensent le plus en matière de défense ne le font pas par conviction européenne, mais pour des raisons nationales propres : le Royaume-Uni par exemple, ou la Grèce avant la crise. Enfin, la puissance américaine elle-même témoigne de la relativité du critère des dépenses militaires : depuis 2004, les Etats-Unis dépensent la moitié des dépenses militaires mondiales, or leur succès ou leur capacité d'influence dans la stabilisation des crises reste pour le moins aléatoire. Autrement dit, la faiblesse actuelle de la défense européenne a bien d'autres causes que la raréfaction prévisible des ressources budgétaires consacrées à la défense. Ces causes sont essentiellement politiques. Sinon, si la volonté existait de maintenir l'ambition stratégique de l'Union européenne en période de vache maigre, pourquoi les Etats membres ne profiteraient-ils pas de la crise budgétaire pour avancer des propositions novatrices en matière de financement commun de telle ou telle activité de défense, voire d'intégration militaire plus poussée ?

4. Les révoltes dans le monde arabe ont mis l'Union européenne à rude épreuve et certains observateurs ont pointé un immense paradoxe : si les Européens (les Britanniques et les Français notamment) sont bien présents, l'Union européenne paraît totalement absente ! Quelle lecture faites-vous de ces événements récents et de l'action des Européens dans ce contexte ?

Je crois qu'il faut distinguer trois périodes pour l'analyse de la position européenne. Dans la première phase des révoltes arabes, ni les Européens ni les Américains n'ont compris le sens et l'ampleur des événements. Tous étaient englués dans une pensée stratégique assez simpliste, née aux Etats-Unis après le 11 septembre, selon laquelle il ne pouvait y avoir d'autre alternative politique dans le monde arabe que l'autoritarisme policier ou l'intégrisme islamiste. Il a fallu du temps, des deux côtés de l'Atlantique pour sortir de cette approche, mais ce sont les Américains qui ont été les premiers à le faire. L'Union européenne s'est contentée de suivre l'Amérique. Dans la phase intermédiaire, celle de la gestion de crise proprement dite en Libye, l'Union européenne a été tout simplement absente. Le fait que deux pays, la France et le Royaume-Uni, aient pris l'initiative d'une action militaire au sein de l'OTAN, est un bon point pour ces deux pays, mais n'implique rien de positif pour l'Union. La France et le Royaume-Uni ne représentent qu'eux-mêmes. Ils ne sont pas un substitut de l'action européenne, surtout pas le Royaume-Uni qui est, de tous les Etats membres, le plus opposé à la montée en puissance stratégique de l'Union européenne ! Cette absence de l'Union européenne dans la gestion de la crise libyenne est le résultat de tout ce que nous avons évoqué précédemment : le manque d'ambition, le manque de moyens militaires (rappelons quand même que la PCSD n'a pas de composante aérienne, ce qui rendait obligatoire le passage par l'OTAN), la priorité économique, les désaccords politiques, l'habitude d'un certain confort atlantique. Dans la troisième phase à venir, celle de l'aide à la reconstruction des Etats de droit et du soutien aux processus de transition, on peut espérer que l'Union européenne retrouve un rôle leader : ces tâches constituent en effet le cœur du savoir-faire européen, la politique de sécurité et de défense n'est qu'une immense entreprise de consolidation des Etats de droit dans le monde, et les budgets communautaires sont conséquents pour ce type d'activités. Autrement dit, l'après-crise pourrait être l'occasion pour l'Union européenne de jouer de nouveau un rôle moteur dans l'évolution du monde arabo-musulman.

5. Dans votre ouvrage, vous mettez fortement l'accent sur la mondialisation. L'Union européenne doit certes se tourner vers le monde " globalisé " qui change rapidement, et s'adapter à la gouvernance mondiale en mutation. En même temps, maints acteurs et observateurs font le constat inquiet d'une tentation européenne à l'impuissance. Quelles seraient alors les conditions à réunir pour que l'Europe devienne une "puissance politique à l'heure de la mondialisation" selon votre expression ?

La mondialisation est ambivalente : elle représente pour l'Union européenne un risque certain de déclin et de marginalisation. Mais elle offre tout aussi certainement une opportunité formidable pour asseoir la puissance de l'Union européenne. Autrement dit, soit les Européens continuent de subir des évolutions décidées par d'autres au profit des autres. Soit ils décident et tentent ensemble d'influencer l'évolution à venir du monde. J'insiste en effet dans mon livre sur les atouts de l'Union européenne dans cette nouvelle donne internationale : une appréhension plus subtile de la puissance qui ne se réduit pas à la force militaire ; un capital de moyens économiques, financiers, politiques, militaires d'une ampleur considérable ; une culture de la négociation et du multilatéralisme bien adaptée à l'émergence de nouveaux acteurs ; un modèle de gouvernance européenne - centré sur la solidarité et le partage des responsabilités comme des richesses - potentiellement utile pour la réforme de la gouvernance mondiale, etc. Mais les conditions d'un retour de l'Europe sur la scène internationale sont nombreuses : il faut clarifier la relation transatlantique dans un sens qui ne soit pas celui d'un simple suivisme européen. Il faut clarifier l'objectif politique recherché par les Européens dans leur action internationale : de quel monde voulons-nous ? Quelle structuration du système international cherchons-nous à consolider à travers telle ou telle action de politique étrangère ou telle intervention de la PCSD ? S'agit-il seulement d'une défense pure et dure de l'Occident, ou visons-nous la mise en place d'un modèle plus complexe de partage de la puissance et des responsabilités à l'échelle mondiale ? Dans le grand marché des idées qui façonneront le monde, la voix de l'Union européenne doit en effet se faire entendre. Enfin, les Européens devraient avant tout balayer devant leurs portes et s'appliquer à eux-mêmes les principes qu'ils prônent dans leurs discours et leurs actions extérieures : la solidarité, la recherche de l'intérêt général, la mise en œuvre de solidarités partagées. Les nations sont sans doute la condition d'existence même de l'Union européenne. Mais, à l'heure de la mondialisation, chacune des nations européennes ne pèse que son petit poids au regard des véritables grandes puissances du monde. C'est l'Union européenne qui devient, et deviendra de plus en plus, la véritable condition de l'efficacité des nations.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

"Soit les Européens continuent de subir des évolutions décidées par d'autres au ...

PDF | 189 koEn français

Pour aller plus loin

Stratégie, sécurité et défense

 
image-illustration-ee1.png

Jan-Christoph Oetjen

27 mai 2024

Lors de son discours de la Sorbonne le 25 avril, Emmanuel Macron a déclaré que l’Europe était « mortelle ». Partagez-vous cette inquiétude existentielle...

Éducation et culture

 
64e4b3bddef946.58970851-musique-violons.jpg

Jorge Chaminé

3 juillet 2023

Suite à l'invasion russe en Ukraine, vous avez été à l'initiative d'une chaîne de solidarité. En quoi consiste-t-elle ? La nuit du 24 février...

Ukraine Russie

 
64e4b415884911.60657106-belarus-manifestations-1.jpg

Svetlana Tikhanovskaia

12 décembre 2022

Quelle est la situation politique intérieure en Biélorussie ? Le pouvoir est-il fragilisé par sa brutale et incessante répression ? Comment réagit la population...

Ukraine Russie

 
2022-09-12-15-26-32.2260.jpg

Katerina Abramova

12 septembre 2022

Quel rôle jouent les médias dans l'information de la population russe sur la guerre en Ukraine ? Aucun problème ne peut être résolu tant que les citoyens ne sont pas conscients de l'existence...

La Lettre
Schuman

L'actualité européenne de la semaine

Unique en son genre, avec ses 200 000 abonnées et ses éditions en 6 langues (français, anglais, allemand, espagnol, polonais et ukrainien), elle apporte jusqu'à vous, depuis 15 ans, un condensé de l'actualité européenne, plus nécessaire aujourd'hui que jamais

Versions :