Numérique et technologies
Gauthier Van Malderen
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Gauthier Van Malderen
Vous avez lancé Perlego en janvier 2017 avec Matthew Davis, un ami de l'école européenne. Comment est né ce projet de bibliothèque numérique, surnommé le " Spotify du livre académique " ?
Tout est parti de mon expérience personnelle à l'université en Italie, puis au Royaume-Uni. Les livres restent assez chers et beaucoup d'étudiants préfèrent les acheter d'occasion, faire des photocopies ou les télécharger sur des sites illégaux. Par voie de conséquence, les éditeurs perdent chaque année des revenus considérables (-23% entre 2012 et 2017). Partant de ce double constat, l'idée a été de créer une plateforme sur le modèle de Spotify ou de Netflix, qui permettrait d'avoir accès à des livres académiques à un prix intéressant. C'est ainsi qu'est né Perlego - " je lis " en latin. N'ayant pas réussi à lancer le projet en Belgique, cela s'est fait au Royaume-Uni qui était vraiment, à l'époque, le premier pays européen en matière d'investissements. Là, grâce à une mise de départ provenant de la vente de ma première petite société, Iconic Matter, une levée de fonds a permis d'obtenir 800 000 € auprès de " business angels " lors d'un premier tour de table. A ce jour, Perlego pèse 23 millions €, compte plus de 4600 éditeurs - dont Lagardère- et plus de 530 000 titres numériques dans les domaines les plus variés (histoire, littérature, science politique, médecine, etc.). Il y en a déjà 360 sur la Covid-19 ! La majorité de nos utilisateurs sont des étudiants mais aussi, de plus en plus, des entreprises et des adultes en formation continue (près d'un tiers).
Comment avez-vous convaincu les éditeurs de vous suivre ?
En faisant le choix du numérique, les éditeurs évitent à la fois le problème de la deuxième main et celui du piratage, qui leur cause un préjudice considérable. C'était la même situation pour la musique il y a quelques années. Nous agissons comme un distributeur de contenus ; les utilisateurs ont un accès illimité à notre catalogue, contre un abonnement de 12 € par mois ou de 96 € par an, et nous reversons ensuite 65% de nos revenus à nos éditeurs, au prorata de la consommation. Ces derniers peuvent ainsi récupérer une part importante des sommes perdues et obtiennent en sus gratuitement de Perlego des données en temps réel, anonymisées, sur les livres consultés. Environ 96% d'entre eux nous cèdent leurs droits pour le monde entier ; seule une petite poignée veut se limiter à un territoire donné.
Vous êtes encore principalement implanté au Royaume-Uni, mais vous avez commencé à conquérir d'autres marchés. Vous offrez désormais des livres en plusieurs langues : cela vous semble important ?
Notre mission est de rendre l'éducation plus démocratique. Nous voulons donc diversifier les langues de nos livres, même si l'anglais reste encore très majoritaire. L'Union européenne compte 17,5 millions d'étudiants, dont 11 millions seront amenés à un moment ou à un autre à utiliser l'anglais. Il était donc fondamental de proposer des ouvrages dans cette langue. On est ensuite passé à l'allemand : il y a 2,2 millions d'étudiants allemands et les éditeurs concernés sont plutôt proactifs. Puis à l'italien, du fait de mes études en Italie à l'université Bocconi[1], parce que le piratage y est très important et le marché d'occasion très développé. Enfin l'espagnol, indispensable pour s'implanter en Amérique latine. Depuis le mois de décembre, nous proposons aussi des livres en français, environ 15 000 à ce jour ; mais les éditeurs français sont encore un peu vieux jeu, plus de 80% de leurs revenus viennent de l'édition-papier.
La Silicon Valley est la terre des start-ups. Pourquoi ne pas être parti en Amérique ?
Même si la majorité des licornes sont installées aux Etats-Unis, ce pays est de moins en moins attrayant en termes d'investissements et de capital humain. L'Amérique faisait rêver nos parents, ce n'est plus vrai pour ma génération. L'Europe représente un marché de 450 millions d'habitants, elle est la deuxième puissance économique du monde, elle a d'excellentes infrastructures, notamment en matière de wifi, elle abrite les meilleures universités pour tout ce qui est des technologies et des sciences informatiques. Elle dispose donc de beaucoup d'atouts pour permettre le développement de grandes entreprises. Mais l'Europe ne compte encore que quelques licornes dans le domaine des nouvelles technologies, elle reste trop fragmentée. Pour Perlego, il faut créer une entité légale dans chacun des Etats membres dans lesquels l'entreprise veut s'implanter. Ce serait donc très utile d'améliorer le statut de la " société européenne ", pour pouvoir créer une véritable plateforme européenne. Il reste aussi beaucoup de barrières comme les langues ou l'accès aux financements. Les flux de capitaux ne sont toujours pas aussi fluides qu'aux Etats-Unis.
En 2017, on savait déjà que le Royaume-Uni voulait quitter l'Union. Dès lors, pourquoi avoir choisi d'y créer votre entreprise ?
Pendant 12 semaines, des tentatives de levée de fonds en Belgique se sont révélées infructueuses. Au Royaume-Uni, cela a été possible ... en deux semaines et demi. Les entrepreneurs belges ne me faisaient pas confiance du fait de mon âge (25 ans) et mon absence d'expérience dans l'édition. Outre-Manche, il y a un appétit beaucoup grand pour le risque, il y est plus facile d'obtenir des fonds pour différentes raisons. D'une part, la législation britannique favorise les investissements dans les start-ups : le seed entrepreneur investment scheme (SEIS), lancé en 2013, permet de ne pas payer d'impôts en cas de pertes ou de faillites. De plus, il y a beaucoup plus de fonds d'investissements, notamment américains. Enfin, l'écosystème y est plus favorable et dynamique que sur le continent. En France, on compte trop peu d'entrepreneurs, alors qu'au Royaume-Uni, il y a des dizaines de Xavier Niel prêts à investir dans des start-ups. Mais tout va changer avec le Brexit. Et ma prochaine société sera créée dans l'Union européenne !
Vous avez étudié à l'école européenne, fait votre Master à Cambridge. Comment vivez-vous à titre personnel le départ du Royaume-Uni ?
Cela me brise le cœur. Mais le sentiment pro-européen est plus élevé que jamais depuis le référendum de 2016 et je suis convaincu que d'ici 10 ou 15 ans le pays reviendra dans l'Union. Il faudra alors que les Européens soient très stricts, qu'ils montrent aux Britanniques quelle est la valeur ajoutée d'être dans l'Union européenne plutôt qu'à l'extérieur. Car les Britanniques se sont toujours vus comme des insulaires. Leur mentalité c'est : " Rule, Britannia ! rule the waves ".
Quelles sont les conséquences du Brexit pour Perlego ?
C'est très difficile. Pour Perlego, le Brexit signifie plusieurs choses. D'abord, moins de capitaux et de fonds disponibles, parce que les fonds européens ne vont plus investir au Royaume-Uni. Ensuite, ce sera beaucoup plus compliqué de recruter des gens et des talents de France, de Belgique ou d'ailleurs : les citoyens européens devront à l'avenir obéir à un système de visas. Par ailleurs, il nous faudra créer une entité légale européenne pour garder nos noms de domaine (.com, .be, .fr, etc.) car il ne sera plus possible de les garder dans la structure anglaise. Le Brexit est donc quelque chose de terrible, qui complique considérablement tout ce qui est business. Perlego a cependant beaucoup de chance car son activité est purement numérique et que l'entreprise ne doit pas gérer tout ce qui est import-export.
On a longtemps dit que l'Europe était à la traîne en matière d'innovation. Cela vous semble-t-il toujours vrai ?
Les choses bougent beaucoup et l'Europe est très innovante. Elle vient d'investir pour la première fois directement dans une start-up[2] via le Fonds du Conseil européen de l'innovation, ce qui semble vraiment très intéressant. Il y a de plus en plus d'entreprises qui réussissent et qui décident ensuite de réinvestir dans de jeunes pousses. Le fondateur de Spotify a ainsi annoncé qu'il allait donner un milliard € pour aider l'écosystème entrepreneurial. Le programme européen Horizon 2020 a beaucoup aidé. La mentalité a aussi considérablement évolué en matière d'entrepreneuriat ; être entrepreneur est devenu valorisant. Il y a dix ans, si vous vouliez lancer votre entreprise, beaucoup pensaient que c'était parce que vous aviez raté vos études, alors qu'aux Etats-Unis, être entrepreneur a toujours été bien vu. Mais l'Europe doit accélérer en matière de commercialisation, notamment face à la Chine qui, à la fois, veut nous dépasser de tous côtés et est très protectionniste. Perlego ne peut ainsi pas avoir accès au marché chinois car son contenu est censuré.
Entre la dette climatique et la lourde dette financière liée à la pandémie, pensez-vous que votre génération soit sacrifiée ?
En matière de start up, d'innovation, de numérique, il y a beaucoup d'opportunités pour les jeunes, qui n'existaient pas il y a 20 ou 30 ans. Le fait de pouvoir télé-travailler en est une : mais il faudrait offrir plus de flexibilité, faire en sorte que les contrats de travail ne soient plus liés à notre pays de résidence mais qu'il y ait un contrat européen. En même temps, ma génération a vécu la crise de 2008 quand elle sortait de l'école et pour les jeunes nés en 2000 ce sera très difficile en termes d'emplois. Perlego a ainsi reçu en trois jours plus de 1000 CV pour un emploi de vendeur. Une autre difficulté concerne l'immobilier. Très peu de gens de mon âge peuvent acheter un appartement, la richesse reste dans les mains des plus âgés. Finalement, il y a eu peu d'éléments positifs au cours de ces dix dernières années.
L'éducation est-elle le parent pauvre des politiques publiques en Europe ?
La jeunesse européenne est très bien éduquée par comparaison avec d'autres pays dans le monde. En Belgique, s'inscrire à l'université coûte environ 800 € par an, au Danemark les étudiants sont payés pour aller à l'université. En Europe l'éducation est accessible à tous, alors qu'aux Etats-Unis cela coûte 35 000 $ par an pour faire vos études. L'éducation est un droit humain, et je suis opposé au modèle américain où la dette des étudiants explose. Comment peut-on demander à un jeune de commencer sa vie professionnelle avec 150 000 $ de dettes ? La situation est bien meilleure ici !
Être Européen de nos jours, qu'est-ce que cela signifie pour vous ?
J'ai été à l'école européenne, je suis pro-européen, j'ai confiance dans l'avenir de l'Europe. L'Europe en tant que telle a de plus en plus une identité culturelle. Je suis fier d'être Belge et aussi d'être Européen, j'aime des éléments de la culture Italienne, française, etc. Il faudrait davantage investir dans des projets intangibles. Par exemple, Erasmus participe fortement à la construction d'une identité européenne au sein de la jeunesse, c'est un programme d'échanges que tout le monde adore. A l'école, il faudrait aussi avoir un programme dédié, parler beaucoup plus de l'Europe, de son Histoire, de ses institutions. Il faudrait aussi expliquer que, contrairement à ce que certains prétendent, l'Europe ne nous coûte pas cher : à peine le prix d'un café par jour et par habitant. Il faut vraiment éduquer les jeunes aux bénéfices de l'Union européenne. L'avenir, ce serait... les Etats-Unis d'Europe, dans le respect des cultures de chaque pays. Aux Etats-Unis, un New-Yorkais est très différent d'un Texan ou d'un Californien et chacun a son propre gouverneur. On pourrait faire la même chose en Europe. Cela enlèverait beaucoup de problèmes !
Interview réalisée par Isabelle Marchais.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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