Élargissements et frontières
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I – De la lanterne rouge au phare de l'Europe
Si l'on suit l'évolution de l'Irlande après son entrée dans la Communauté, on constate que les premières années qui suivirent son adhésion furent décevantes et qu'il fallut attendre près d'un quart de siècle pour parler de réussite.
A moins de dix ans d'intervalle le magazine britannique the Economist livrait à ses lecteurs deux portraits contrastés. Le 10 janvier 1988 il publiait une étude sur la République d'Irlande intitulé" le plus pauvre des riches" où l'on voyait une jeune femme avec son enfant en train de mendier dans les rues de Dublin [1]. Moins de dix ans plus tard l'Irlande faisait la couverture du même magazine comme étant le phare de l'Europe ("Europe's shining light").
a) La mesure du développement
Si on analyse le décollage économique de l'Irlande au cours de la dernière décennie, on observe tout d'abord une croissance remarquable de plus de 9% en moyenne sur la période 1996-2001, la baisse régulière du taux de chômage, l'inversion des flux migratoires et enfin des excédents budgétaires qui faisaient soudain de l'Irlande l'enfant modèle de la Communauté. La caractéristique majeure du développement économique irlandais se reconnaît bien à la croissance du PIB par habitant. Avec 9% en moyenne sur la période 1996-2001, voire une croissance à deux chiffres en 2000 (10,7%) , l'Irlande a poursuivi jusqu'en 2001 le rythme de progression le plus rapide de tous les pays de l'O.C.D.E.
La croissance de la productivité, qui en termes de PIB par employé a atteint une moyenne de 3% par an entre 1988 et 1999, s'est traduite par un accroissement spectaculaire du volume des exportations. En l'espace d'une décennie, entre 1990 et 2000, les exportations ont plus que triplé et les importations plus que doublé.
En réduisant sa dépendance à l'égard du marché britannique, l'Irlande s'est tournée vers d'autres marchés et a pu ainsi diversifier ses échanges. Si en 1960, 75% des exportations des produits irlandais étaient destinés au Royaume-Uni, puis 61% en 1972, actuellement le pourcentage n'est plus que de 24%. Avec la modification des exportations, la part de l'Union Européenne (hormis le Royaume Uni) dans le commerce, est passée de 18% en 1972 à 43% en 1999. Le développement de l'Irlande s'est accompagné d'une stabilisation financière qui lui a permis de se qualifier pour l'adhésion à l'Union Economique et Monétaire (UEM).
Les deux fléaux traditionnels, le chômage et l'émigration, qui pesaient sur l'histoire économique de l'Irlande comme une fatalité, ont été jugulés [2]. Le taux de chômage a témoigné d'une nette tendance à la baisse depuis la fin des années 80. S'il touchait 18% de la population active en 1987, il est passé en 2000 en-dessous de la barre des 5%, c'est à dire deux fois moins élevé que la moyenne communautaire, et cela, malgré la nette augmentation de la population active.
Une très sensible inversion des flux migratoires s'est opérée depuis le début des années 1990 [3]. Selon l'Office des Statistiques, le solde migratoire net a été légèrement positif en 1992 et 1993 et à nouveau en 1996, et n'a cessé depuis de se confirmer à la hausse avec actuellement deux fois plus d'immigrants que d'émigrants. Ce renversement de tendance a amené les autorités irlandaises à ouvrir en 1996 un bureau d'immigration [4] et à devoir faire face à un problème de pays riche.
b) La raison du succès économique
L'essor économique de l'Irlande apparaît d'emblée comme l'illustration parfaite du principe de convergence. La période 1991-93, celle du premier Programme de convergence, présentait déjà l'Irlande comme « le meilleur élève de la convergence » comme l'indique une étude comparative qui fait apparaître le processus de rattrapage dans les quatre pays « de la convergence » : Irlande, Espagne, Portugal et Grèce. Selon les chiffres de l'O.C.D.E. [5], les progrès particulièrement impressionnants au cours de la dernière décennie se sont accélérés à partir de 1993 et un progrès spectaculaire s'est opéré en 1994 [6]. On peut vraiment parler d'un rattrapage exemplaire dans la mesure où en 1973 le P.I.B. par habitant de l'Irlande était à 58% de la moyenne communautaire, il dépassait celui du Royaume-Uni en 1996, et atteignait en 2000 119% [7].
Avec plus de 21,5 millliards de livres entre 1973 et 1999, l'Irlande aura reçu environs cinq fois plus qu'elle n'a versé au budget communautaire.
c) Les limites de l'explication communautaire
Il ressort de l'analyse comparative des performances des Etats membres que l'injection des fonds communautaires n'a pas eu les mêmes effets dans les pays dits de la convergence. Parmi les cinq pays qui ont reçu les deux tiers de l'ensemble des fonds structurels- Grèce, Espagne, Portugal, Irlande et Italie- l'Irlande n'est pas le premier bénéficiaire des aides communautaires; elle est dépassée par la Grèce, dont le rapport entre versements et paiements en 1998 aura été de 454%. En revanche, comme le prouve cette étude, parmi ceux qui ont bénéficié des deux tiers de l'ensemble des fonds structurels, des fonds de cohésion [8] et du fonds agricole européen, elle a été le pays qui a vu le mieux progresser son PIB par habitant par rapport à la moyenne communautaire. Le Portugal et la Grèce qui ont également bénéficié d'importants subsides n'ont pas connu le boom économique de l'Irlande. Il est donc manifeste que c'est bien en Irlande que ce processus de convergence s'est le mieux illustré.
Tableau n°1 : Le processus de rattrapage en termes de PIB par habitant dans plusieurs pays de la Communauté :

Il ressort également de ces indications que le développement industriel de l'Irlande n'a pas immédiatement suivi l'entrée de l'Irlande dans la Communauté.
De plus, si les fonds structurels [9] de l'Union européenne semblent avoir largement contribué à l'embellie économique, leur impact est difficile à évaluer avec précision.
Selon John Bradley de l'Economic and Social Research Institute de Dublin [10], le PNB global n'aurait été que de 2,7% inférieur en l'an 2000 et le PNB par habitant de 0,8% moindre si l'Irlande n'avait pas adhéré à la Communauté. C'est un peu l'avis d'un autre économiste James Honohan qui estimait en 1997 que l'impact combiné des deux programmes de fonds structurels couvrant les années 90 n'aurait ajouté que 2% au PNB [11]. Toutefois d'autres experts à l'instar de Thomas Giblin [12] accorde un rôle plus important aux fonds structurels et aux fonds de cohésion qui, selon lui, auraient permis au PNB de grimper de 5% supplémentaire par rapport à la moyenne européenne entre 1988 et 1997.
Il ressort de ces observations deux choses :
• les fonds structurels ont eu manifestement un effet de levier qui a permis d'atteindre les chiffres très élevés ;
• d'autres éléments sont à prendre en compte pour expliquer l'essor considérable de l'Irlande dans les années 1990.
Les autres facteurs de développement
Parmi les autres facteurs de développement, il en est un qui a joué un rôle essentiel c'est l'afflux des investissements étrangers grâce à la libéralisation des échanges.
Cette politique d'ouverture aux investissements allait se renforcer au cours des décennies suivantes par toute une panoplie d'incitations fiscales. Mais contrairement à toute attente, la plupart des investisseurs étrangers furent américains et non européens. Parmi les 1279 entreprises étrangères recensées en 1999, 497 étaient des sociétés américaines et l'Irlande se classait au cinquième rang dans le monde comme destinataire des investissements directs américains et attirait le quart des investissements industriels américains en Europe. Le nombre d'employés dans les filiales américaines a triplé entre 1973 et 1995 et s'élève actuellement à 24% de la masse totale des salariés du secteur manufacturier.
Un autre élément, qui a sans doute beaucoup aidé au décollage de l'Irlande, a été dès le début des années 70 le choix de créneaux industriels promis à un développement rapide à forte valeur ajoutée et jusqu'alors quasiment absents de l'économie domestique. L'Autorité pour le Développement Industriel avait identifié les industries électronique et pharmaceutique comme les plus prometteuses pour l'avenir de l'économie irlandaise.
L'Irlande devenait au milieu des années 1990 le deuxième exportateur mondial de logiciels après les Etats-Unis. Près de 40% de tous les logiciels, 60% des logiciels professionnels et près de la moitié des ordinateurs vendus en Europe étaient fabriqués ou assemblés sur l'île.
La politique industrielle irlandaise s'est développée avec un taux d'imposition sur les bénéfices des sociétés exportatrices extrêmement favorable de 10% porté à 12,5% au 1er janvier 2003.
La transformation économique de l'Irlande a donné lieu à une recomposition radicale du paysage économique.
Tableau n° 2 : Evolution de la part des secteurs dans l'économie globale de 1960 à 1998

On est frappé par le recul de l'agriculture [13] et par le pourcentage très important du secteur des services. Si le secteur agricole a été marqué par un déclin progressif, il a été accompagné par une progression du secteur industriel mais surtout celui des services. On a assisté à une « tertiarisation » très nette de l'économie qui n'avait pas été anticipée en 1973.
L'Irlande continue à exporter abondamment dans la branche alimentaire qui représente encore 21% de l'exportation globale, mais les produits les plus exportés ne sont pas liés aux activités agricoles traditionnelles d'agriculture et d'élevage ; il s'agit en effet de boissons sucrées à base de concentrés. L'agriculture emploie actuellement 8,5% de la population active, l'industrie 28,3% et le secteur des services 63,2%.
II - Un modèle transposable ?
Le parcours communautaire de l'Irlande a montré comment ce petit pays avait su retourner à son avantage un certain nombre de handicaps jugés rédhibitoires à tout développement.
Parmi les dix pays qui vont rejoindre l'Union Européenne en 2004 figurent quatre pays d'Europe centrale qui étaient naguère partie intégrante de l'ancien bloc communiste -la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie et la République tchèque, la Slovénie qui faisait partie de la Yougoslavie de Tito, les trois républiques baltes – la Lettonie, la Lituanie et l'Estonie, anciennes républiques soviétiques et enfin les deux îles méditerranéennes –Chypre et Malte, anciens territoires britanniques. L'entrée de ces pays dans l'Union Européenne modifiera de façon spectaculaire la carte de l'Union Européenne en accentuant les disparités économiques, sociales et régionales. L'Europe à 25 comptera 453 millions de citoyens, soit 75 millions de plus. Mais avec 20% de population en plus, sa richesse globale n'augmentera que de 4,6%.
C'est l'Irlande qui assure la présidence de l'Union Européenne au 1er semestre 2004 et qui accueillera les nouveaux Etats membres le 1er mai prochain. [14]
La dynamique d'intégration européenne correspond à une profonde aspiration des populations concernées. Faisant suite à l'effondrement du bloc soviétique et à la fin de la guerre froide, le mouvement d'élargissement de l'Union Européenne vise à tourner une page sombre de l'histoire du continent européen. Pour les nouveaux Etats-membres, dont la croissance a connu des évolutions diverses, l'intégration c'est aussi la capacité d'accéder à une prospérité économique, l'assurance de pouvoir mieux affronter la concurrence des autres blocs régionaux, grâce à une meilleure insertion dans les échanges économiques mondialisés.
L'un des objectifs essentiels de l'Union Européenne consiste à appliquer le principe de convergence des niveaux de vie entre toutes les zones qui la composent. En ce qui concerne l'Irlande, mais également le Portugal, les mécanismes de redistribution ont permis un rattrapage considérable. Les Quinze de l'UE sont convenus de débloquer un paquet de 40,7 milliards d'euros pour la période 2004-2006. C'est un peu plus que ce qu'ils avaient proposé initialement à l'issue du Conseil Européen de Bruxelles (environ 39 mds EUR) mais moins que ce qu'ils avaient prévu en 1999 pour cette période (42,5 mds EUR).
a) Les lourdeurs du passé
A l'inverse de l'Irlande, l'essor des Pays d'Europe centrale et orientale a été considérablement entravé par des politiques budgétaires malsaines qui ont débouché sur l'endettement et le ralentissement des taux de croissance.
En 2002, la hausse des salaires réels et des dépenses publiques a creusé les déficits budgétaires de la Hongrie (8,4%), de la République tchèque (4,5%), de la Pologne (5,7%). La situation n'est pas sans rappeler celle de l'Irlande à la fin des années 1980. En 2003 les projections font apparaître des déficits encore plus accusés, 5,5% pour la Hongrie, 8,3% pour la République tchèque, 6,9% pour la Pologne, à l'exception de la Slovaquie avec 5%.
b) Des raisons d'espérer
L'exposition croissante des économies des nouveaux Etats-membres aux forces de la concurrence débouchera inévitablement, comme cela a été le cas pour l'Irlande, sur une moindre sécurité en termes d'emploi et une plus grande vulnérabilité aux fluctuations économiques extérieures.
Il y a toutefois des motifs d'optimisme. La perspective de l'adhésion a imposé une plus grande rigueur budgétaire et monétaire. Si les observations précédentes laissent supposer une altération du tissu industriel traditionnel, on peut supposer qu'en vertu du principe de destruction créatrice le rythme de création d'emplois compétitifs ne puisse compenser la majorité des emplois supprimés.
Ainsi, par ailleurs le dynamisme des Etats baltes est particulièrement remarquable. Leurs performances sont de 6,5% de taux de croissance pour la Lituanie, 6% pour la Lettonie et 5% pour l'Estonie. A observer la stratégie économique de l'Estonie, on peut évoquer le modèle irlandais. Les investisseurs bénéficient d'un régime d'exonération fiscale, les bénéfices réinvestis sont exonérés d'impôt sur les sociétés et un taux de 26% est appliqué aux bénéfices non réinvestis.
Parmi les deux "micro Etats" Malte se situe à la lisière de deux mondes, dispose d'un certain nombre d'atouts. Le niveau d'éducation est élevé et la maîtrise de l'anglais est un gros atout linguistique. Depuis les années 1980, une refonte de l'économie maltaise a eu lieu qui n'est pas sans rappeler les programmes d'expansion économique instaurés par l'Irlande dans les années 1960. Le but des réformes est d'abandonner les mesures protectionnistes, d'ouvrir le pays aux investisseurs étrangers, de moderniser l'économie, d'assainir les finances et de miser sur le capital humain de l'île. Tout comme l'Irlande, Malte a investi dans l'électronique; la société Microelectronics est devenue un des fleurons de l'industrie maltaise et place Malte au 9e rang mondial des constructeurs de semi-conducteurs.
d) La nouvelle donne politique
C'est sans doute au niveau politique que tous ces pays tireront des bénéfices immédiats de leur adhésion. Jusqu'à présent leur rôle sur la scène internationale et diplomatique est infime et ils ne pèsent en rien dans les prises de décision économiques mondiales. Le partage de souveraineté augmentera leur influence et leur permettra d'accéder à une forme de maturité politique longtemps entravée par la tutelle de leur puissant voisin russe. L'appartenance à l'U.E. aura le même effet libératoire qu'elle a eu pour l'Irlande.
En revanche ces pays, tout comme l'Irlande à son entrée dans la Communauté, devront se familiariser avec un cadre institutionnel unique et toute une technicité en matière de règles de prises de décision et de domaines extrêmement divers qui leur étaient totalement étrangers.
Consciente de ce problème, l'Union Européenne a développé des projets de jumelage (twinnings) qui ont consisté à dépêcher auprès des administrations publiques des pays concernés un millier de fonctionnaires dont une vingtaine d'Irlandais, afin de former leurs homologues aux arcanes des institutions communautaires.
On pourra évoquer le terme d'intégration euro-atlantique appliquée au domaine de la défense dans la mesure où la grande majorité de ces pays ont également adhéré ou souhaitent adhérer à l'OTAN. Ils considèrent que l'adhésion à l'Alliance Atlantique et à l'Union européenne sont indissociables et conformes à une même politique mise en place depuis 1989.
Toutefois, l'Irlande a pu selon les termes de Patrick Keatinge "bénéficier du meilleur des mondes possibles", en préservant à la fois sa neutralité militaire tout en garantissant l'influence dont un petit Etat peut disposer par sa participation à la Politique de Défense et de Sécurité Commune par le biais du Partenariat pour la Paix, ce choix ne sera pas donné aux nouveaux Etats-membres.
Conclusion
L' histoire communautaire de l'Irlande fait apparaître deux grandes lignes de force :
• La première une volonté de progrès qui a motivé l'adhésion et s'articule autour du principe de redistribution des ressources incarné par la Communauté.
• La deuxième un empirisme qui a conduit les responsables irlandais à mettre en œuvre des solutions et politiques diverses pour relever les défis qui s'offraient à eux tout en s'inspirant de modèles étrangers.
La spécificité du modèle irlandais, si tant est que l'on puisse parler de modèle, est qu'il emprunte beaucoup au libéralisme venu d'outre-atlantique mais également au modèle rhénan par les accords entre partenaires industriels et au modèle français de planification indicative. Les nouveaux adhérents pourront puiser dans l'expérience communautaire de l'Irlande, le volontarisme et la patience de ses dirigeants un certain nombre d'idées et d'encouragements qui les aideront à avancer vers le progrès et une véritable intégration.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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