Entretien d'Europe"Un brevet unique permettra à l'Union européenne d'être plus compétitive"
"Un brevet unique permettra à l'Union européenne d'être plus compétitive"

Numérique et technologies

Alain Pompidou,  

Camille Lépinay

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26 avril 2011

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Invité

Pompidou Alain

Alain Pompidou

Ancien Président de l'Office Européen des Brevets, député européen honoraire, membre du Comité scientifique de la Fondation Robert Schuman.

Lépinay Camille

Camille Lépinay

Diplômée de l'Institut d'études politiques de Paris (Sciences Po) et du Collège d'Europe (Bruges).

"Un brevet unique permettra à l'Union européenne d'être plus compétitive"

PDF | 231 koEn français

1. N'existe-t-il pas déjà un brevet européen ? N'y a-t-il pas un Office européen des brevets (OEB) que vous avez d'ailleurs présidé?

Effectivement, l'Office européen des brevets a été crée à Munich en 1977 a la suite de l'entrée en vigueur de la Convention sur le Brevet Européen (CBE) signée en 1973. Créée à l'origine par quatre pays (l'Allemagne, la France, l'Italie et les Pays-Bas), cette organisation paneuropéenne indépendante regroupe 37 Etats membres et 3 Etats associés. Dotée d'un budget de près de 2 milliards €, elle emploie plus de 7 000 fonctionnaires internationaux répartis à Munich ainsi qu'à La Haye, Berlin et Vienne. L'OEB est dirigé actuellement par Benoit Battistelli. Les trois langues officielles de l'OEB sont l'allemand, l'anglais et le français.

2. Que fait l'Office européen des brevets ?

Les missions de l'OEB sont larges : son mandat est de soutenir l'innovation, la compétitivité et la croissance économique en Europe.

Les brevets sont délivrés à l'issue d'une procédure centralisée et harmonisée. Le dépôt de la demande de brevet conduit à une recherche d'antériorité pour vérifier dans le monde entier s'il n'y a pas de brevets déjà existants. A ce titre, les moteurs de recherche de l'OEB sont très puissants et de ce fait l'analyse très complète. Puis l'OEB examine la demande au fond en prenant en considération trois critères : la nouveauté, l'inventivité et l'application industrielle. Un brevet est en effet un titre de propriété industrielle composé à la fois d'une description de l'invention et de revendications démontrant l'inventivité et l'application industrielle. Six mois après le dépôt de la demande, l'OEB émet une première opinion écrite : ceci permet au déposant de modifier ses revendications pendant un an. Le brevet est publié après 18 mois et sera délivré 36 à 48 mois après le dépôt de la demande.

3. Quels sont les avantages et les inconvénients du brevet européen délivré par l'Office européen des brevets ?

La qualité des brevets de l'OEB est reconnue au plan international par les grands offices de brevets mondiaux, les Etats-Unis, le Japon, ainsi que la Chine et la Corée du Sud, avec lesquels l'OEB coopère. Ces pays s'inspirent souvent de la première publication par l'OEB.

La force de l'OEB est de délivrer des brevets d'excellente qualité car donnant lieu à un taux très faible de litiges : 3 à 5% contre 30% de litiges pour l'équivalent américain. La qualité des brevets vient de la rigueur dans le processus de délivrance. En 2009, l'OEB a reçu 134 500 dépôts et mais n'en a délivré que 52 000 soit seulement 38%. La démarche est donc très sélective.

Cependant, si la délivrance des brevets européens est centralisée au niveau de l'OEB, le déposant doit ensuite faire valider ces brevets par les offices nationaux dans les Etats membres. Le brevet européen devient donc un faisceau de brevets nationaux. Or, en plus de la taxe de délivrance versée à l'OEB, l'inventeur doit payer une taxe annuelle de validation à chaque Office national pour maintenir le brevet. Par l'accord de Londres ratifié en 2005, l'OEB a réussi toutefois à diminuer la taxe de délivrance de 30% en exigeant pour le premier dépôt une traduction limitée aux seules revendications dans l'une des trois langues officielles (français, anglais, allemand). Cependant, faire valider un brevet dans tous les Etats membres est très coûteux, et souvent les déposants doivent se limiter aux pays les plus intéressants économiquement.

4. Quels seraient les avantages d'un brevet de l'Union européenne (brevet de l'UE) par rapport au brevet européen existant ?

Un brevet de l'Union européenne combinerait deux avantages. Tout d'abord, il bénéficierait de la qualité du travail de l'OEB qui continuerait à en assurer la délivrance selon la même procédure. Mais, ce brevet serait validé d'emblée dans l'ensemble des Etats membres partie à l'accord sur un brevet de l'Union européenne, donc le déposant n'aurait à payer qu'une seule taxe de validation.

Le deuxième avantage serait lié au traitement harmonisé des litiges. Contrairement aux recours qui opposent un déposant ou concurrent à l'OEB, les litiges opposent généralement un concurrent au déposant. Pour l'instant, les litiges sont traités par les tribunaux des Etats membres, qui rendent parfois des jugements contraires entre Etats, voire à l'intérieur d'un même Etat (entre l'Angleterre et l'Ecosse par exemple). Il serait cohérent en effet d'avoir un brevet unique de l'Union européenne, délivré par l'OEB puis validé d'emblée dans tous les Etats membres et un traitement harmonisé des litiges.

5. Où en est-on de la création d'un tel brevet de l'Union européenne ?

Les discussions sur un brevet de l'Union européenne durent depuis une trentaine d'années et buttent notamment sur les aspects linguistiques. En 2000, la Commission européenne a fait une proposition de règlement relatif au brevet communautaire, devenu " brevet de l'UE " avec le Traité de Lisbonne.

Le 7 décembre 2009, le Conseil de l'Union européenne a adopté à l'unanimité un accord politique pour créer un brevet de l'Union européenne ainsi qu'une " juridiction du brevet européen et du brevet communautaire ". Cette juridiction a fait l'objet d'un projet d'accord international avec des pays tiers membres de l'OEB, que le Conseil a soumis pour avis à la Cour de justice de l'Union européenne. Celle-ci vient de juger le 8 mars que cet accord n'est pas en conformité avec les Traités en vigueur.

A la suite des conclusions du Conseil, la Commission a proposé le 1er juillet 2010 un règlement sur le régime linguistique des brevets. Cependant, les Etats membres n'ont pas réussi à adopter ce règlement à l'unanimité comme requis par l'article 118 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE).

Pour permettre d'avancer sur ce dossier, le 7 décembre 2010, 10 Etats membres [1] ont demandé à la Commission la mise en place d'une coopération renforcée. Ces 10 Etats ont rapidement été rejoints par 15 autres, soit 25 Etats membres sur 27, l'Italie et l'Espagne ayant refusé de s'y rallier. Le 10 mars dernier, le Conseil a finalement autorisé cette coopération renforcée entre ces 25 Etats membres. La mise en application devrait maintenant être très rapide. A ce titre, la Commission a publié le 13 avril dernier deux propositions de règlement : le premier, relatif à la mise en œuvre de la coopération renforcée, devra être adopté en codécision par le Conseil et le Parlement européen et le second, relatif au régime linguistique, devra l'être par le Conseil à l'unanimité après consultation du Parlement européen.

6. Pourquoi ne pas avoir créé un tel brevet de l'Union européenne plus tôt ?

Les discussions sur le brevet communautaire avaient jusqu'alors échoué pour des raisons linguistiques. Actuellement, en cas de litige, le brevet doit être traduit dans la langue du pays du litige. Par ailleurs, si l'on centralise le traitement des litiges au niveau de l'Union européenne, il faudra former des juges techniques pour l'ensemble de l'Union, juges qui devront pouvoir traiter les dossiers dans l'une des trois langues officielles de l'OEB (allemand, anglais ou français). En effet, dans le projet en discussion, le régime linguistique du brevet de l'Union euroépenne serait aligné sur celui de l'OEB qui repose sur ces trois langues.

Ces arguments linguistiques sont invoqués principalement par l'Italie et l'Espagne, ce dernier pays arguant notamment de l'importance de la zone hispanophone dans le monde. Derrière l'argument linguistique se cache également un certain conservatisme des mandataires, alors que les cabinets internationalisés, avantagés pour délivrer le brevet de l'Union européenne, sont encore en nombre limité dans ces pays.

Mon analyse de la situation est que l'Italie et l'Espagne se considèrent discriminés par rapport à leur langue ; cependant en jouant sur les discriminations nationales, ils créent une discrimination de l'Europe vis-à-vis des grands pays déposants que sont les Etats-Unis, le Japon, la Chine et la Corée du Sud. Un brevet unique de l'UE permettrait à l'Union d'être plus compétitive. D'où l'intérêt d'aller de l'avant grâce à la coopération renforcée.

7. Dans l'avis que vous avez mentionné, la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) considère que le projet d'accord visant à la création d'une juridiction du brevet européen et communautaire n'est pas compatible avec le droit de l'Union européenne. Cet avis risque-t-il de bloquer ou de ralentir la mise en place du brevet de l'Union européenne ?

Dans cet avis, la Cour de Justice a remis en cause le traitement harmonisé des recours, le jugeant non compatible avec le droit communautaire pour des raisons de discriminations linguistiques.

Cependant, à mon sens, cela ne doit pas bloquer la mise en place du brevet de l'UE. Même si cela manque de cohérence, il est possible de dissocier les deux volets de la procédure d'obtention des brevets d'une part et du traitement des litiges d'autre part. Sur le second volet, l'OEB continuera à traiter les recours internes et les litiges seront toujours traités par les tribunaux nationaux.

De mon point de vue, la Cour a fait preuve d'un juridisme exacerbé. Il aurait été possible de trouver un accord politique sur le traitement harmonisé des litiges sachant que le projet d'accord maintenait le principe de l'instruction dans la langue du pays du litige.

8. Que pensez-vous du projet d'un fonds européen des brevets soutenu par le Conseil européen le 4 mars dernier pour acheter des brevets afin de les mettre à disposition des entreprises ?

Je suis en faveur d'un tel fonds. Suivant une initiative de la Caisse des dépôts française, la Commission européenne a lancé une réflexion avec le Fonds Européen d'Investissement, la Banque Européenne d'Investissement et les fonds structurels. En fait, l'idée est de combiner d'une part un fonds européen de développement des brevets sur le modèle du capital risque et d'autre part un fonds pour les mettre en ligne à disposition des entreprises, en vue de négociations ultérieures d'achats ou de licences.

Une telle banque de données permettrait aux entreprises de compléter leur portefeuille de brevets. Ce dispositif permettrait d'accélérer l'innovation, de favoriser la coopération entre entreprises européennes et de renforcer leur compétitivité.

9. La coopération renforcée sur le brevet de l'UE posera-t-elle des problèmes pour le fonctionnement du marché unique ? Pourrait-elle servir de modèle ?

La coopération renforcée signifie que 25 Etats membres vont de l'avant même si 2 conservent leurs caractéristiques nationales. Certes, elle peut limiter l'étendue de la protection par brevet mais elle n'empêchera pas la libre circulation des marchandises. C'est ce qui s'est passé avec la mise en place de l'euro qui n'empêche pas le fonctionnement du marché intérieur. Certes, la coopération renforcée ne résout pas totalement le problème de la discrimination de l'Union européenne vis-à-vis de ses concurrents. Cependant, même si le dispositif à 25 ne sera pas aussi efficace qu'à 27, ce sera toujours une grande amélioration par rapport au système actuel.

Les Etats membres participant à la coopération renforcée auront un avantage compétitif. Même l'Italie et l'Espagne ne cherchent pas de compensations. La Commission a néanmoins proposé que le déposant puisse demander à traduire les revendications dans sa propre langue avec un logiciel de traduction automatique. Ceux-ci sont de plus en plus performants. Reste qu'il faudra convaincre l'Italie et l'Espagne de la qualité technique de ces traductions.

Une coopération renforcée ne signifie pas que l'Europe va éclater, la différentiation n'empêche pas la cohésion. Comme l'euro, la coopération renforcée sur le brevet respecte les identités culturelles nationales tout en allant dans le sens de la cohésion et en permettant à l'Union européenne de se positionner dans la compétition internationale.

[1] Allemagne, Danemark, Estonie, Finlande, France, Lituanie, Luxembourg, Pays-Bas, Slovénie, Suède

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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