Multilatéralisme
Ivan Krastev,
Mathilde Durand
-
Versions disponibles :
FR
ENInvité

Ivan Krastev

Mathilde Durand
1. Selon vous, quelle évolution de la situation politique et économique de la Russie peut-on envisager ?
La Russie est de retour sur la scène politique internationale et la conséquence en est que les commentateurs sont passés d'une sous-estimation à une surestimation de la puissance et de l'influence de la Russie. Dans les années 1990, les triomphalistes occidentaux ont laissé penser que la Russie était faible tandis qu'aujourd'hui, les alarmistes occidentaux font croire qu'elle est puissante : or, cette faiblesse et cette puissance ont toujours été surestimées. Dans le cas de la Russie, nous assistons à la montée d'une puissance déclinante. La société russe connaît un effondrement démographique. Les institutions sont faibles et la corruption est partout. La montée en puissance de la Russie au cours des dernières années peut s'expliquer essentiellement par un facteur : les nouveaux prix du pétrole et du gaz.
En d'autres termes, la Russie de Poutine est moins démocratique, bien plus prospère et aussi imprévisible que celle de Eltsine. La Russie de Poutine veut être traitée par les Occidentaux de la même manière que ces derniers traitent la Chine, à savoir comme une autre civilisation.
Ce qui est bien plus difficile à évaluer est la stabilité du régime post-Poutine. La stabilité actuelle du régime de Poutine tient au fait qu'il parvient à offrir la société de consommation en lieu et place du respect des droits de l'homme. Il réussit à marginaliser toutes les alternatives et à passer sous silence toute dissension. Mais jusqu'où va la stabilité de ce statu quo ? L'élection présidentielle peut facilement prendre la forme d'une crise, non pas car quiconque peut menacer le candidat favori du Kremlin mais parce qu'après l'élection, il y aura deux centres de pouvoir : Poutine et le nouveau président. Nous ne savons pas comment un régime politique centralisé comme celui de la Russie peut survivre à l'émergence de centres de pouvoir concurrentiels. La Russie est donc probablement moins stable qu'elle n'en a l'air mais parallèlement, en dépit de ce qui se passera après l'élection présidentielle, la nouvelle Russie restera une grande puissance énergétique suspicieuse et distante vis-à-vis de l'Occident. Comme les hommes, les nations ont des sentiments et dans les années 1990, l'Occident est parvenu à blesser les sentiments de la Russie.
Un autre élément du puzzle russe tient au fait que, selon l'analyste russe Dimitri Trenin, les personnes qui dirigent la Russie en sont aussi les propriétaires, ce qui implique par conséquent que toute lutte de pouvoir dans ce régime affectera directement l'économie russe.
2. Faut-il craindre de la Russie qu'elle fasse de l'énergie une "arme géostratégique" à l'égard des États membres de l'Union européenne ou de ses anciennes Républiques ?
Il s'agit d'une crainte plus que légitime. L'utilisation de l'énergie, par la Russie, comme une arme stratégique affectera l'Union européenne à plus d'un titre au cours de la prochaine décennie. Gazprom n'est pas une simple entreprise, il s'agit de l'instrument clé de la politique étrangère russe. Le rôle de Gazprom dans l'actuelle politique étrangère russe est comparable à celui joué par l'Armée rouge et le mouvement communiste international dans la politique étrangère soviétique. Le secteur énergétique de la Russie constitue la garantie de l'influence de Moscou en Europe. Par conséquent, l'Union européenne est menacée par les politiques de Gazprom au moins par trois éléments très importants. La tentative de Gazprom d'acheter le système de pipelines de ses voisins conduit à un sous-investissement dans ses capacités de production et l'UE est donc menacée par des pénuries d'approvisionnement en gaz. Gazprom constitue également une menace pour l'UE car l'entreprise utilise son effet de levier pour diviser les Etats membres de l'UE et influencer leurs politiques nationales et extérieures, comme l'avait fait l'ancien Secrétaire d'Etat américain Donald Rumsfeld. Le troisième aspect de la menace Gazprom, qui est aussi le plus important, tient au fait que, pour réduire les risques sécuritaires venant de Moscou, les Etats membres de l'Union européenne doivent renégocier les rapports entre l'Etat et le marché dans leurs sociétés.
3. Dans quelle mesure les anciennes Républiques soviétiques (Ukraine, Biélorussie, Géorgie...) peuvent-elles avoir un impact sur les relations entre la Russie et l'Union européenne ?
Les anciennes républiques soviétiques constituent simultanément le proche étranger de la Russie et le voisinage de l'UE. Il faut reconnaître que les politiques actuelles de Moscou à l'égard de l'UE sont largement façonnées par les "révolutions de couleur" dans l'espace post-soviétique. Avant celles-ci, le Kremlin de Poutine cherchait bien davantage un arrangement avec l'Occident et l'UE était considérée comme un contrepoids naturel à l'influence américaine en Europe. Les "révolutions de couleur" ont convaincu Moscou qu'en réalité, l'UE est une puissance révisionniste et que sa capacité d'influence ("soft power") menace ce que la Russie perçoit comme ses intérêts légitimes. Dans ce contexte, la Russie fera de son mieux pour redéfinir l'espace post-soviétique comme sa propre sphère d'influence et la tentative de l'UE de négocier un voisinage commun avec la Russie est vouée à l'échec. La crise actuelle à Kiev ne constitue que l'une des manifestations du fait que l'espace post-soviétique sera le terrain d'une concurrence impitoyable entre l'Union européenne et la Russie.
4. Comment expliquez-vous la nature des relations actuelles entre certains pays membres de l'Union européenne (Pologne, Estonie) et la Russie ?
Les relations entre la Russie et ses anciens alliés du Pacte de Varsovie, à l'exception notable de la Bulgarie, n'ont jamais été très tendres. Toutefois, en 1990, lorsqu'on interrogeait les Polonais sur les voisins qu'ils redoutaient le plus, ils plaçaient l'Allemagne en première position et la Russie à la dernière place. Aujourd'hui, la situation est inversée. Les Polonais craignent la Russie et sont parfaitement sereins, pour ne pas dire amicaux, à l'égard de l'Allemagne. Il existe actuellement trois sources principales de détérioration des relations entre la Russie et des pays comme la Pologne et les Etats baltes. La première est la politique de Moscou visant à nuire aux intérêts politiques et économiques de ces pays. Dans le cas de la Pologne et des Etats baltes, la Russie s'intéresse moins au fond des questions ; elle cherche en revanche à discréditer ces pays en en faisant des fauteurs de troubles dans le cadre des relations UE-Russie. La seconde explication tient à la peur croissante, dans des capitales comme Varsovie ou Tallinn, que certains des principaux Etats membres de l'UE soient prêts à développer des relations bilatérales avec la Russie au détriment des intérêts et des préoccupations de pays comme la Pologne ou l'Estonie. Il est paradoxal que ces pays soient les perdants de la paralysie constitutionnelle de l'Union européenne et que parallèlement, la Pologne et la République tchèque constituent des obstacles à la réforme institutionnelle de l'Union. La troisième source de tensions tient aux politiques nationales à la fois en Europe centrale et en Russie. Le Kremlin utilise la Pologne et les Etats baltes pour mobiliser un soutien nationaliste au régime et montrer que la décennie d'humiliation est achevée. D'autre part, la montée du populisme en Europe centrale et orientale place des questions symboliques au centre des politiques nationales. Ceci, combiné à la nouvelle paranoïa des politiques d'Europe centrale, rend certains des gouvernements d'Europe centrale irrationnels et provocateurs à l'égard de la Russie.
5. Que pensez-vous de la situation politique dans les Balkans occidentaux, et notamment en Serbie ?
La bonne nouvelle est que la Serbie a désormais un gouvernement et que ce gouvernement est composé des forces politiques démocratiques et pro-européennes. La mauvaise nouvelle est que le gouvernement de Belgrade est l'otage d'une crise non résolue sur le statut du Kosovo et qu'il est irréaliste de s'attendre à ce que Belgrade soit prête à une avancée majeure dans ses efforts de réforme. Les Balkans occidentaux sont les victimes de la crise de l'Union européenne. Actuellement, l'UE réaffirme régulièrement son engagement à intégrer la région mais en réalité, cette dernière est laissée dans l'incertitude et nous pouvons d'ores et déjà observer des signes alarmants de déstabilisation.
6. La Russie joue-t-elle un rôle déterminant dans les négociations sur le statut du Kosovo ? Quelle peut être, selon vous, l'issue de ces négociations ?
Les derniers signes de Moscou montrent que la Russie est prête à opposer son veto à une résolution du Conseil de Sécurité fondée sur le plan Ahtissari pour le Kosovo. Un tel veto entraînerait une crise majeure dans les relations entre Moscou et l'Occident. La ligne dure de la Russie sur la question du Kosovo est davantage une conséquence de la nouvelle politique de Moscou à l'égard de l'UE que de ses intérêts spéciaux dans les Balkans. Le veto russe vise à ouvrir une nouvelle rupture entre les États-Unis et l'UE, mais aussi au sein de l'Union européenne. Si, en réponse au veto russe, les États-Unis et les Etats membres de l'UE en viennent à une reconnaissance unilatérale du Kosovo, cela détériorera l'image de l'UE comme principal défenseur de l'état de droit et sera le signe du retour à la politique des sphères d'influence en Europe. La Russie est donc dans une situation gagnant-gagnant si l'on considère son rôle de trublion dans les Balkans. Le veto de la Russie créera des problèmes à l'Occident dans les Balkans et parallèlement, il renforcera les positions russes dans le Caucase.
7. Comment envisagez-vous l'évolution des relations entre l'Union européenne et la Russie ?
La Russie et l'Occident ne sont pas revenus à la Guerre froide. La métaphore de la "nouvelle Guerre froide" est à mon avis trompeuse. La Guerre froide se déroulait à l'époque de l'affrontement des idéologies alors qu'avec la Russie actuelle, le problème n'est pas celui de l'idéologie mais au contraire de l'absence totale d'idéologie. Pour le Kremlin de Poutine, la fin de la Guerre froide ne signifie pas un nouvel ordre mondial post-guerre froide fondé sur une interdépendance et une coopération croissantes mais un retour à la politique précédant la Guerre froide centrée sur la géopolitique classique, l'équilibre des pouvoirs et les sphères d'influence.
Pour la Russie, l'Union européenne et l'Etat post-moderne qu'elle incarne constituent des phénomènes transitoires qui ne peuvent perdurer à moyen et long termes. À cet égard, la Russie constitue le défi fondamental auquel l'Union européenne doit actuellement faire face.
Propos traduits de l'anglais par Mathilde Durand, chargée de mission à la Fondation Robert Schuman.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
Pour aller plus loin
Les Balkans
Željana Zovko
—
31 mars 2025
Stratégie, sécurité et défense
Jan-Christoph Oetjen
—
27 mai 2024
Éducation et culture
Jorge Chaminé
—
3 juillet 2023
Ukraine Russie
Svetlana Tikhanovskaia
—
12 décembre 2022

La Lettre
Schuman
L'actualité européenne de la semaine
Unique en son genre, avec ses 200 000 abonnées et ses éditions en 6 langues (français, anglais, allemand, espagnol, polonais et ukrainien), elle apporte jusqu'à vous, depuis 15 ans, un condensé de l'actualité européenne, plus nécessaire aujourd'hui que jamais
Versions :