Stratégie, sécurité et défense
John Stevens
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John Stevens
1. Douze ans après la Déclaration de Saint Malo, quel regard portez-vous sur le développement de la politique de défense de l'Union européenne ? Comment interprétez-vous la proposition faite par le gouvernement britannique en faveur d'un partenariat avec la France en matière de défense ? Quels pourraient être, selon vous, les composantes d'un tel partenariat franco-britannique ?
Il est important de comprendre que l'accord de défense franco-britannique signé le 2 novembre n'est pas pour le gouvernement britannique, un retour à l'approche adoptée par le Premier ministre Tony Blair a Saint Malo. Le Premier ministre David Cameron et son ministre de le Défense, Liam Fox, restent très hostiles à l'égard de tout rôle spécifique de l'UE ou toute coopération européenne en matière de défense. Ils restent persuadés que la défense est d'abord et avant tout une affaire des Etats nations souverains, acceptant seulement les structures supérieures de l'OTAN. Néanmoins, les conséquences de ce qui a été approuvé peuvent conduire bien plus rapidement à une coopération européenne en matière de défense, que cela aurait été le cas si ces initiatives avaient été organisées par l'UE.
2. Qu'attendez-vous du sommet franco britannique du 2 novembre ?
Le point crucial est la dissuasion nucléaire. La décision des Britanniques de faire tester leurs ogives par des équipements français écorne la relation particulière avec l'Amérique qui a prévalu dans ce domaine depuis l'accord MacMillan Kennedy sur les missiles Polaris en 1962. Elle ouvre la voie à des échanges de programmes de patrouille pour nos sous-marins nucléaires qui pourraient, si les contraintes budgétaires restent sévères, permettre à nos deux pays, dans le futur, de garantir conjointement " la permanence à la mer " plutôt que le faire chacun de son côté. De façon plus significative, cela pourrait permettre à la France et au Royaume-Uni de développer ensemble une nouvelle génération de missiles lancés de sous-marins, diminuant ainsi considérablement la dépendance vis-à-vis des États-Unis qui prévaut jusqu'à présent pour la force stratégique britannique.
Cela pourrait constituer alors le commencement d'une réelle dissuasion nucléaire européenne. D'autres Etats européens pourraient signer des accords bilatéraux avec la France ou le Royaume-Uni pour participer aux coûts de leurs capacités, avec en retour la possibilité, de partager plus ou moins la doctrine d'emploi, les cibles ou le déploiement des armes nucléaires. Mais un tel développement est probablement assez lointain et sera largement déterminé par l'évolution des menaces stratégiques sur la sécurité de l'Europe et par les perceptions européennes de la continuité de l'engagement américain pour leur défense.
3. Les lacunes de la défense européenne doivent être regardées aujourd'hui avec lucidité : les budgets ne sont pas à la hauteur des enjeux ; la situation n'est pas brillante au plan des capacités militaires ; la situation au regard des programmes d'armement est peu réjouissante, puisque nous manquons aujourd'hui de nouveaux grands projets en coopération, pourtant indispensables à la constitution et au maintien d'une base industrielle et technologique de défense européenne. Selon vous, comment combler, même progressivement, ces lacunes ?
Londres est inquiète à l'idée que toute rationalisation des industries de défense européennes pourrait faire partie d'une politique industrielle plus active de l'UE, peut être dans le cadre d'un programme élargi pour stabiliser la zone euro.
Certainement, le souhait actuel du gouvernement britannique de développer la coopération militaire avec la France, et en fait avec d'autres Etats nations européens est de contrebalancer le déclin perceptible ou probable, de l'influence britannique dans les politiques européennes, résultant notamment de la décision britannique de rester, dans l'immédiat, en dehors de l'euro.
4. Les politiques de défense des Etats membres sont d'une importance particulièrement inégale, notamment du point de vue de l'effort consenti en matière budgétaire - au sein de l'Union européenne, la France, le Royaume-Uni et l'Allemagne représentent à eux seuls les 2/3 de l'effort de défense des 27. Par ailleurs, partout en Europe, les restrictions budgétaires pèsent sur les programmes de défense et où l'on constate une chute des dépenses consacrées à la défense. Comment, dans ce contexte, parvenir à avancer en matière de politique européenne de défense ?
Manifestement, l'ombre qui plane sur tout cela est l'énorme pression sur les budgets du gouvernement dans les prochaines années, qui a un impact incontestable sur la tolérance des contribuables envers des dépenses de défense importantes.
Cependant, moins de crédits n'est pas nécessairement négatif pour l'Europe de la défense. Bien qu'il y ait depuis longtemps beaucoup de personnes au sein de la classe politique britannique qui aient préconisé des liens plus étroits avec la France, et effectivement un rôle plus grand et lucide de l'Europe dans l'Otan, il ne fait pas de doute que ce sont les restrictions budgétaires immédiates qui ont persuadé le gouvernement Conservateurs-Libéraux démocrates de coalition de franchir ce pas historique. Car le gouvernement britannique ne s'est pas, pour autant, montré très favorable au renforcement des liens avec l'Europe.
Il semble d'ailleurs que les restrictions similaires partout ailleurs en Europe, par exemple en Allemagne où la réforme des forces armées fait débat, ou sur les réductions des dépenses militaires envisagées en Espagne ou aux Pays-Bas, peuvent tout aussi bien accélérer la coopération européenne ou la retarder.
5. Dans un tel contexte, vous semble-t-il envisageable de mutualiser certains types d'équipements au travers du mécanisme des " coopérations structurées permanentes " prévue par le traité de Lisbonne, ou au travers d'accords bilatéraux autour de projets industriels en commun, en franco-britannique notamment ?
Ce qui est vrai dans le domaine nucléaire pourrait peut-être être plus aisé pour les forces conventionnelles. La coopération franco-britannique pourrait alors progressivement inclure d'autres pays, notamment l'Allemagne, l'Espagne et les Pays-Bas.
Cela pourrait constituer l'architecture, à partir d'une addition progressive et d'une rationalisation des efforts nationaux de défense, d'un système européen, mais presque toujours indépendant des institutions de l'Union. En parallèle bien sûr, pourrait naître un système de plus en plus intégré pour les marchés.de défense. Ici, la politique industrielle de l'UE serait claire. Mais là encore, pour les Britanniques, de tels arrangements ne doivent pas être organisés à travers le mécanisme des " coopérations structurées permanentes " prévu par le traité de Lisbonne, mais plutôt par des accords bilatéraux ou multilatéraux entre des Etats nations particuliers, soumis aux règles européennes de concurrence et de marchés publics.
6. Dans cette perspective, quels seraient les Etats qui vous sembleraient prêts à s'engager dans un groupe pionnier en matière de défense à l'échelle européenne ?
Une fois que les structures de coopération seront en place, il est tout à fait possible qu'une Europe, plus confiante économiquement et plus consciente de ses intérêts stratégiques, dans un monde largement dominé par l'essor de l'Asie, trouve à la fois le financement et la volonté démocratique pour augmenter ses dépenses militaires à un niveau tel que l'OTAN pourrait devenir véritablement un partenariat équilibré de part et d'autre de l'Atlantique
En fin de compte bien sûr, il serait souhaitable que les membres de l'UE soient aussi membres de l'Otan, et soient ainsi en mesure de participer, à un niveau approprié, au partage du fardeau financier d'une défense mutuelle.
Mais les Britanniques pourraient à ce moment-là estimer que de tels sacrifices procurent un tel avantage géopolitique, que cette question ne soit plus une priorité au regard d'autres considérations, comme par exemple le développement d'une relation durable et stable avec la Russie.
7. Une politique européenne de défense forte est-elle immanquablement amenée à devenir concurrente ou bien complémentaire de l'OTAN ? Et, selon vous, de quelle manière les Etats-Unis perçoivent-ils l'émergence d'une politique de défense européenne ?
Reste la question de savoir comment une telle évolution pourrait altérer les structures existantes de l'OTAN.
Ici, il semble que le gouvernement britannique estime que l'attitude des Etats Unis pourrait conduire l'Alliance à devenir un partenariat plus équilibré entre les piliers américain et européen d'une défense eurasiatique, alors que l'attention de Washington glisse de l'Atlantique vers le Pacifique.
Londres estime que si les Européens ne font pas davantage pour leur propre défense, ce que doit signifier plus de coopération entre les Etats nations, l'engagement à long terme des Etats Unis dans l'Otan pourrait être remis en cause.
Il y a un dernier aspect dans la décision du gouvernement britannique de participer à cet accord historique, qui mérite d'être souligné.
Certains cercles du parti Conservateur, leader de l'actuelle coalition gouvernementale britannique, sont convaincus que les accords bilatéraux ou multilatéraux de défense entre Etats-nations, pourraient aussi s'appliquer dans d'autres domaines politiques.
Mais une telle idée est une philosophie générale des Conservateurs, héritée de Mme Thatcher, qui demeure profondément méfiante vis-à-vis de l'intégration institutionnelle de l'UE
Cet accord franco britannique est ainsi peut être pour le Premier ministre David Cameron l'expression d'une vision authentiquement conservatrice du futur de l'Europe qui met l'accent davantage sur l'Europe des nations que sur l'Europe des institutions.
Vraisemblablement ceci ne va pas diminuer l'espoir que manifeste le président français Nicolas Sarkozy dans le fait que si le Royaume-Uni atteint le premier objectif, il pourrait bien aussi se réconcilier à l'idée du deuxième !
http://www.lefigaro.fr/international/2010/11/01/01003-20101101ARTFIG00526-paris-et-londres-font-defense-commune.php http://www.robert-schuman.eu/fr/doc/actualites/cooperation-defense-franco-britannique.pdf
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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