Entretien d'EuropeEntretien avec Jacques Barrot, Vice-président de la Commission européenne, Responsable pour la Justice, la Liberté et la Sécurité
Entretien avec Jacques Barrot, Vice-président de la Commission européenne, Responsable pour la Justice, la Liberté et la Sécurité

Liberté, sécurité, justice

Jacques Barrot

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9 novembre 2009

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Barrot Jacques

Jacques Barrot

Ancien ministre français du Logement, Commerce, de la Santé et du Travail, a été vice-président de la Commission européenne de 2004 à 2009 en charge des Transports, puis de la Justice et des Affaires intérieures. Il est désormais membre du Conseil constitutionnel français depuis 2010 et membre du Conseil d'administration de la Fondation Robert Schuman.

Entretien avec Jacques Barrot, Vice-président de la Commission européenne, Respo...

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1. Question : La construction d'un espace de justice, de liberté et de sécurité recèle un conflit entre deux exigences qui peuvent se révéler potentiellement contradictoires: d'un côté, assurer la sécurité intérieure de l'Union européenne face à des menaces que les citoyens perçoivent avec de plus en plus d'acuité; de l'autre, protéger la vie privée et notamment les données personnelles de ces même citoyens contre toute intrusion. Comment concilier ces deux objectifs fondamentaux ?

Je suis particulièrement attaché au respect de l'équilibre entre les exigences de la sécurité publique et le respect des libertés individuelles. Ces deux exigences sont complémentaires et non pas contradictoires. Et cette complémentarité est le propre de toute construction démocratique.

Les propositions de la Commission européenne pour le programme de Stockholm, qui va constituer la feuille de route de l'Union européenne en matière de justice, de liberté et de sécurité pour les 5 années à venir, vont dans ce sens. Dans l'espace européen, les personnes doivent pouvoir circuler en toute sécurité. Il faut pour cela que les policiers, les juges, les procureurs coopèrent mieux entre eux, qu'ils puissent s'échanger les informations nécessaires. C'est une nécessité absolue dans un espace où les frontières intérieures ont été abolies pour 22 Etats membres.

La sécurité passe donc par le renforcement de l'échange des données via Europol, Eurojust et à tous les niveaux opérationnels. Mais ceci ne doit pas se faire au détriment de la protection des données personnelles, qui est un droit fondamental. Nous devons savoir mettre en place des garde-fous pour éviter "cyber-brother"! L'Europe dispose déjà en la matière, grâce à la directive de 1995, de normes exigeantes et de l'un des niveaux de protection les plus élevé au monde. Ce niveau d'exigence doit être adapté aux nouveaux défis technologiques. L''Europe doit aussi se doter d'un régime de protection qui couvre de manière complète les échanges en matière de sécurité. L'Union européenne doit également jouer un rôle moteur dans le développement et la promotion de standards internationaux pour des technologies et services respectueux de la vie privée.

2. Dans ce contexte, se pose notamment la question des relations entre l'Union européenne et les Etats-Unis. Ainsi, le 17 septembre, les députés européens ont adopté une résolution réclamant que les données bancaires des citoyens européens ne soient collectées qu'à des fins de lutte contre le terrorisme, en gardant un équilibre entre mesures de sécurité et protection des libertés civiles. Les parlementaires ont donc demandé au Conseil de rouvrir les négociations avec les Etats-Unis sur le transfert de ces données via le réseau SWIFT. Comment comptez-vous répondre à ces demandes ?

La société SWIFT est une entreprise privée de messagerie financière qui gère notamment une base de données située aux Etats-Unis. Depuis des années, le Trésor américain a accès à certaines données de SWIFT qui sont nécessaires pour la lutte contre le terrorisme. Cet accès a permis aux autorités américaines de prévenir avec succès des attentats terroristes et de faciliter les investigations, tant aux Etats-Unis que dans l'Union européenne.

Parallèlement, les autorités américaines se sont engagées à respecter toute une série de règles strictes en matière de protection des données. Afin d'évaluer la légitimité de ces échanges et le respect par les autorités américaines de leurs engagements en matière de protection des données, l'Union européenne a commandé un rapport à une personnalité indépendante, le magistrat français Jean-Louis Bruguière. Ce rapport a abouti à des conclusions positives.

Depuis, la donne a changé. La société SWIFT a décidé de rapatrier sa base de données en Europe. Un nouvel accord international entre l'Union européenne et les Etats-Unis est donc maintenant nécessaire pour permettre le transfert aux Etats-Unis de données de messageries financières qui ne sont pas stockées sur le territoire américain, mais qui sont nécessaires pour lutter contre le terrorisme. Signer cet accord est important pour la sécurité des citoyens européens. Mais cet accord aura toutefois une durée très limitée, d'un maximum de douze mois. Dès que le Traité de Lisbonne entrera en vigueur, nous pourrons le renégocier, en impliquant pleinement le Parlement européen, ce qui n'est pas possible dans le cadre juridique actuel. Cette association pleine et entière du Parlement garantira la transparence démocratique.

Le dossier SWIFT est en effet un bon exemple de l'équilibre que nous devons atteindre entre la protection efficace de l'Union et de ses habitants contre de possibles menaces terroristes, et la garantie d'un niveau élevé de protection des données personnelles. J'ajoute que c'est aussi un test dans nos relations avec les Etats-Unis. Il faut que nous aboutissions de part et d'autre de l'Atlantique à une même vision de cet équilibre entre sécurité et protection des données.

3. Le Traité de Lisbonne introduit un certain nombre d'innovations en matière de justice et de sécurité. Quels sont à votre avis les apports principaux de ce Traité et comment faire en sorte d'en exploiter au maximum le potentiel ?

Le Traité de Lisbonne apporte plusieurs innovations majeures. En matière de coopération policière et de coopération judiciaire pénale, ou d'immigration légale, il sera possible d'adopter désormais les mesures à la majorité qualifiée et non plus à l'unanimité. C'est un point fondamental pour faciliter les prises de décision au Conseil des ministres.

Le Parlement européen, qui n'était auparavant que consulté dans ces domaines, devient colégislateur. La légitimité démocratique de notre action en sera renforcée. Ce rôle accru du Parlement devrait nous permettre de progresser dans de nombreux domaines, par exemple en matière de garanties procédurales accordées aux personnes dans les procédures pénales. C'est un domaine auquel le Parlement européen et la Commission attachent de l'importance mais dont les progrès sont bloqués depuis plusieurs années par la règle de l'unanimité au Conseil des ministres.

Deuxième progrès très marquant: la Charte des droits fondamentaux va acquérir un caractère contraignant et l'Union européenne va pouvoir adhérer à la Convention européenne des droits de l'Homme.

Un autre élément important est le renforcement du contrôle de la Cour de justice. Si de nombreux textes ont été adoptés au cours des années passées, on s'aperçoit que les progrès sur le terrain sont souvent trop faibles, faute de mise en œuvre par les Etats membres. C'est particulièrement vrai en matière de coopération policière et judiciaire pénale. Le nouveau Traité permettra à la Commission européenne de pleinement jouer son rôle pour assurer que les décisions européennes sont effectivement appliquées dans les Etats.

Le Traité de Lisbonne nous donne donc des leviers puissants pour faire progresser l'intégration européenne en matière de justice, de liberté et de sécurité. Nous devons maintenant faire preuve de la volonté politique nécessaire pour les actionner efficacement. C'est pourquoi la Commission propose au Parlement et au Conseil un programme de Stockholm au niveau d'ambition élevé.

4. Lors du colloque "préparer le programme de Stockholm" du 4 mars dernier, vous avez affirmé vouloir "mettre la personne au centre de la construction de l'espace de justice, de liberté et de sécurité". Les politiques de votre portefeuille concernent en effet de près le quotidien des citoyens européens. Quels sont, à votre avis, les domaines prioritaires pour ramener le citoyen au cœur de la construction communautaire ? Quels sont les moyens pour l'impliquer dans la définition et l'élaboration même de ces politiques ?

Il est en effet essentiel que les citoyens puissent sentir au quotidien les bénéfices du projet européen.

D'abord, nous devons favoriser la libre circulation des personnes. C'est un acquis majeur de l'Union. C'est un droit fondamental. Concrètement, toutefois, on constate que les citoyens européens se heurtent encore trop souvent à des obstacles administratifs pour circuler et séjourner librement dans l'Union. Seulement 8 millions de citoyens résident dans un Etat membre qui n'est pas le leur pour étudier, travailler, rejoindre leur conjoint, vivre en famille, passer leur retraite. Il faut remédier aux difficultés pratiques qui sont autant de freins à la mobilité. Par exemple, la Commission propose dans le programme de Stockholm d'améliorer les conditions de circulation et de reconnaissance des actes d'état-civil dans l'Union européenne. Savez vous que chaque année on enregistre en Europe jusqu'à 15 millions de changements d'état-civil, dont jusqu'à un tiers ayant un aspect transfrontalier? Un Livre Vert ouvrira le débat sur ce sujet en 2010.

Autre levier pour favoriser la mobilité : 450.000 successions internationales sont ouvertes chaque année dans l'Union européenne. Or, les règles concernant la compétence des tribunaux et la loi applicable varient considérablement d'un Etat membre à l'autre. Les héritiers font face à un imbroglio juridique souvent mal vécu. J'ai proposé d'augmenter la sécurité juridique, en prévoyant l'application d'un critère unique déterminant à la fois la compétence des autorités et la loi applicable par défaut à une succession transfrontalière (le critère de la résidence habituelle du défunt). J'ai également proposé de créer un certificat successoral européen, qui permettra de fournir sans autres formalités la preuve de sa qualité d'héritier.

C'est également par les nouvelles technologies que les barrières tomberont. L'Union européenne va lancer, dans les prochains mois, le portail E-Justice, qui permettra à chacun d'accéder facilement aux informations sur les différents systèmes judiciaires européens et d'être éclairé sur ses droits. Nous souhaitons également développer le recours à la visioconférence en matière judiciaire. Cela permettra d'éviter aux victimes d'avoir à se déplacer dans un autre Etat membre pour assister à un procès.

Placer la personne au cœur de la construction de l'espace de liberté, de sécurité et de justice signifie donc penser en permanence le développement de cet espace par rapport aux besoins concrets des citoyens. C'est pourquoi, à l'occasion de chacune de ses propositions, la Commission procède à une large consultation du public et des parties intéressées. Cela a été le cas du programme de Stockholm. Mais nous devons aller au-delà. Il faut que l'Europe devienne plus accessible et plus compréhensible pour les citoyens, pour qu'émerge progressivement une véritable citoyenneté européenne

Le Traité de Lisbonne va nous offrir un nouvel outil, avec l'initiative citoyenne européenne. Cette novation permettra à un million de citoyens européens d'un nombre significatif d'Etats membres d'inviter la Commission à soumettre une proposition législative sur des questions qui pourraient nécessiter un acte de l'Union. La Commission va proposer le 11 novembre un Livre Vert pour la mise en œuvre de ce nouveau droit qui permettra aux citoyens de mieux s'impliquer dans la vie de l'Union.

5. Un des domaines qui touchent au plus près les citoyens européens est probablement celui du droit de la famille, les questions relatives au mariage, au divorce ou à la garde des enfants au sein de couples transnationaux. Quel est le rôle de la coopération entre les Etats membres en la matière ?

Effectivement, les questions de droit de la famille en Europe se posent avec une acuité de plus en plus grande. On estime par exemple que chaque année sont prononcés environ 350 000 "mariages internationaux" dans l'Union, mais aussi malheureusement 170 000 "divorces internationaux", pour 875 000 divorces annuels dans l'Union européenne.

Ce sujet exige de toute évidence un renforcement de la coopération entre les Etats membres car, comme pour les testaments, les litiges liés à la loi applicable et aux tribunaux compétents entraînent des conflits douloureux. Nous avons réfléchi à la proposition d'une coopération renforcée sur ce dossier des divorces transfrontaliers. Certains Etats membres, dont la France, poussent pour aller de l'avant. Mais le clivage est à ce stade trop fort parmi les 27 pour risquer une fracture européenne sur un sujet de société aussi sensible. Cela étant, il faut poursuivre la réflexion en 2010 sur ce sujet majeur. Et il est aussi très important de développer la médiation, en s'appuyant sur la directive adoptée en mai 2008.

Au-delà de l'action législative, il est également important de renforcer les outils de la coopération sur le terrain. Par exemple, il existe depuis plusieurs années un réseau judiciaire civil qui rassemble des points de contact européens. C'est un bon système, qui permet aux autorités judiciaires de communiquer plus facilement et directement entre elles pour plus d'efficacité.

6. Quels sont à votre avis les instruments à privilégier dans la construction d'un espace de liberté, de sécurité et de justice? L'harmonisation et la réglementation au niveau européen, ou plutôt une approche plus pragmatique, misant sur le principe de confiance, les coopérations transfrontalières et les projets pilote ?

L'espace de liberté, de sécurité et de justice est devenu en 10 ans un des chantiers les plus prometteurs de la construction européenne. Le Traité de Lisbonne va en être un puissant accélérateur.

Faire progresser cet édifice exige de mobiliser des outils de nature diverse. Bien sûr, il ne faut pas hésiter à légiférer lorsque c'est nécessaire. Je prends pour exemple l'ensemble des propositions sur la politique européenne de l'asile que j'ai présentées successivement en décembre 2008, en février et en octobre 2009. L'urgence de l'amélioration du droit d'asile en Europe impose l'initiative législative.

Mais le succès des propositions législatives repose aussi sur un degré étroit de confiance mutuelle entre les Etats membres. C'est cette confiance qu'il nous faut renforcer. Elle se construit à partir d'expériences communes et du sentiment d'appartenir à une même communauté. C'est la raison pour laquelle les propositions de la Commission pour le programme de Stockholm mettent l'accent sur la formation, qu'il s'agisse des policiers, des magistrats, des gardes-frontière et des autorités compétentes en matière d'immigration et d'asile. Il faut aussi doter les professionnels des outils pratiques permettant d'inscrire leur action dans un contexte européen. Par exemple, nous devons continuer à promouvoir la mise en place des outils électroniques qui peuvent contribuer à améliorer la qualité des échanges d'information entre autorités nationales (SIS, VIS, e-justice...).

Et, comme vous le soulignez justement, il ne faut pas hésiter à lancer des projets pilotes, qui pourront ensuite se développer au niveau européen. N'oublions pas que cela a été le cas des accords de Schengen ou des accords de Prüm pour l'échange d'informations entre policiers. Le projet pilote de réinstallation interne des réfugiés présents à Malte, véritable test de la solidarité européenne, en est un nouvel exemple.

C'est assurément en combinant l'initiative législative, la confiance mutuelle, le rapprochement des hommes et des méthodes et les différents niveaux d'action régional, national et européen que nous pourrons progresser dans ce nouvel horizon de l'intégration européenne qu'est l'espace de justice, de liberté et de sécurité!

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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