Entretien d'Europe"La crise énergétique montre l'importance de la solidarité européenne devant les chocs asymétriques"
"La crise énergétique montre l'importance de la solidarité européenne devant les chocs asymétriques"

Climat et énergie

Nicolas Berghmans

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11 juillet 2022
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Berghmans Nicolas

Nicolas Berghmans

Responsable Europe, expert énergie-climat, IDDRI

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Quelle est la genèse de la crise énergétique actuelle ?

Pour comprendre les tendances actuelles, il faut revenir un peu en arrière : tout d'abord, il y a le contexte économique mondial avec une reprise post-Covid assez forte, qui a contribué à l'augmentation des prix des matières premières et de l'énergie. S'est ajoutée à cela la crise avec la Russie. Même avant le début de l'invasion de l'Ukraine le 24 février 2022, Moscou avait commencé, dans les États membres de l'Union européenne, à baisser le niveau des stockages détenus par les opérateurs russes, notamment par Gazprom, qui contrôle des capacités importantes, en particulier en Allemagne. La guerre en Ukraine n'a fait qu'aggraver la situation : baisse de la disponibilité de gaz naturel en Europe et montée, sans précédent du prix sur les marchés : on atteint parfois un prix cinq fois plus important qu'il ne l'était antérieurement.

Il faut aussi noter que l'Europe sort d'une période de plus de dix ans où le prix du gaz et, plus généralement, de l'énergie était relativement bas, d'où un choc d'autant plus conséquent. Au-delà du marché gazier, cette tendance haussière se propage au marché de l'électricité : à certaines heures, le prix est quadruplé, voire quintuplé, par rapport au tarif habituel.

Selon vous, la stratégie présentée par la Commission européenne, RePowerEU, est-elle à la hauteur des défis ?

Sur le papier, nous pouvons considérer qu'elle est à la hauteur. Elle fait le choix de continuer les politiques mises en place par l'Union européenne dans le cadre du Pacte vert et du renforcement de sa politique pour atteindre la neutralité climatique d'ici 2050, notamment celles concernant l'augmentation de la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique des États membres. Cela est fondamental car d'une part la crise sécuritaire actuelle n'efface pas l'urgence à agir pour lutter contre le changement climatique et d'autre part car les solutions de la transition énergétique contribuent à réduire la dépendance aux hydrocarbures russes. L'objectif de l'Union européenne concernant la part des énergies propres à l'horizon 2030 devrait ainsi être encore renforcé de 40% à 45% (il se situait à 22,1% en 2020). Le plan vise notamment à accélérer le déploiement des énergies propres, à améliorer l'efficacité énergétique et à diversifier les sources d'approvisionnement. Il y a de nombreux défis de mise en œuvre, y compris la taille des investissements nécessaires, estimés à 210 milliards € d'ici 2027.

Plus précisément, deux éléments de ce plan posent question. Le premier élément est la question de la disponibilité du gaz vert (biogaz ou/et hydrogène) : sera-t-il possible de mobiliser autant de biomasse pour la production de biogaz en Europe ? Comment produire assez d'électricité provenant de sources d'énergies renouvelables pour couvrir les besoins en électricité et produire de l'hydrogène ? Cela demande une accélération très forte de la production d'énergies propres en Europe mais aussi dans des pays qui pourraient exporter de l'hydrogène vers l'Europe par exemple, ce qui devrait se faire avec des critères de durabilité au moins aussi exigeants que ceux que l'Europe applique au plan domestique. Deuxième élément : comment réduire la demande énergétique ? Se pose ainsi la question de la rénovation de nos bâtiments dont les investissements ne sont pas encore assez suffisants, ni en nombre, ni en qualité.

Sur ce point, l'efficacité énergétique est évoquée comme centrale à court terme pour faire face à la crise actuelle. Y-a-t-il des leviers au niveau européen pour une action crédible ?

D'abord, il convient de distinguer l'efficacité de la sobriété énergétique. L'efficacité concerne l'amélioration d'un logement, d'un véhicule pour bénéficier du même service, en consommant moins d'énergie. Ensuite, il y a la question de la sobriété qui envisage plutôt un changement du mode de vie et d'organisation de la société - déplacements en voiture moins fréquents, plus courts, alimentation moins intensive en ressources et en énergies.

Des leviers existent au niveau européen, par exemple les normes de mise sur le marché qui peuvent influencer les décisions des acteurs. Quand on parle par exemple des normes d'efficacité énergétique ou de l'étiquetage alimentaire pour indiquer l'empreinte carbone, il s'agit de mesures qui se préparent sur le long terme. Or, lors des dernières crises, on a beaucoup parlé de la sobriété énergétique comme d'une manière d'agir à court terme sur la consommation énergétique. J'aurais tendance à dire que, dans ce cas-là, on parle plutôt de rationnement que de sobriété, c'est-à-dire qu'on incite les gens à réduire la température dans les logements, dans les bâtiments publics, à prendre, si possible, le vélo, ou les transports en commun lorsqu'ils existent, plutôt que la voiture. Ce sont des choses possibles à l'heure actuelle. Il faut toutefois distinguer les mesures qui peuvent être adoptées à long terme pour ancrer la sobriété dans l'organisation de notre société de celles qui peuvent nous servir à court terme pour économiser un maximum de kilowattheures (kwh) dans un environnement contraint. Cette sobriété organisée à long terme demande une délibération collective sur ce qu'il est souhaitable et juste de mettre en œuvre.

Alors que des nombreux États redémarrent les centrales à charbon et annoncent des investissements dans des infrastructures fossiles, malgré les ambitions affichées par la Commission, la transition n'est-elle pas mise à mal par le contexte de la guerre en Ukraine ?

Cette crise ne sonne pas le glas des ambitions de la transition énergétique. Au contraire, à long terme, ces ambitions doivent être maintenues plutôt que remises en question. Certains objectifs sont même revus à la hausse.

Il est vrai qu'étant donné l'ampleur de la crise, les États membres ont besoin d'activer certains leviers de façon transitoire : la réouverture de centrales à charbon, la construction d'infrastructures fossiles, etc. Finalement, si on arrive à maintenir les ambitieuses trajectoires du plan RePowerEU, il sera possible rapidement de se débarrasser du gaz et du charbon en train d'être réactivés en vue de cet hiver.

Il convient toutefois de faire attention à limiter le développement de nouvelles infrastructures au strict nécessaire pour qu'elles ne deviennent pas des "éléphants blancs" ou nous bloquent dans un système énergétique dépendant des énergies fossiles alors que nous cherchons à nous en débarrasser. La réactivation des centrales à charbon pose un problème climatique immédiat puisqu'elle implique plus d'émissions mais ce sont des centrales qui existent déjà et qui devaient fermer, qu'il s'agisse de la France, de l'Allemagne, ou de la Roumanie. Cela ne nécessite donc pas la construction de nouvelles centrales ! Pour le développement d'infrastructures gazières, il convient aussi de faire attention à ce que les investissements soient suffisamment transitoires pour que, dans dix ans, les objectifs exprimés dans le plan RePowerEU puissent être atteints.

La guerre en Ukraine a-t-elle remis en question le rôle du gaz en tant qu'énergie de transition, qui était le pari de pays comme l'Allemagne ?

Cela constitue en effet l'une des conséquences majeures de ce conflit. D'abord, la quantité de gaz disponible est moindre du fait de la déconnexion de l'Europe des gazoducs russes. Le gaz de substitution au gaz russe cet hiver proviendra du marché international du gaz naturel liquéfié (GNL) et sera plus cher que par le passé. Cela fait nécessairement réfléchir les États et acteurs économiques qui avaient choisi le gaz comme énergie de transition. Il y a également cette idée de ne pas échanger une dépendance par une autre. Dans la recherche de la diversification de l'approvisionnement, l'Europe regarde, certes vers les États-Unis pour plus de GNL, mais aussi vers des pays comme l'Azerbaïdjan, l'Égypte, l'Algérie, les pays du Golfe, ou des pays en Afrique Sub-saharienne comme le Nigeria, le Sénégal ou l'Angola.

Au fond se pose la question de l'accélération de la production européenne d'énergie bas-carbone, en termes d'énergies renouvelables, mais aussi pour certains pays d'énergie nucléaire. Les pays de l'Europe centrale et orientale accélèrent leur réflexion en la matière ; la Belgique a retardé de dix ans sa sortie du nucléaire ; les Pays-Bas ont mis en place un plan gouvernemental pour développer une nouvelle centrale alors qu'il y a encore deux ans, le nucléaire n'y faisait plus partie des sources d'énergie privilégiées.

Vous avez mentionné le risque d'une dépendance vis-à-vis de certains États pour le gaz, ne craignez-vous pas une dépendance vis-à-vis des États exportateurs des métaux rares, essentiels pour le développement des énergies renouvelables ?

Il s'agit effectivement d'une question qui émerge au niveau européen, notamment dans certains documents de la Commission européenne. Dans le cadre de la stratégie RePowerEU, un chapitre est consacré à la dépendance aux matières critiques. La nature de la dépendance n'est toutefois pas la même : pour les énergies fossiles, la dépendance est quasiment immédiate dans le cas d'une rupture d'approvisionnement car les stocks ne couvrent que quelques semaines ou mois de consommation ; s'agissant des matériaux rares, une fois importés, ils sont à disposition et permettent de créer une économie de recyclage. C'est valable pour le lithium, essentiel pour les batteries. Évidemment, cela amène à des situations de dépendances nouvelles mais plusieurs actions peuvent être entreprises comme diversifier les partenariats, développer l'économie du recyclage, favoriser la sobriété en termes d'utilisation des matériaux et favoriser la production locale.

Enfin, l'Europe a des ressources naturelles et il n'y a aucune raison de dépendre de ressources importées pour satisfaire nos besoins énergétiques alors que des ressources existent sur notre territoire. Est-ce qu'il va falloir relancer l'ouverture de mines en Europe ? La question se posera dans les années à venir.

Quelles sont les adaptations qui doivent être opérées sur le réseau européen gazier et d'électricité pour pouvoir faire face cet hiver ?

La question des réseaux gaziers est cruciale, surtout concernant l'inversion des flux. Le gaz ne viendra plus par l'Est, il viendra plutôt par des ports, les plus nombreux se situant en France, dans la péninsule ibérique et en Italie. Des ajustements sont en cours, qui font l'objet de discussions entre, par exemple, la France et l'Allemagne.

Pour le réseau électrique, des capacités d'interconnexion développées existent déjà, de nouveaux projets sont en cours pour développer les interconnexions et aller vers un système avec davantage d'énergies renouvelables. Cela concerne surtout les États membres où il y a un certain nombre de projets sont bloqués à différents stades d'autorisation. L'une des visées du plan RePowerEU est d'essayer d'accélérer ces processus d'autorisation pour que les projets aboutissent plus rapidement. Cela nécessite aussi des investissements dans le réseau électrique européen parce que certains projets ne sont pas seulement bloqués pour une raison administrative, mais aussi parce qu'il n'y a pas suffisamment de capacité pour les accueillir.

La priorité est d'accélérer les projets d'interconnexion, et d'éviter les goulots d'étranglement.

Quel rôle peut avoir l'Union européenne pour soulager la pression sur les consommateurs ?

Il est très important d'avoir une discussion sur qui on veut protéger. Quand on souhaite intervenir sur le prix de gros de l'électricité, on protège tout le monde : on cherche à réduire les prix pour la grande industrie comme pour les particuliers. Il y a tout intérêt à aligner la direction dans laquelle les États vont, parce qu'un certain nombre de leviers sur la facture sont à la disposition des États membres : la taxation sur l'énergie par exemple est encadrée au niveau européen, mais elle est principalement décidée par les États. Donc un échange de bonnes pratiques est intéressant à avoir au niveau européen.

De nombreuses voix demandent une révision de l'architecture du marché électrique européen...

Cette discussion est effective depuis un an et plusieurs visions s'opposent. Des États membres comme la France et l'Espagne trouvent le système injuste, étant donné la faible proportion des centrales à gaz dans la production nationale. Dans son rapport rendu fin avril, l'Agence européenne pour la coopération des régulateurs de l'énergie (ACER) restait pourtant ferme. Pour elle, l'architecture du marché électrique n'était pas responsable de la crise actuelle. La présidente de la Commission, devant le Parlement européen le 8 juin, a toutefois affirmé que le marché ne fonctionnait plus et qu'il était urgent de le revoir afin d'y intégrer les nouvelles réalités, notamment le faible coût des énergies renouvelables. La position de l'Allemagne, plus ferme en début d'année, semble évoluer dans cette direction.

L'embargo sur les importations de pétrole russe entrera en vigueur le 1er août. Aura-t-il les effets espérés par les Européens, notamment faire baisser les revenus de Moscou, ou est-ce que la Chine pourra compenser ces pertes ?

Dans le principe, le marché pétrolier est assez liquide, donc il y a une possibilité de substitution. Si les Européens n'achètent plus le pétrole russe, les Russes iront le vendre ailleurs. Néanmoins, comme la route est plus longue et que Moscou n'est plus en position de force, il est fort probable qu'ils vont devoir le vendre à un prix discount. Il n'est pas certain que cela va forcément baisser les volumes vendus par la Russie, mais celle-ci devra vendre ce pétrole moins cher que le prix du marché, ou que le prix auquel ils l'auraient vendu aux Européens. Il y toutefois un autre élément essentiel dans les sanctions européennes : l'embargo sur les technologies pétrolière et gazière. Il sera important de voir l'évolution de la production en Russie en raison de ces embargos : est-ce que les Russes arriveront à se fournir en ingénierie, en pièces de rechange auprès de fournisseurs alternatifs, chinois par exemple ? L'exploitation pétrolière et gazière en Russie est dépendante des technologies occidentales, donc c'est peut-être là que le bât pourrait blesser. L'élimination des importations européennes de gaz fera en revanche, beaucoup plus de mal à Moscou : les champs gaziers russes qui sont connectés à l'Europe ne le sont pas à d'autres consommateurs. Une certaine partie peut être redirigée vers des terminaux GNL. Néanmoins, il est clair que si l'Europe arrête d'acheter du gaz russe, la Russie, dans un premier temps, ne saura pas quoi en faire. Elle a l'option d'en vendre moins, mais plus cher, c'est la stratégie à court terme. Pour l'instant, l'impact en termes de revenus n'est pas fabuleux. À plus long terme, si l'Europe met en œuvre cette sortie du gaz russe, Moscou perdra un client très important.

Est-ce que des achats en commun de gaz pourraient contribuer à faire baisser le prix sur le marché ?

Ils pourraient faire baisser les prix. Néanmoins, nous sommes dans une période où tout le monde achète ce qu'il peut. Ce n'est pas un moment propice. Le principal avantage, dans cette période, est de montrer la solidarité entière des Européens. Le système énergétique est interconnecté et le grand risque, pour cet hiver, au moment où des tensions apparaîtront pour l'approvisionnement en gaz ou en électricité, est que chacun fasse cavalier seul, gère son approvisionnement, coupe les tuyaux avec les pays voisins. Il faut à tout prix éviter cette situation, travailler en commun pour réduire la consommation d'énergie, la consommation de gaz de nos industries. Les Européens ne peuvent pas laisser à l'arrêt l'industrie de tel ou tel pays parce qu'à court de gaz. Si un pays en a et économise, il doit pouvoir en envoyer. C'est très important. Finalement, le fait de dire que l'Europe va acheter en commun du gaz contribue à afficher cette solidarité. Dans le domaine énergétique, on a déjà vu des cas où des pays sont tentés de faire cavaliers seuls, soit sur les technologies, soit sur les décisions stratégiques. Dans cette crise, la réponse commune européenne est plus importante que jamais. C'est sur tous les paramètres du système énergétique qu'elle pourrait se concrétiser : achat de gaz, réduction de la demande, développement des énergies renouvelables etc.

La question énergétique change-t-elle les équilibres européens ?

Indéniablement. Cette crise affecte plus fortement les pays qui n'étaient pas forcément les plus touchés par les crises antérieures. La crise du Covid a touché plus principalement les pays du Sud, comme d'ailleurs la crise de la dette souveraine. La crise énergétique montre l'importance de la solidarité européenne devant ces chocs asymétriques.

Peut-être la prochaine crise concernera-t-elle davantage les pays nordiques ou orientaux. Si un Etat membre est confronté à un défi important, il aura besoin de ses alliés européens. La solidarité européenne est plus que jamais essentielle à tout sens : aujourd'hui certains Etats doivent être aidés et nous savons que demain la solidarité pourra dans un autre sens. Cette solidarité sera de toute façon très précieuse pour faire face aux défis de la transformation vers une économie bas carbone.

Entretien réalisé par Ramona Bloj et Maëlys Girault

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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