Entretien d'Europe"Aujourd'hui, en Russie, tout le paysage médiatique est détruit"
"Aujourd'hui, en Russie, tout le paysage médiatique est détruit"

Ukraine Russie

Katerina Abramova

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12 septembre 2022
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Abramova Katerina

Katerina Abramova

Responsable de la communication chez Meduza

"Aujourd'hui, en Russie, tout le paysage médiatique est détruit"

PDF | 144 koEn français

Quel rôle jouent les médias dans l'information de la population russe sur la guerre en Ukraine ?

Aucun problème ne peut être résolu tant que les citoyens ne sont pas conscients de l'existence dudit problème. Si les médias et les journalistes indépendants cessaient de dire la vérité sur ce qui se passe en Ukraine, certaines personnes se contenteraient alors de la propagande de l'État, d'autres n'en sauraient rien. Le gouvernement russe pensait que la guerre ne durerait pas plus de six mois. Mais elle est loin d'être courte et victorieuse comme Moscou l'avait espérée, si bien que les gens commencent à se poser des questions. Certains analystes disent que, durant l'automne, certaines conséquences seront ressenties par les citoyens russes. Par exemple, lorsqu'ils préparent leurs enfants pour la rentrée, ils doivent payer plus cher à cause de l'inflation et des conséquences des sanctions. Pour les médias, il est très important de donner aux gens la possibilité de savoir ce qui se passe véritablement.

Pourquoi avez-vous choisi la Lettonie comme lieu d'exil de Meduza ?

Nous avons lancé Meduza en exil il y a huit ans, car même à cette époque-là, il était clair que le journalisme indépendant n'était pas le bienvenu en Russie. Pendant toutes ces années, nous nous sommes préparés au pire des scénarios. Au début, nous n'avions pas l'impression d'être en exil : nous étions encore libres d'aller et venir et certains reporters et journalistes, qui ne voulaient pas déménager, vivaient toujours en Russie. C'était comme si nous avions simplement choisi de fonder une entreprise dans un pays européen pour d'autres raisons comme la durabilité, par exemple. La proximité a également beaucoup compté dans le choix du lieu. En outre, il était commode de travailler à Riga car il s'agit d'une ville russophone : 40% des citoyens parlent ou, au moins, comprennent le russe. Si l'un de nos journalistes ne parle pas anglais, il lui est plus facile de s'adapter à la vie ici. C'est un très bel endroit pour vivre, plutôt que dans une grande métropole.

Il y a huit ans déjà, avez-vous eu le sentiment que la liberté d'expression en Russie était restreinte ?

Elle a été restreinte après que Poutine est devenu président. D'abord, le pouvoir a commencé à gouverner contre les chaînes de télévision, puis contre d'autres médias indépendants. Le secteur a été restreint lentement, étape par étape. C'est devenu encore plus évident après l'annexion de la Crimée et après le début de la guerre à l'est de l'Ukraine.

Maintenant que vous êtes à Riga, pouvez-vous écrire librement ? La censure russe vous empêche-t-elle d'effectuer votre travail ?

Il y a huit ans, nous pensions que les lois répressives russes n'affecteraient pas les médias européens. Mais, bien sûr, tout a changé. L'année dernière, nous avons été désignés comme "agents étrangers" et nous avons perdu tous nos contrats publicitaires en Russie parce que les entreprises avaient peur d'être associées à quelque chose de politique et d'indésirable. Après le début de l'invasion de l'Ukraine, Moscou a imposé une censure sur le sujet de la guerre. Nous ne sommes pas autorisés à faire des reportages en Russie. La nouvelle loi affecte tout le monde. De nombreux médias internationaux, par exemple la BBC et Deutsche Welle, ont déplacé leurs équipes hors de Russie. La question n'est plus de savoir où vous êtes enregistré. Le plus désagréable, c'est d'être étiqueté "organisation indésirable". Cela peut arriver avec n'importe quelle fondation, n'importe quel média, international ou russe. Pour les médias russes, cela signifie que tout journaliste indépendant, tout expert qui fait un commentaire, pas nécessairement sur la guerre ou un thème politique, par exemple qui écrit sur l'architecture, est considéré comme participant au travail d'une organisation indésirable. Et cela peut être classé comme une affaire pénale. Cela ne s'est pas encore produit, mais nous comprenons que cela pourrait arriver. Cela affecte tout notre travail et, plus largement, notre structure. Bien sûr, nous sommes Russes, nous avons des passeports russes, nos parents, nos familles et nos amis sont à l'intérieur du pays. Cela nous affecte très personnellement.

Est-ce que cela fait également partie de la guerre hybride menée par la Russie ?

Cela fait certainement partie de la guerre menée contre les médias indépendants. Aujourd'hui, en Russie, tout le paysage médiatique est détruit. Il y a quelques journalistes qui continuent à faire leur travail et à résister, mais si nous parlons du marché des médias en général, il est détruit.

Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur le paysage médiatique russe actuel ?

Le 4 mars, le Parlement russe a adopté une loi prévoyant une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à quinze ans pour la diffusion de "fausses" informations sur l'armée. Depuis lors, le ministère de la Défense est la seule source considérée comme fiable concernant la guerre en Ukraine. Pour les médias indépendants, c'était la fin. Dès lors, les organisations ont pris des décisions diverses : certaines ont décidé de s'exiler et de poursuivre leur travail ; d'autres ont décidé de faire de même, mais en cessant de publier pendant un certain temps, car elles devaient non seulement relocaliser leur personnel, mais aussi reconstruire leur structure, trouver de l'argent et des méthodes de diffusion. Par exemple, Novaïa Gazeta a cessé de publier en mars et sa licence a été révoquée... la semaine dernière. L'équipe a lancé un nouveau média, Novay Gazeta Europe. Pour les chaînes de télévision, c'est encore plus compliqué car les opérations nécessitent beaucoup d'équipements et sont donc très coûteuses. Certains journalistes ont pris la décision de ne pas ou plus écrire sur la guerre elle-même, mais plutôt sur son impact social ou sur d'autres sujets connexes, afin de poursuivre leur travail à l'intérieur du pays. Chacune de ces décisions est difficile et il n'y a pas de réponse idéale car les circonstances de chaque organisation sont différentes. Je trouve encourageant que de nombreux journalistes et reporters continuent à effectuer leur travail, parfois dans l'anonymat.

Existe-t-il encore des voix dissidentes en Russie ?

Oui, il y a des journalistes qui ont vraiment pris la décision de rester dans le pays et de faire leur travail.

Cela fonctionne-t-il ?

C'est difficile et le risque d'être arrêté est très élevé. Nous avons aussi des exemples similaires avec des responsables politiques indépendants.

Quelles sont les techniques utilisées par Meduza pour dire la vérité sur la guerre en Ukraine en Russie ?

Tout d'abord, nous avons des reporters en Ukraine et nous travaillons avec des journalistes indépendants anonymes en Russie. Il y a encore des journalistes ukrainiens qui sont désireux de collaborer, mais il y a aussi des Russes qui veulent nous soutenir et travailler avec nous. Nous sommes toujours très connectés à la Russie et nous avons beaucoup de chance que les moyens de communication en ligne soient si répandus de nos jours. Ensuite, nous accordons beaucoup d'attention au journalisme explicatif, à l'examen des données et aux enquêtes basées sur des données. La guerre en Ukraine est un cas unique, car elle est très numérique : tout est disponible sur les réseaux sociaux, il y a beaucoup d'informations, des photos prises depuis l'espace, etc. Il est bien sûr difficile de faire la différence entre ce qui est faux et ce qui ne l'est pas. Mais nous avons accès à une grande quantité de données. Par exemple, la reconstitution du massacre de Bucha minute par minute, étape par étape, est une expérience qu'en tant que journalistes, nous n'avions pas connue auparavant.

La guerre dure depuis plus de six mois : pensez-vous que la population russe est devenue plus réceptive aux informations en dehors de la propagande russe ?

Certains experts disent que les Russes regardent moins la télévision. Mais je ne suis pas sûre que ce soit l'une des raisons pour lesquelles les gens ne croient pas à la propagande. Je pense que c'est surtout à cause de l'été et parce que les gens en ont assez des nouvelles liées à la guerre. En tant que journalistes, nous le percevons. Nous le voyons même dans notre propre public. Les personnes qui veulent connaître la vérité en Russie, qui ont accès à l'information, sont épuisées. En même temps, par rapport aux premières semaines et aux premiers mois de la guerre, les gens ne croient plus que tout est victorieux.

De nombreuses personnes ont des contacts avec des réfugiés, certaines revues publient des témoignages de soldats. Ils entendent leurs histoires, mais même après, certains d'entre eux pensent encore qu'il s'agit de propagande. Une grande partie de la population pense encore que la Russie essaie de sauver les Ukrainiens. Il y a aussi des gens qui ne croient pas du tout aux médias. C'était la même chose pendant la pandémie de Covid : ce n'est pas comme s'ils ne croyaient pas aux médias indépendants et croyaient la propagande, ou qu'ils ne croyaient pas à la propagande et faisaient confiance aux médias indépendants. Ils ne font tout simplement plus confiance à aucun type de média et d'information.

Quelle est votre impression sur la façon dont les médias européens couvrent la guerre en Ukraine ?

Il y a de nombreuses enquêtes de qualité. De nombreux journaux ont d'excellentes équipes qui travaillent sur le sujet et font des reportages sur le terrain. Tout ce que nous voyons est très professionnel. C'est beaucoup plus compliqué avec la couverture de la situation intérieure russe. Au début de la guerre, avec la couverture médiatique des sanctions économiques, de nombreuses voix disaient qu'en insistant et en mettant un peu la pression, les Russes comprendraient que quelque chose n'allait pas, qu'ils feraient une révolution pour arrêter la guerre. Mais cela ne fonctionne pas comme cela. La situation interne de la Russie est beaucoup plus complexe.

De quelle manière les citoyens russes sont-ils touchés par les sanctions et comment les médias russes en parlent-ils ?

Tous les médias russes parlent beaucoup des sanctions. Les médias indépendants évoquent surtout la situation économique en Russie. Mais, à vrai dire, les conséquences ne sont pas encore très visibles. Les prix sont de plus en plus élevés et certains produits ont disparu. C'est désagréable, mais pas brutal et les gens vont y survivre. Les véritables conséquences se feront sentir ultérieurement.

Comment peut-on protéger le journalisme et la liberté d'expression en temps de guerre et de conflit ?

C'est une bonne question. Je ne sais pas comment la liberté d'expression peut être protégée en Russie. Il est un peu tard et, pour l'instant, il ne s'agit pas de la protéger, mais de "jouer à cache-cache". Si nous parlons de différentes solutions, tout étant tellement numérisé et tout le monde ayant accès à internet, il doit y avoir une solution numérique pour que les personnes en Russie qui veulent recevoir des informations disposent d'instruments plus sophistiqués à cette fin. Il s'agit aussi d'un soutien international, de ce que font les citoyens des différents pays européens. Il y a beaucoup de soutien pour les personnes qui quittent le pays, pour celles qui essaient de poursuivre leur travail en exil. Et je pense qu'il est également judicieux d'utiliser les informations provenant des médias russes, à condition, bien sûr, qu'il s'agisse de sources fiables.

La solidarité européenne était très visible au début de la guerre, mais avec les défis liés à la situation économique et à l'approvisionnement énergétique, le soutien pourrait affaiblir. Comment pensez-vous que le journalisme peut aider à maintenir la solidarité ?

Ce n'est pas la vocation du journalisme. Le problème est complexe. Les gens en ont assez de la guerre. Il y a moins d'enthousiasme pour soutenir l'Ukraine. Les gens veulent être informés sur d'autres sujets. Les journalistes vont devoir trouver un moyen de maintenir l'intérêt des gens pour la guerre, car il est absolument clair qu'elle va durer longtemps.

Avez-vous l'impression que la propagande russe prend également pied dans les sociétés européennes ?

Cela dépend vraiment d'un pays à l'autre. Pour illustrer comment la propagande russe opère à travers l'industrie des médias, je peux prendre l'exemple de la Lettonie, où il y a une population russophone. Après l'indépendance du pays, l'attention s'est portée sur la création de contenus en letton, ce qui est tout à fait compréhensible. Mais les citoyens russophones se sont sentis abandonnés et ils ont commencé à se tourner vers ce qui se produisait en Russie. Non parce qu'ils avaient un intérêt particulier pour le pays, mais parce qu'ils voulaient consommer du contenu en russe. Petit à petit, ils se sont perdus dans la télévision russe, puis dans la propagande russe, et il faut maintenant beaucoup de temps pour les récupérer. En tant que journalistes, nous devons veiller à produire un contenu de qualité pour tout le monde, à trouver les mots, le langage et les formes appropriés, à préparer les citoyens à résister à la propagande russe.

Que réserve l'avenir pour le paysage médiatique russe ?

Rien ne changera avant longtemps. Nous serons toujours en exil et les prochaines années ne seront pas très agréables. Et puis, avec un peu de chance, nous aurons l'occasion de tout reconstruire depuis le début. Ce sera un très long voyage pour tout le pays. La chose la plus importante, et la plus effrayante aussi, c'est de ne pas perdre le contact avec ce qui se passe à l'intérieur de la Russie. Car nous risquons d'écrire sur quelque chose que nous ne connaissons ou ne comprenons plus. Il est très important pour nous de garder le contact : les moyens de communication numériques et le fait que le monde soit encore beaucoup plus connecté nous aideront dans cette mission.

Entretien réalisé par Stefanie Buzmaniuk

Meduza est un média russophone basé à Riga. Il a reçu le prix franco-allemand du journalisme dans la catégorie Prix spécial en juillet 2022.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

"Aujourd'hui, en Russie, tout le paysage médiatique est détruit"

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