Entretien d'Europe"L'invasion de l'Ukraine par la Russie est un moment de vérité pour l'Europe"
"L'invasion de l'Ukraine par la Russie est un moment de vérité pour l'Europe"

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Elina Valtonen

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7 mars 2022
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Valtonen Elina

Elina Valtonen

Députée finlandaise, vice-Présidente du parti Kokoomus

"L'invasion de l'Ukraine par la Russie est un moment de vérité pour l'Europe"

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Nous assistons en Ukraine à un conflit sans précédent depuis 1945. Y voyez-vous, aussi, une menace existentielle sur les démocraties et sur l'Union européenne ?

Les Ukrainiens combattent pour défendre leur liberté et leur vie, mais aussi pour défendre la démocratie et les valeurs que nous partageons tous au sein de l'Union européenne.

Nous sommes profondément choqués par cette guerre. La Russie représente clairement une menace et, dans les derniers sondages réalisés sur le sujet, une majorité de Finlandais et un nombre croissant de Suédois souhaitent désormais rejoindre l'OTAN. Sur le plan technique, cela ne représenterait pas un immense pas car nos deux pays coopèrent déjà étroitement avec l'OTAN depuis des années, via des partenariats militaires, la participation à des exercices de gestion de crise et d'opérations de maintien de la paix. Nos équipements militaires sont en outre parfaitement compatibles avec ceux de l'OTAN. Jusqu'à présent, il y avait cependant un manque de volonté pour la rejoindre, car les dirigeants et la population ne voyaient pas dans la Russie un risque pour la sécurité de la Finlande. Mais aucune influence extérieure, russe ou autre, n'a quelque chance que ce soit de peser sur une décision qu'il nous appartient de prendre en tant que pays souverain.

On évoque la "neutralité finlandaise", on parle même de manière souvent péjorative de "finlandisation". Qu'en est-il réellement ?

Il faut faire une distinction entre la situation de la Finlande pendant la guerre froide et après la chute de l'Union soviétique. La Finlande est un pays souverain et indépendant depuis plus de 100 ans et nous n'avons jamais appartenu à l'Union soviétique (URSS). Mais rester neutre tout en partageant une frontière de 1300 kilomètres avec la Russie supposait de faire attention dans la politique que nous menions ; l'Occident a alors commencé à parler de "finlandisation". Les choses ont changé après l'effondrement de l'Union soviétique. La Finlande et la Suède ont tout de suite entamé le processus d'adhésion à l'Union européenne, achevé en 1995. Nous avons donc toujours fait partie de l'Occident, même si nous ne sommes pas, à ce jour, membres à part entière de l'OTAN.

Pensez-vous, au vu de la progression des troupes sur le terrain, que l'Ukraine puisse passer sous le contrôle de la Russie ?

Je ne le crois pas. Les Russes réussiront peut-être à occuper une partie du pays, ce qui serait déjà terrible, mais ils auront beaucoup de mal à garder le contrôle sur ces régions parce que les habitants ne sont pas russes. Ils veulent être Ukrainiens, ils sont habitués à leur liberté, ils sont habitués à être un pays souverain, ils sont habitués à la démocratie, et je ne vois vraiment pas comment la Russie pourrait réussir à les contrôler, à long terme et même à court terme ; cela me semble tout simplement impossible.

Cela faisait plusieurs semaines que la menace planait. Comment expliquer cette décision de Poutine d'envahir l'Ukraine ?

Il est très difficile de comprendre comment quelqu'un peut être aussi brutal et franchir une telle ligne. Poutine agit contre tous les accords internationaux, contre l'humanité. Il y a beaucoup de spéculations sur ce qu'il veut accomplir, mais je ne pense pas qu'il soit possible de savoir ce qu'il a vraiment derrière la tête. Il a publié il y a quelques mois un très long article dans lequel il affirmait en substance que l'Ukraine devait été rendue à la mère patrie, la Russie ; et il avait dans le passé qualifié l'effondrement de l'Union soviétique de "plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle". Il semble donc penser qu'il a le droit de ramener par la force d'anciens membres de l'Union soviétique dans le giron de la Russie, ce qui, bien sûr, n'est pas permis ni même possible.

Le président ukrainien Volodymir Zelenski vient de signer la demande d'adhésion de son pays à l'Union européenne. Qu'en pensez-vous ?

Je suis tout à fait favorable à l'ouverture du droit pour l'Ukraine de devenir membre de l'Union européenne. Cela ne se fera naturellement pas en un jour, ni le mois prochain, ni même probablement dans les toutes prochaines années, mais ce peuple a besoin d'un espoir auquel il peut croire. Il ne s'agit cependant pas que de cela : à long terme, l'Ukraine serait un bon pays membre et l'Union européenne peut l'aider à se reconstruire, à s'adapter à l'économie de marché, à renforcer sa démocratie, à s'aligner sur les règles du Marché intérieur et, plus largement, à respecter toutes les exigences requises pour l'adhésion, y compris nos valeurs communes et l'État de droit. C'est très important d'offrir cette perspective aux Ukrainiens, surtout maintenant, en pleine guerre. Et, à long terme, je pense que ce sera mutuellement bénéfique, pour eux et pour l'Union européenne.

L'Union européenne est régulièrement critiquée. Mais cette demande d'adhésion de l'Ukraine est révélatrice de l'attrait qu'elle exerce auprès des pays tiers ...

Cela montre en effet à quel point les valeurs occidentales, que ce soit les droits de l'Homme, l'État de droit, la démocratie, sont attrayants auprès du reste du monde, même si l'Union européenne n'est pas parfaite, même s'il reste encore de nombreux problèmes à résoudre, même si nous nous disputons parfois sur de "petites" questions, qui semblent encore plus accessoires maintenant, mais qui participent du fonctionnement normal de la démocratie et de la pluralité des opinions. En temps de crise, comme par exemple lors de la pandémie et à l'heure actuelle, l'Union européenne se rassemble autour de valeurs fondamentales que la majorité des Européens partagent. Les Européens ont pu se rendre compte ces derniers jours de l'unité et de la fermeté de l'Union européenne, mais aussi de tout l'Occident, sur les sanctions à l'égard de la Russie et sur l'aide à apporter à l'Ukraine en termes économiques, humanitaires et politiques et en matière d'équipement militaire.

On assiste en effet à une mobilisation inédite de l'Union européenne face à l'invasion russe : livraisons d'armes à l'Ukraine, sanctions financières et économiques contre la Russie, lutte contre la désinformation, renforcement de la cyberdéfense. Est-ce aussi le début d'une nouvelle ère, un "changement d'époque" comme l'a dit Emmanuel Macron ?

C'est en effet un moment de vérité pour l'Europe. Encore une fois, la situation actuelle est très triste, mais j'espère qu'elle nous aidera à développer l'Union européenne dans la bonne direction, beaucoup plus rapidement que nous n'avons pu le faire au cours des années précédentes, parce qu'il faut s'attaquer aux problèmes les plus importants et le faire ensemble. C'est un moment clé pour franchir de nouvelles étapes d'intégration dans les domaines présentant une valeur ajoutée au niveau européen ; il faut aussi accorder un plus grand rôle aux citoyens européens et affermir leur sentiment d'appartenance, trouver le moyen de renforcer la citoyenneté européenne. Au cours des sept derniers jours en particulier, les gens ont réalisé à quel point il faisait bon vivre en Europe et qu'il était appréciable d'être membre et citoyen de l'Union européenne. Je pense d'ailleurs que la conférence sur l'avenir de l'Europe donnera un mandat fort pour que l'Union européenne prenne de nouvelles mesures d'intégration dans les mois et années à venir.

Selon les Etats-Unis, les Européens doivent davantage assurer leur sécurité. L'Europe est-elle prête à parler le langage de la puissance, à se comporter en puissance géopolitique ?

Les dernières semaines ont prouvé que l'Union européenne pouvait définitivement parler le langage de la puissance. Dans le cadre de la boussole stratégique, l'idée est de donner plus de chair à l'article 42.7 TUE, qui stipule qu'au cas où un Etat membre serait attaqué sur son territoire, les autres Etats membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir. Cette clause de défense mutuelle n'a été utilisée qu'une fois, suite aux attentats à Paris en 2015 et elle ne l'a heureusement jamais été dans le cadre d'une guerre. Pour être sûr qu'aucun pays européen ne sera jamais attaqué, nous devons aussi affirmer notre autonomie stratégique et mettre en place une union de la défense commune. Sur ce point, la Finlande est depuis de nombreuses années sur la même longueur d'onde que la France. L'Allemagne vient d'effectuer un virage à 180 degrés puisqu'elle a décidé d'augmenter ses dépenses de défense au-delà de ce qui est requis par l'OTAN et d'établir un fonds de défense qui sera également inscrit dans la Constitution. Il s'agit, selon moi, d'une excellente décision. Les Européens doivent aussi accroître leur autonomie dans le secteur de l'énergie ; à l'instar de la France, la Finlande a fortement misé, à juste titre, sur l'énergie nucléaire. En exposant la dépendance au gaz de certains pays européens, dont l'Allemagne, l'agression de la Russie en Ukraine pourrait ouvrir une nouvelle page pour l'avenir de l'Union de l'énergie. Nous tenons enfin à intensifier notre lutte contre le changement climatique : cela va de pair avec une plus grande autonomie énergétique grâce, bien sûr, aux énergies renouvelables mais aussi au nucléaire car les énergies renouvelables à elles seules ne suffiront pas à atteindre nos objectifs de réduction des émissions de CO2.

Vous présidez le groupe de travail sur la transformation numérique de la Conférence sur l'avenir de l'Europe. Vous proposez un modèle pour transformer l'Etat providence en économie du partage numérique. Comment imaginez-vous l'avenir du projet européen ?

J'ai été heureusement surprise par l'accord de coalition du nouveau gouvernement allemand, notamment sur les questions européennes. Je pense également que nous devons commencer à prendre des mesures pour transformer l'Union en une vraie Fédération européenne. Il faudrait pour cela mutualiser les moyens et augmenter le budget de l'Union européenne dans les domaines qui doivent être traités au niveau européen comme la défense, la lutte contre le changement climatique, l'innovation, l'éducation ou la formation tout au long de la vie, par exemple sur le modèle français du "compte d'activité personnel". J'ai moi-même élaboré une proposition pour mettre en place au niveau européen "un compte de vie", une sorte de compte portable personnel de sécurité sociale, qui faciliterait la mobilité à l'intérieur de l'Union européenne et qui renforcerait les incitations à l'emploi, à l'amélioration des compétences, à la mobilité du capital humain. Cela ne se fera pas du jour au lendemain, mais il me semble important de poser dès maintenant les jalons d'un nouvel instrument européen, en interface avec les autorités nationales concernées, qui puisse répondre aux nouveaux besoins. Je ne vois pas pourquoi nous n'aurions pas à l'avenir une sécurité sociale financée directement par l'Union européenne, au moins en partie. Chaque citoyen européen devrait pouvoir choisir s'il veut payer ses cotisations-chômage au niveau national ou au niveau européen. Un compte personnel de sécurité sociale aurait un autre avantage : il permettrait à l'Union européenne d'apporter un financement direct aux citoyens et, donc, de contourner dans une certaine mesure les gouvernements nationaux, ce qui renforcerait le concept de citoyenneté européenne et offrirait des outils pour défendre la démocratie. Nous devons en outre appliquer avec la plus grande rigueur les nouvelles règles sur la conditionnalité des fonds européens ; il ne faut pas que ces fonds puissent financer des gouvernements qui ne respectent pas l'Etat de droit.

Un autre chantier reste à achever, celui de l'Union économique et monétaire.

Nous devons en effet améliorer le fonctionnement de l'Union monétaire, par exemple en introduisant de la flexibilité dans les critères de Maastricht sur le niveau de déficit et de dette. Les critères d'endettement doivent faire place à une évaluation individuelle. Mais pourquoi laisser cette tâche aux autorités centrales et ne pas donner plus de place au marché ? Le but d'un marché des capitaux efficace et fluide est de se faire en temps réel. De plus, ce qui manque encore à l'Europe, ce sont des mécanismes d'harmonisation qui contrebalancent efficacement les situations économiques différentes entre les pays et entre les régions. L'Europe pourrait dans ces domaines s'inspirer des Etats-Unis, où l'on constate une plus forte mobilité des capitaux monétaires et des capitaux humains. Elle devrait aussi réduire le poids et le risque du secteur bancaire et renforcer l'Union des marchés des capitaux en introduisant des pondérations de risque pour les avoirs en dette souveraine.

La Finlande a adhéré à l'Union européenne en 1995. Qu'est-ce que cela a représenté pour votre pays ?

Malgré son histoire difficile avec son voisin oriental, les Finlandais se sont toujours sentis très occidentaux, très européens. Si l'on veut faire des comparaisons avec d'autres pays, on peut dire par exemple que pour le Royaume-Uni, la décision de rejoindre l'Union européenne était très économique, alors que pour la Finlande, elle était très liée à la sécurité. Bien sûr, il est important d'être dans le marché unique, mais beaucoup de gens voient aussi dans l'Union européenne une sorte de parapluie sur les questions de sécurité. Rejoindre l'Union européenne était donc d'abord une décision en ce sens et cela le reste encore, surtout parce que nous ne faisons toujours pas partie de l'OTAN même si nous coopérons très étroitement. En retour, la Finlande apporte aussi beaucoup à l'Union européenne. D'une part, elle est depuis son adhésion un contributeur net, contrairement aux pays d'Europe centrale qui étaient très pauvres après l'effondrement de l'Union soviétique ; d'autre part, elle s'est toujours beaucoup battue pour les valeurs communes, les droits de l'Homme, l'Etat de droit, qui sont des questions très importantes dans l'esprit des Scandinaves et des Nordiques. Nous avons donc beaucoup œuvré à ces objectifs.

Au moment de la négociation sur le plan de relance européen, le gouvernement finlandais partageait les réticences du club dit des "frugaux", Suède, Pays-Bas, Autriche, Danemark. Qu'en est-il des relations avec la France ?

Dans les premières années de l'adhésion à l'Union européenne, les Finlandais se sentaient plus proches de l'Allemagne, notamment sur les questions relatives à l'union économique et monétaire. Depuis une dizaine d'années, les Finlandais se sentent aussi proches de la France dans de nombreux dossiers importants tels que l'énergie, le nucléaire, les questions de défense et de sécurité, car ils apprécient beaucoup les efforts français en faveur d'une défense plus intégrée dans l'Union européenne un domaine politique dans lequel l'Allemagne s'est jusqu'à présent montrée plus réservée. Mais en ce qui concerne le club des "frugaux", il est important de rappeler certains points. La Finlande est un petit pays, elle est un contributeur net au budget de l'Union européenne, elle contribue à hauteur de 6 milliards € au plan de relance européen et ne reçoit que 2 milliards ! et elle finance sa part du Mécanisme européen de stabilité (MES), ce fonds de sauvetage qui a été créé pour soutenir les pays qui connaissent ou qui risquent de connaître de graves problèmes de financement. Or l'économie finlandaise ne se porte pas très bien depuis une dizaine d'années, notre taux d'endettement a presque doublé au cours de cette période, nous n'avons pas enregistré de bons résultats, mais pourtant nous finançons la dette italienne ! Alors les Finlandais se demandent si cela est juste. Cela ne signifie pas que nous étions contre le MES ou contre le plan de relance NextGenerationEU. Nous voulions juste avoir une réflexion politique avec les Pays-Bas, l'Autriche, la Suède et le Danemark pour essayer d'influencer certains des critères retenus et nous souhaitons réformer la zone euro pour qu'à l'avenir elle respecte la clause de non-renflouement et soit moins sujette aux crises.

Qu'attendez-vous de l'élection présidentielle française ?

J'espère vivement que la France continuera à défendre un agenda pro-européen, tout en gardant les fenêtres ouvertes sur le monde, et qu'elle essaiera d'atteindre une autonomie stratégique non pas uniquement en France, mais en Europe. Si nous sommes capables de contrecarrer les objectifs nationalistes, en France mais aussi dans les autres pays, ce sera fantastique.

Le 8 mars est la journée de la femme : avez-vous un message ?

Nous devons soutenir la diversité à tous les niveaux en renforçant la citoyenneté européenne grâce à nos valeurs communes.

Interview réalisée par Isabelle Marchais.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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