Élargissements et frontières
Marie-Claire Considère-Charon
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Marie-Claire Considère-Charon
Si tous les observateurs s'emploient à souligner combien l'Irlande a su bénéficier des largesses de la Communauté, son rejet du traité de Nice le 7 juin 2001 a, semble t-il, marqué un tournant dans une histoire communautaire exemplaire placée sous le signe de l'adhésion enthousiaste à la construction européenne dans la poursuite du progrès et de la paix.
1. Les prémices de l'intégration.
Dans les décennies qui précédèrent l'adhésion, on pouvait douter de la capacité d'un petit pays pauvre comme l'Irlande, à survivre dans une Communauté d'Etats dont les économies n'accusaient pas de gros écarts de développement. Le libre jeu de la concurrence, établi par l'article 3 du Traité de Rome, risquait fort de défavoriser les entreprises irlandaises, de type familial, très vulnérables aux pressions extérieures, et qui, de plus, ne devaient souvent leur survie qu'au régime de protection douanière.
On pouvait également douter des chances d'un petit Etat périphérique et post-colonial, encore très dépendant économiquement de l'île voisine, de trouver sa place dans une organisation internationale aux côtés de grands pays industrialisés.
De même, avec le transfert de souveraineté qu'il supposait, le projet communautaire qui impliquait le renoncement à une part de souveraineté au profit d'une organisation supranationale, disposant d'une autorité sur le destin du pays, allait manifestement à l'encontre des principes du jeune Etat-nation irlandais. En 1952 le Premier Ministre de Valera expliquait devant la presse que, si l'appartenance au Conseil de l'Europe n'imposait aucune obligation qui soit incompatible avec les droits nationaux, l'appartenance à l'OTAN, en revanche, supposait que chaque Etat membre reconnaisse l'intégrité territoriale de tous les autres [1].
C'est déjà au nom du droit à la liberté politique que l'Irlande avait opté pour la neutralité pendant la seconde guerre mondiale. C'est encore au nom du principe de souveraineté que l'Irlande avait clamé son opposition à la présence britannique en Irlande du Nord et son désaveu de la partition.
Toutefois, les succès économiques enregistrés par la CEE allaient, à la fin des années 50, inciter la Grande-Bretagne à s'intéresser davantage à la Communauté. Le revirement britannique allait conduire l'Irlande dès 1961, à miser sur l'effet d'une demande d'adhésion en bloc. En octobre 1962, Sean Lemass, Premier Ministre irlandais, allait obtenir l'ouverture des négociations avec l'Irlande, en vue d'une pleine adhésion, et non d'une forme d'association, comme cela avait été évoqué un an plus tôt. Mais la France opposa son veto à la candidature britannique en janvier 1963 et, indirectement, mit provisoirement fin aux espoirs de l'Irlande d'adhérer à la CEE, car une adhésion sans le Royaume-Uni paraissait impossible.
La demande d'adhésion fut renouvelée le 11 mai 1967 à la fois par le Royaume-Uni et l'Irlande. Mais cette deuxième tentative n'aboutit pas davantage, par suite du veto du Général de Gaulle à l'adhésion britannique, et pour la deuxième fois, l'Irlande, qui avait renforcé ses liens économiques avec la Grande-Bretagne, en signant deux ans plus tôt, l'Accord de libre-échange anglo-irlandais [2], en subit les conséquences,
Il fallut attendre le sommet européen de la Haye des 1er et 2 décembre 1969 pour que les portes de la Communauté s'entrouvrent enfin. Le départ du Général De Gaulle de la scène politique, dû à l'échec du référendum du 27 avril 1969, allait permettre l'ouverture des négociations.
Les termes du traité d'adhésion seraient très favorables à l'Irlande dans la mesure où un protocole spécial annexé à l'acte d'adhésion et modelé sur celui dont avait bénéficié l'Italie lui reconnaissait le statut de "pays de la communauté en voie de développement" [3]. La République d'Irlande bénéficierait se voir octroyer des aides spéciales pour "la correction des déséquilibres économiques et sociaux de caractère régional et structurel".
La Communauté reconnaissait ainsi le besoin d'aider au succès des politiques gouvernementales de développement industriel en tenant compte du système irlandais d'exonération et d'aide fiscale sur les bénéfices à l'exportation. L'Irlande obtenait par ailleurs une période de transition de cinq ans pour démanteler son système de protection. Cette période devait lui permettre de s'adapter à la suppression des barrières douanières dans le secteur industriel, et à l'imposition d'un tarif douanier extérieur commun. Des garanties, qui firent l'objet de négociations longues et intenses, furent obtenues pour les secteurs sensibles menacés par la perspective de la concurrence étrangère. L'Irlande obtint obtenir des dispositions particulières concernant les droits de pêche, les quotas de sucre et la protection de son industrie de montage d'automobiles.
2. Une intégration réussie.
Compte tenu de la chétivité de son économie lors de son adhésion, l'Irlande avait été perçue comme une région unique où la planification s'effectuerait au niveau national, c'est-à-dire classée entièrement en Objectif 1 au F.E.D.E.R. (Fonds Européen de Développement Régional). Si, à son entrée, elle faisait figure d'Etat pauvre et s'apparentait à bien des égards à un pays du Tiers-Monde, elle a, depuis, fait considérablement progresser son économie au point d'avoir reçu l'appellation de" tigre celtique".
Avec un rythme de croissance annuelle de 10% de son PIB en 2000, l'Irlande poursuit le rythme de progression le plus rapide de tous les pays de l'OCDE [4]. Le développement se place sous le signe de la convergence du niveau de vie de l'Irlande vers la moyenne européenne, qui est, d'après l'économiste Dermot McAleese, le fait dominant de cette réussite économique. Les données de l'O.C.D.E. suggèrent qu'en 1973 le P.I.B. par habitant était à 58% de la moyenne communautaire, qu'il aurait dépassé celui du Royaume Uni en 1996, et atteint 119% de la moyenne en 2000 [5].
Au total, la croissance de la productivité s'est traduite par un accroissement spectaculaire du volume des exportations qui a quadruplé entre 1990 et 2000.
Un examen des pays destinataires des exportations irlandaises est très révélateur dans la mesure où il fait apparaître une profonde redistribution des échanges commerciaux. Avec la diversification des exportations, la part de l'Union Européenne (hormis le Royaume Uni) dans le commerce est passée de 18% en 1972 à 43% en 1999. Si en 1960 75% des exportations des produits irlandais étaient destinés au Royaume Uni, puis 61% en 1972, actuellement le pourcentage n'est plus que de 24%. Le relâchement des liens économiques avec le Royaume-Uni, aurait eu, selon D.McAleese [6], un effet libératoire certain, confirmant la fin d'une sujétion économique à l'ancienne puissance coloniale.
Tableau n° 1 : Répartition des exportations irlandaises en pourcentages par destination

Les deux fléaux traditionnels, le chômage et l'émigration, qui pesaient sur l'histoire économique de l'Irlande comme une fatalité, ont été jugulés. La transformation économique de l'Irlande se traduit également par une recomposition du paysage économique.
On observe, depuis les années 60, une évolution spectaculaire dans la répartition de l'emploi par secteur.
Tableau n° 2 : Evolution de la part des secteurs dans l'économie globale de 1960 à 1998,

Source : Medium-Term Review 1999-2005, ESRI,p.8.
Si le secteur agricole [7] a été marqué par un déclin progressif, il a été accompagné par une progression du secteur industriel mais surtout celui des services.
L'Irlande continue à exporter abondamment dans la branche alimentaire qui représente encore 21% de l'exportation globale, mais les produits les plus exportés ne sont pas liés aux activités agricoles traditionnelles ; il s'agit en effet de boissons sucrées à base de concentrés. La croissance irlandaise s'est accompagnée d'une tertiairisation très nette de l'économie qui n'avait pas été anticipée en 1973.
La transformation économique de l'Irlande a donné lieu à une recomposition radicale du paysage économique qui apparaît actuellement comme suit :
Tableau n° 3 : répartition sectorielle de la population active en 2000.
Agriculture 8,5%
Industrie 28,3%
Services 63,2%
Source : Economic Review and Outlook, Stationery office, Dublin.
Dans le volume des exportations, la part croissante des produits manufacturés est liée à l'apparition au cours des deux dernières décennies de nouvelles entreprises qui se situent principalement dans deux branches, l'industrie pharmaceutique et surtout l'électronique, qui représentent à elles seules plus de la moitié de la production totale de l'Irlande [8].
La plupart des nouvelles entreprises font partie de la branche des hautes technologies, celle des ordinateurs, logiciels, semi-conducteurs. On dénombre plus de 600 sociétés dans le secteur des logiciels qui emploient environ 15 000 salariés. Si l'Irlande ne fabrique ni automobiles, ni avions, elle est devenue, en revanche, le premier exportateur mondial de logiciels informatiques- qui sont des biens à forte valeur ajoutée. Selon le rapport de l'O.C.D.E., en 1995, la valeur des ventes à l'étranger avait progressé de 31% et la part de l' informatique –ordinateurs et logiciels- était de 29% dans le total des exportations [9]. Près de 40% de tous les logiciels, 60% des logiciels professionnels et près de la moitié des ordinateurs vendus en Europe sont fabriqués ou assemblés sur l'île. Cette branche s'est, au fil des ans, "auto-renforcée" dans la mesure où lorsqu'un producteur réussit son implantation, il a tendance à attirer ses concurrents. Un nombre croissant de ces sociétés utilisent l'Irlande pour leurs installations en support technique.
L'explication la plus courante des performances économiques de l'Irlande, qui fait appel à un modèle traditionnel de croissance, se fonde essentiellement sur l'impact des transferts communautaires effectués par la Communauté. C'est illustration parfaite du principe de convergence. Les transferts communautaires ont été effectués essentiellement sous deux formes : dans le cadre de la Politique Agricole Commune et dans le cadre des actions structurelles.
Parmi les pays périphériques qui ont bénéficié des deux tiers de l'ensemble des fonds structurels, des fonds de cohésion et du fonds agricole européen, l'Irlande a été sans doute le pays dont le décollage économique a été le plus spectaculaire. La participation de l'Irlande à l'Union Européenne a incontestablement été très bénéfique pour la croissance irlandaise.
Avec plus de 21,5 milliards de livres entre 1973 et 1999, l'Irlande aura reçu environ cinq fois plus qu'elle n'a versé au budget de Bruxelles [10].
3. Une intégration à l'irlandaise.
Si les changements survenus en un quart de siècle ne sauraient manifestement être dissociés de l'intégration, doit-on pour autant en déduire que la réussite économique de l'Irlande soit essentiellement due à la générosité de la Communauté et le simple aboutissement d'une politique d'aide et de financement ?
Parmi les cinq pays périphériques qui ont bénéficié des deux tiers de l'ensemble des fonds structurels- Grèce, Espagne, Portugal, Irlande et Italie- l'Irlande n'est pas le premier bénéficiaire des aides communautaires; elle est dépassée par la Grèce dont le rapport entre versements et paiements en 1998 aura été de 454% [11]. En revanche, comme le prouve une étude comparative des performances des Etats membres, elle a été le pays où leur impact sur la croissance a été le plus élevé, à environ 5% du PIB entre 1989 et 1993 [12]. Le Portugal et la Grèce, qui ont également bénéficié d'importants subsides, n'ont pas connu le boom économique de l'Irlande.
Si le terme de miracle est souvent employé pour décrire les performances économiques de l'Irlande, une étude plus détaillée des résultats de l'économie irlandaise prouve que les bons résultats ont tardé à se faire sentir. Une perspective diachronique de l'intégration économique de l'Irlande apporte des éléments d'appréciation supplémentaires qui permettent de réfuter l'idée d'un progrès facile, régulier, et sans secousses.
Le bilan des dix premières années d'appartenance à la Communauté a été, de l'avis de nombreux observateurs, assez décevant. Si dans les années 60, l'économie irlandaise se situait largement en retrait du reste de l'Europe occidentale, elle amorçait ensuite une croissance qui allait être freinée dans les années 70, marquées par une période d'expansion des dépenses publiques, avec pour effet l'accroissement de la dette publique. La situation était particulièrement instable et alarmante dans les années 80 lorsqu'une politique d'assainissement fiscal a permis de faire baisser le pourcentage de la dette publique par rapport au PNB de 127% en 1988 à 56% en 2000. En termes de critères internationaux, le rétablissement des finances a été spectaculaire. Il ressort de ces observations que le développement industriel de l'Irlande n'a pas immédiatement suivi l'entrée de l'Irlande dans la Communauté. C'est en réalité un fait récent, qui n'a pris sa véritable ampleur qu'au cours de la dernière décennie, ce qui, "prouve que l'intégration européenne ne saurait être considérée comme une garantie infaillible de réussite économique mais ne ferait qu'offrir des possibilités de développement économique plus rapide" [13].
Un autre élément, qui a beaucoup aidé au décollage de l'Irlande, a été, dès le début des années 70, le choix de créneaux industriels promis à un développement rapide et jusqu'alors quasiment absents de l'économie du pays. Au cours des deux dernières décennies, l'Irlande est sortie avec succès de ses secteurs industriels traditionnels. Elle a renoncé en temps utile à développer une série d'activités pour lesquelles elle a, à présent, recours exclusivement aux importations et a parallèlement réussi à attirer des entreprises qui jouent un rôle sur le plan mondial.
La politique industrielle irlandaise a joué un rôle essentiel par le biais de l'Autorité pour le Développement Industriel qui a mené une campagne de promotion très dynamique. Si les firmes étrangères étaient attirées par la perspective d'un accès garanti au marché communautaire, l'impôt sur les bénéfices, qui leur était très favorable, a joué un rôle important. Cette politique industrielle s'est révélée très efficace et a contribué de manière décisive à attirer l'investissement étranger [14].
De plus, au cours des dix dernières années, un consensus social allait prévaloir grâce à la mise en œuvre, dès 1987, d'accords de partenariats nationaux entre gouvernements, syndicats, patrons et fermiers d'une durée de trois ans. Ces accords dont le dernier signé au printemps 2000, "Programme pour la Prospérité et l'Equité", portent sur les salaires, les impôts et d'autres aspects de la politique économique et sociale. Ils sont destinés à donner cohérence à la politique économique, stabiliser les finances publiques, et maintenir le cap de la compétitivité à la fois en termes de modération salariale et de paix sociale. Ils ont favorisé la mise en place d'un climat de confiance propice à l'investissement.
Mais contrairement à toute attente, la plupart des investisseurs étrangers furent américains et non européens. Parmi les 1279 entreprises étrangères recensées en 1999, 497 sont des sociétés américaines [15]. C'est en 1995, qu'elles ont créé un nombre record d'emplois nouveaux. Le stock total d'investissements des sociétés américaines dans le secteur manufacturier irlandais a augmenté de 45% entre 1992 et 1995 pour atteindre 6,9 milliards de dollars (12% du P NB). En 1997, l'Irlande se classait au cinquième rang dans le monde comme destinataire des investissements directs américains [16] et attirait le quart des investissements industriels américains en Europe. Le nombre d'employés dans les filiales américaines est passé de 18000 en 1973 à 52000 en 1995 soit 24% de la masse totale des salariés du secteur manufacturier.
En d'autres termes, un employé sur quatre du secteur secondaire travaille pour une firme américaine, la plupart du temps dans le secteur de la haute technologie. La croissance américaine, au cours de la deuxième moitié des années 90, a certainement compté pour beaucoup dans l'expansion industrielle de l'Irlande et l'impulsion, qui a donné à l'économie irlandaise la vitalité qu'elle affiche actuellement, semble être essentiellement venue d'outre-atlantique. L'Irlande continue à attirer les investissements américains puisque 23% des nouveaux investissements industriels en 1999 auraient été américains et reste la principale destination des implantations de firmes spécialisées dans les logiciels, télé-services et produits pharmaceutiques [17].
L'Irlande serait-elle devenue la section européenne du grand marché mondial dominé par les Américains ou le cinquante et unième état des Etats Unis ? C'est l'avis de O'Sullivan [18] pour qui l'île, tout en s'intégrant de plus en plus à l'Union Européenne en termes macro-économiques, a, dans le domaine de la micro-économie, évolué au point de ressembler de plus en plus à une région des Etats-Unis. Ce constat nous amène à évoquer l'idée d'une intégration euro-atlantique.
4. La fin d'un parcours communautaire «exemplaire".
Des performances spectaculaires ne vont évidemment pas sans quelques risques pour les équilibres économiques. Si l'objectif du gouvernement irlandais a été d' éviter la surchauffe et de garantir les conditions nécessaires pour une croissance pérenne, il semble y être relativement bien parvenu jusqu'à une date récente où un phénomène inquiétant est réapparu, en l'occurrence l'inflation.
L'inflation irlandaise qui se situait à environ 3,2% en 1998 et 3,4% pour 1999, a grimpé en 2000 à 6,2% [19], c'est-à-dire près de trois fois la moyenne européenne. Cette inflation est largement favorisée par le retour continu au pays de dizaines de milliers d'émigrés irlandais. La hausse des coûts du pétrole, la faiblesse de l'euro, la baisse des taux d'intérêt ont également contribué à la montée de l'inflation. On a assisté à une flambée des prix de l'immobilier, qui est le secteur le plus touché, avec une progression de près de 25% au cours de l'année 99, en particulier à Dublin, où réside plus d'un quart de la population . Il en résulte une pénurie de logements et des hausses de prix qui affectent plus particulièrement les jeunes ménages qui souhaitent accéder à la propriété. Si la construction de logements neufs a atteint un rythme record de 45 000 par an, c'est encore insuffisant [20].
Soucieux d'éviter l'apparition d'une spirale salaires-prix, le gouvernement a négocié au début de l'année 2000, dans le cadre du Programme pour la Prospérité et l'Equité (P.P.E.) des hausses de salaires modérées conjuguées à des réductions d'impôts pour une période qui se prolongerait jusqu'à la mise en place du budget de 2003. Mais la Commission de Bruxelles, à l'instigation de Pedro Solbes, Commissaire Européen à l'économie, a adressé, en février 2001, une recommandation au gouvernement de Dublin, pour revoir son budget, jugé trop expansionniste, et le mettre en conformité avec les grandes orientations européennes [21]. Les reproches adressés à Dublin ont suscité l'agacement du Ministre des Finances, Charlie Mc Greevy, et, eu pour conséquence de rapprocher l'Irlande de son partenaire historique, le Royaume Uni. La presse, très largement eurosceptique, a volé au secours du Ministre incriminé que le Daily Telegraph le qualifiant de courageux Thatcher irlandais [22].
Cette confrontation a favorisé les eurosceptiques irlandais qui jugent le pouvoir de Bruxelles trop envahissant. De plus en plus d'Irlandais viennent grossir les rangs des eurocritiques dans la crainte de voir se constituer un "super Etat", sans véritable projet politique cohérent, ni assise démocratique, comme en le révèle la baisse du taux de participation lors des derniers referendums.
Le "non" irlandais au traité de Nice en juin 2001 est un tournant dans l'histoire communautaire de ce pays. Si l'adhésion à l'euro s'est faite sans grande hésitation, l'Irlande a clairement montré par ce refus qu'elle était peu disposée à de nouveaux transferts de souveraineté, et son approche semble à présent marquée par la réserve et la méfiance. Ce verdict a été d'autant plus remarqué que l'Irlande était le seul pays européen à soumettre le traité de Nice à un referendum.
Comme l'indique le tableau n°4, il marque une rupture par rapport à une tradition de soutien de l'opinion publique à la construction européenne qui avait progressivement diminué depuis 1972.

Dès lors qu'elle aurait atteint un plafond dans son développement économique, l'Irlande verrait-t-elle s'émousser son désir d'une intégration renforcée ? Céderait-elle aux tendances centrifuges, comme le Danemark, qui opta pour le "non" à l'Union Monétaire en septembre 2000 ? Si ses partenaires ont interprété le "non" au referendum de Nice comme une marque d'ingratitude de la part d'un Etat qui a tant bénéficié des largesses communautaires, les raisons de ce verdict sont assurément beaucoup plus profondes et complexes.
Certains peuvent y voir le sursaut d'une petite nation qui craint d'être dévaluée dans une nouvelle donne communautaire, provoquée par un élargissement de grande ampleur. Le quatrième élargissement implique en effet une redistribution des voix qui ira nécessairement dans le sens d'un moindre rôle pour l'Irlande. A cette perspective s'ajoute le sentiment que l'entrée des nouveaux Etats dans l'Union risque de diluer sensiblement le rôle politique de l'Irlande, jusqu'alors le seul Etat à avoir accédé à l'indépendance au XXe siècle.
Le fait que leur économie laisse une place très importante à l'agriculture représente un autre défi majeur pour l'Irlande.
Si les autorités et les milieux d'affaires s'emploient à insister sur le devoir de solidarité à l'égard des nouveaux venus, tout en soulignant les nombreux avantages économiques en termes de nouveaux marchés, il n'en reste pas moins que l'Irlande aura à redéfinir sa place au sein d'une union élargie. Les partisans du "non" soulignaient également les risques de perte d'autonomie dans des domaines comme la fiscalité et l'immigration où l'Irlande serait appelée à s'aligner sur une législation communautaire.
A cela s'ajoute la crainte d'une "brutalisation" du projet communautaire par la participation à la Force de Réaction Rapide. Le traité de Nice confirme une nouvelle orientation dans la construction européenne qui achoppe de plein fouet sur les pouvoirs dits régaliens de l'Etat. Le Sinn Fein, le Parti socialiste et même les Verts rejoints par un mélange de pacifistes d'extrême gauche – ont eu recours à une rhétorique défensive pour dénoncer une atteinte irréversible à l'indépendance du pays, qui sonnerait le glas de la neutralité. Pour un certain nombre d'électeurs irlandais, la neutralité est encore primordiale tandis que, pour la classe politique, soucieuse des contingences et enjeux communautaires, l'interprétation est plus large et plus souple.
Y aurait-il, aussi, dans ce coup d'arrêt, une tentation de trouver refuge dans l'idéalisme national ou serait-ce plutôt la peur de ne plus exister, de devoir se fondre en tant que Nation, entraînée bon gré mal gré, par des responsables politiques, souvent déconsidérés, à d'incessants transferts de pouvoirs au profit d'autorités bruxelloises? On observe que les petites nations, comme l'Irlande mais également le Danemark, l'Autriche, et la Suisse, tentent de résister à l'homogénéisation, là où les grandes nations se laissent davantage emporter par le courant "uniformisateur".
En Irlande, la crainte de la dissolution individualiste de la nation débouche sur un regain identitaire et peut-être la tentation de revoir l'histoire en victime. Echapper au déclin en renforçant sa singularité, ou plus concrètement en refusant de participer à la Force de Réaction Rapide et en s'opposant à l'harmonisation fiscale au niveau communautaire deviendrait un impératif national, avec le risque d'un retour à une identité exclusive.
Conclusion
Le privilège de l'Irlande est d'avoir trouvé sa voie à une période importante du développement de l'Europe, ce qui lui aura permis d'accéder au progrès et à la reconnaissance internationale. Compte tenu de son retard économique, à son entrée dans la Communauté, et de sa situation de demandeur, l'attitude de l'Irlande a été largement défensive, axée sur les bénéfices de la P.A.C., et de la politique de redistribution. Elle a été marquée par le souci de voir se réaliser des avancées sectorielles en mesure de satisfaire ses besoins et ses intérêts. L'attachement au principe de veto, c'est à dire le refus de voir s'étendre, voire se généraliser, le vote à la majorité qualifiée en a été l'illustration.
Dans le domaine politique l'Irlande s'est efforcée d'apparaître comme un arbitre de talent disposé à démêler des situations difficiles ou même des crises. La quête d'une image auprès de ses partenaires s'est, jusqu'au 7 juin 2001, articulée autour de quelques notions complémentaires, que l'on pourrait définir comme suit : un exemple économique, un bon communautaire, un bon arbitre des conflits internationaux et une garante de la moralité de l'Union. Mais certains groupes de pression, de plus en plus familiers des procédures de décision particulièrement complexes, s'appuient et influent sur les opinions publiques. Ils sont à présent déterminés à freiner le processus d'intégration, en demandant aux dirigeants de "réindividualiser" voire de "renationaliser" leur politique communautaire.
L'aménagement de plus en plus contraignant de l'espace communautaire affecte davantage la liberté des peuples que l'influence des Etats. La construction européenne reste un domaine où les élites, en Irlande comme dans les autres Etats membres, sont très en avance sur les opinions publiques. Elle ne pourra se poursuivre contre les souverainetés populaires pour qui l'identité européenne est loin d'être un concept prégnant.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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