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Jean-Claude Juncker
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Invité
Jean-Claude Juncker
• En 2000, vous étiez Premier ministre du Luxembourg. Vingt ans plus tard, estimez-vous que l'Europe a changé, en bien, ou en mal ?
Lorsque j'ai commencé ma vie communautaire, à l'âge de 28 ans comme jeune ministre du Travail, nous étions dix Etats membres, puis sont venus les Portugais et les Espagnols. Il y avait au niveau des ministres une atmosphère de club, nous savions tout l'un de l'autre : famille, enfants, grands-parents. Après les différents élargissements, tout cela s'est effiloché, les rapports entre dirigeants se sont distendus. Or l'Europe est, bien sûr, faite d'institutions, de pays, de gouvernements, mais aussi de personnes. J'ai toujours gardé à l'esprit que je devais voir celui qui était en face de moi d'abord en tant que personne. Et j'ai toujours voulu savoir ce qui se passait réellement dans les Etats membres. Cette connaissance intime des autres s'est perdue. Loin du poème franco-allemand sur l'amitié et les leçons apprises, que savent les Allemands des Français ? Que savent les Français des Allemands ? Le seul Allemand à bien connaître la France était Helmut Kohl. Lui savait tout de la IVe République, Pierre Pflimlin, Edgar Faure, le chanoine Kir...
• Vous dites regretter "le manque d'amour des Européens pour l'Union". Comment créer un "affectio societatis", un sentiment d'appartenance à cette Union ?
Il y a un manque d'amour non pas tellement à l'égard de l'Europe, mais entre nous. Il y a beaucoup de romantisme descriptif lorsqu'il s'agit dans les différents Etats membres de parler des autres. On donne volontiers l'impression que c'est un ensemble cohérent, établi sur la base de règles communes, notamment la règle de droit, mais la connaissance que nous avons les uns des autres est sous-développée. Ce que j'appelle le manque d'amour est un manque d'intérêt. A partir d'un certain moment, l'Europe a donné l'impression de fonctionner, ce qui a conduit les peuples d'Europe à se désintéresser des autres. Donc la méfiance que les citoyens nourrissent à l'égard de leurs gouvernements nationaux, ce fossé croissant entre les gouvernants et les gouvernés, palpable, observable dans chaque Etat membre, comment voulez-vous qu'il n'existe pas et ne s'agrandisse pas au niveau de l'Europe !
• Avez-vous des clefs pour combler ce fossé ?
Lorsque j'étais président de la Commission, nous avons lancé le "Corps européen de solidarité". L'idée est que des jeunes, quand il arrive une catastrophe n'importe où en Europe (tremblements de terre, inondations, incendies) se déplacent vers ce lieu. Quelque 150 000 jeunes se sont déjà portés volontaires et 30 000 jeunes ont été déployés à travers l'Europe. Nous avions aussi proposé dans le budget pluriannuel de tripler les crédits affectés au programme Erasmus, en ajoutant les apprentis, à l'instigation de Jean Arthuis. Mais le Conseil européen a réduit ces crédits. Il a aussi abaissé le budget de la défense, de la recherche, de la santé. Je suis scandalisé par ces dérapages dus à l'influence nocive des quatre frugaux ! Les dirigeants ont fait des économies par rapport aux propositions que ma Commission avait faites dans les domaines d'avenir. Ce n'est pas l'Europe. Je suis abattu par une telle absence d'ambition, qui ne traduit pas dans la réalité les propos vertueux que peuvent avoir les gouvernements.
• Faut-il attribuer les difficultés actuelles aux élargissements successifs, sachant que certains pays de l'Est ont refusé toute solidarité lors de la crise migratoire ?
Cette idée que l'ampleur des problèmes européens est allée croissant avec le nombre des Etats membres est assez fausse. Certains des six fondateurs ne se conduisent plus comme un Etat membre fondateur devrait le faire. C'est le cas des Néerlandais, qui sont devenus euro-fatigués. Des pays qui ont adhéré plus tard, comme la Finlande, se comportaient, au contraire, comme s'ils avaient été là dès le premier jour. J'étais un grand partisan de l'élargissement vers les pays de l'Europe centrale et orientale. Je m'étais dit que si ces nouvelles démocraties qui passaient d'un régime d'économie administrée à l'économie de marché découvraient, ce qu'ils firent, l'entièreté de ce que veut dire la souveraineté nationale, ils l'exerceraient au détriment de leurs voisins immédiats, la République tchèque contre la Pologne, la Hongrie contre la Slovénie et ainsi de suite. Donc j'ai voulu les intégrer à tout prix dans cette sphère de solidarité que constituait et que constitue l'Union européenne. Mais je constate qu'ils exercent maintenant leur souveraineté nationale, non pas contre le voisin mais contre les autres. Solidarité oui, si elle rapporte. Solidarité non, si elle coûte. C'est nouveau depuis trois ou quatre années, et c'est une déception. Mais je ne regrette pas, je trouve toujours que nous étions au rendez-vous de l'Histoire. Les Allemands ont cette belle expression qui nous vient de Bismarck : "lorsque le manteau de Dieu traverse l'Histoire, il faut l'attraper. Il ne traverse l'Histoire qu'une seule fois". Nous avons attrapé le manteau de l'Histoire avec raison, mais...
• La Pologne et la Hongrie multiplient les atteintes à l'Etat de droit et menacent de bloquer le plan de relance s'il prévoit une conditionnalité sur ce sujet.
Nous avions proposé, sous l'ancienne Commission, que tout dérapage en matière d'Etat de droit pourrait être sanctionné sauf si une majorité qualifiée renversée des Etats membres rejetait des propositions de la Commission en ce sens. Lors du dernier Conseil européen, on a changé le principe, il faut une majorité qualifiée pour adopter une proposition, ce qui fait qu'il n'y aura jamais d'action directe. Le respect de la norme communément admise est inégalement réparti à travers les différents Etats membres.
• Vous vouliez une Commission "politique". Ursula von der Leyen promeut une Commission "géopolitique". Où situez-vous la frontière ?
Lorsque j'ai pris mes fonctions comme président de la Commission, j'ai dit que ma Commission devrait être politique, ce qui a soulevé des crises nerveuses dans pratiquement toutes les capitales. J'ai voulu dire par là que je n'étais ni le secrétaire du Conseil européen, ni l'esclave du Parlement européen, pour bien montrer que la Commission était indépendante. J'ai aussi précisé que c'était la Commission de la "dernière chance". Il faut se rappeler la réalité de l'an 2014 : les investissements étaient en panne, la croissance était balbutiante, nous sortions de la crise économique et financière. J'ai donc pensé que je devais lancer un plan d'investissement, afin de prouver que l'Europe pouvait changer le cours des choses. "Politique" veut aussi dire que la Commission doit avoir ses idées propres, qu'elle ne doit pas abandonner et renoncer au premier obstacle et, donc, qu'elle doit être capable de dire "non" au Conseil européen. J'ai toujours rappelé que la Commission faisait ce qu'elle voulait, parce qu'elle a le monopole de l'initiative et le libre arbitre pour elle. Ursula von der Leyen est venue avec cette idée d'Europe "géopolitique". Mais je n'ai, jusqu'à ce jour, jamais découvert en quoi la nouvelle Commission serait plus portée vers les affaires internationales que celle que j'avais l'honneur de présider. J'ai eu des sommets avec les Etats-Unis, la Chine, la Russie, l'Inde, le Japon, la Turquie, l'ASEAN, le monde arabe. Je n'ai jamais compris quelle pouvait être la valeur ajoutée d'une Europe "géopolitique", approximativement définie.
• L'Europe ne doit-elle pas malgré tout s'affirmer davantage sur la scène mondiale ?
L'Europe est un exemple pour la planète entière : j'aimais voyager en Afrique et en Asie parce qu'elle y était toujours adulée, admirée, adorée, alors que lorsque je descendais de l'avion à Bruxelles, je retournais dans la vallée des pleurs. Mais il faut lui donner les moyens de son pouvoir. Si on veut crédibiliser l'idée d'une Europe "géopolitiquement influente", terme que je préfère à celui de "géopolitique", il faut, et je l'ai dit plusieurs fois devant le Parlement européen, décider à la majorité qualifiée. On ne peut pas rester au stade où un seul Etat membre peut bloquer toute décision dans ce domaine. Prenons un exemple : la Grèce. Je suis très amoureux de la Grèce, c'est un pays que j'admire par-dessus tout ; mais elle avait bloqué une prise de parole cohérente, unifiée, de l'Union européenne à la commission des droits de l'Homme à Genève, condamnant la Chine pour ses comportements en la matière, parce que le gouvernement chinois était en train d'investir dans le port du Pirée. Ce n'est pas possible !
• Certains estiment préférable de rechercher le consensus à tout prix.
Il ne faut pas prendre un Etat membre par surprise, ni faire un hold-up sur des questions liées aux souverainetés nationales. Il faut agir avec la prudence des Sioux, poser un pas après l'autre, expliquer aux gouvernements récalcitrants la dimension européenne et géopolitique des choses, développer des méthodes de réflexion communes. Il faut toujours chercher le consensus et, si on n'y parvient pas, prendre une décision à la majorité qualifiée. In fine, il faut pouvoir voter à la majorité qualifiée.
• L'Europe est née d'un désir de réconciliation et de coopération. Doit-elle vraiment se muer en Europe puissance ?
Il faut se rappeler, qu'au début, l'Europe n'était pas faite pour jouer un rôle international. Par la suite, compte tenu de l'importance économique qu'elle a prise, il y a eu une demande croissante d'Europe à travers le monde. J'ai souvent constaté cela, lorsque je voyageais ou lors de sommets internationaux : l'Europe est une puissance mondiale qui s'ignore. Une puissance économico-politique. Si l'Europe est puissante d'un point de vue économique, elle gagne une influence politique sur le cours des choses internationales. Nos partenaires nous voient comme cela, à part un peu les "nouveaux Américains", Trump et consorts. Les Chinois, avec lesquels j'ai toujours entretenu de bonnes relations, voient l'Europe comme une puissance économique, mais aussi comme un acteur politique. On peut donc leur parler ouvertement. Lorsque nous étions à l'Elysée avec Emmanuel Macron, Angela Merkel et Xi Jinping, j'ai dit à ce dernier que la Chine était notre partenaire stratégique, mais aussi notre concurrent et notre rival. Et le président chinois a feint la surprise.
• Emmanuel Macron plaide pour une "souveraineté européenne", Charles Michel parle d'"autonomie stratégique européenne". Où cette autonomie doit-elle s'affirmer ?
Cela se joue notamment dans le domaine commercial : nous devons avec sagesse et détermination défendre nos propres intérêts. J'ai fait cette expérience avec le Canada et le Japon lorsque nous avons conclu avec eux des accords internationaux. Ces accords, qui ont nécessité des années de difficiles négociations, ont été possibles parce qu'il y avait cette détermination de l'Europe, mais aussi parce que les Etats-Unis avaient initié cette politique visant à défendre le seul intérêt américain. La volonté de voir l'Europe jouer un rôle plus grand en matière notamment commerciale fut le résultat immédiat de l'unilatéralisme américain, et c'est vrai pour tous les continents. Après l'arrivée de Trump au pouvoir, le nombre de ceux qui ont envahi mon bureau pour conclure des accords internationaux est allé croissant. Pour le reste, j'ai pris soin en matière de commerce international de ne plus évoluer sur un mandat que la Commission se serait auto-conféré, mais de toujours dire aux Etats membres vers où nous allions, de demander leur accord au début d'une négociation pour ne pas vivre des déboires par la suite. Cela n'a pas toujours réussi. Nous avons conclu avec les pays du Mercosur un accord ultra-difficile ; lors du G20 d'Osaka, tous les chefs d'Etat et de Gouvernement européens -Macron, Merkel, May, Rutte, Conte- l'ont applaudi et désormais ils essaient de prendre leurs distances par rapport aux engagements pris. Tout le monde me demandait de faire des efforts et j'ai fait des efforts énormes. Comme il faut savoir terminer une grève, il faut aussi savoir terminer une négociation !
"L'idée qu'il doit y avoir plus d'Europe sur l'essentiel progresse"
• En matière commerciale, la Commission joue un rôle de premier plan.
La Commission est seule compétente en matière de commerce extérieur. J'étais en juillet 2018 à la Maison Blanche pour dissuader Trump d'imposer des droits de douane sur les automobiles européennes, en particulier allemandes. Macron, Merkel, Rutte et quelques autres m'avaient précédé à Washington, mais ils n'arrivaient pas à se mettre d'accord avec Trump. Lorsque je suis arrivé, j'ai expliqué à Trump : "Ecoutez M. le Président, cher Donald, l'Europe c'est moi. En matière de commerce international, vos interlocuteurs ce ne sont pas les 28 gouvernements, c'est la seule Commission". Ce qui d'ailleurs a eu pour effet qu'il me présente en ces termes à son épouse : "Voilà, lui il est le chef de 28 Etats membres, moi je suis seulement responsable de cette petite Amérique" ! Lors de mes longs entretiens avec Trump pour le convaincre de cesser cette drôle de guerre commerciale, j'ai compris, ce que je savais déjà, que si l'Europe parle d'une seule voix, elle arrive à s'imposer plus facilement que lorsqu'elle est l'intersection entre 28 (ou maintenant 27) intérêts nationaux.
• L'Europe ne risque-t-elle pas d'être le terrain de jeu d'une Amérique qui se replie sur elle et d'une Chine conquérante ?
Il y a toujours, et du côté chinois et du côté américain, cette tentative de conclure une alliance soit avec l'un soit avec l'autre, contre l'un ou l'autre. J'ai toujours défendu le point de vue que nous avions des intérêts particuliers et autonomes à faire valoir, et que nous ne pouvions pas nous ranger dans un camp. Nous devons être indépendants par rapport aux deux autres. Je perçois la Chine comme un rival, et nous avons fait en sorte d'être mieux armés pour lutter contre son emprise envahissante sur l'économie africaine et européenne. Nous avons établi un système de filtrage des investissements stratégiques, nous avons pris des mesures de défense commerciale. Cela a changé le cours des choses, les premiers résultats sont là. Donc je plaide, non pas pour un stupide "stand alone" de l'Europe, mais pour un "stand for ourselves", non pas pour jouer en solo, mais pour défendre nos intérêts.
• Durant votre mandat, vous avez poussé les feux d'une défense européenne. Comment faire avancer sur ce sujet sensible les Etats membres ?
Nous avons lancé l'Europe de la défense, ce qui était extraordinaire parce que ce domaine ne faisait alors pas partie des compétences de la Commission ; mais je pensais qu'il fallait que quelqu'un pousse dans cette direction. Nous avons lancé le Fonds européen de la défense. Et celui qui m'a le plus aidé, sinon le seul, à faire avancer l'idée de défense européenne, c'est Macron. Il m'a beaucoup appuyé, et sans son apport et le travail préparatoire conduit par Michel Barnier, qui était alors mon conseiller spécial en matière de défense, cela n'eût pas été possible. Donc la défense européenne version actuelle, c'est une intersection vertueuse entre Macron et moi-même.
• Quelle évolution peut-on en attendre ?
Nous devons pour faire passer cette idée de la défense européenne expliquer jour après jour que ce n'est pas un contre-projet face à l'OTAN, mais que c'est complémentaire. Cela est passé inaperçu, mais Tusk et moi-même avons développé des actions communes, signé nombre de documents avec le Secrétaire général de l'OTAN. Entre l'OTAN et l'Union européenne, les choses se développent plutôt d'une bonne façon.
• Macron a jugé que l'OTAN était en état de "mort cérébrale" ...
Il ne l'a pas répété. La France est tout de même parmi tous les Etats européens membres de l'Alliance atlantique, le seul qui prend des risques. La France a sauvé l'honneur de l'Europe au Mali ; presque toutes les armées sont impliquées d'une façon ou d'une autre, mais c'est la France qui porte le projet malien, avec beaucoup de difficultés et beaucoup de morts. La France perd des soldats, les autres font les commentaires. Il y avait en Europe deux armées déployables immédiatement, l'armée britannique, qui ne fait plus partie de l'Union européenne, et l'armée française. L'armée française sait se déployer sur n'importe quel théâtre extérieur en quelques jours, alors que l'Allemagne a besoin de deux ou trois mois ; un tiers de l'aviation militaire allemande ne fonctionne pas, la moitié des hélicoptères allemands ne volent pas, les chars ne fonctionnent pas comme ils devraient le faire.
• L'élection de Donald Trump s'est traduite par une poussée de l'isolationnisme américain. Avec quelles conséquences pour l'Europe ?
Les présidents américains que j'ai connus n'aimaient pas l'Europe au cours de leur premier mandat, mais portaient sur elle un regard plus intéressé pendant leur deuxième mandat. Tel ne sera pas le cas si Trump est réélu. Il répète toujours que l'Europe a été inventée, construite, pensée, pour contrebalancer l'influence mondiale des Etats-Unis. Je lui ai dit que ce n'est pas vrai, que l'Europe n'est pas l'ennemie numéro un des Etats-Unis. Mais il conçoit nos relations comme telles ! Il m'a beaucoup aidé sur la défense parce que dans l'esprit des dirigeants européens et d'une large partie des opinions publiques européennes, l'idée que nous serions toujours "protégés" par notre grand allié américain s'est effilochée. Cette idée qu'avec lui les Américains disaient enfin ce qu'ils pensèrent toujours, que l'Europe doit elle-même prendre soin de sa propre sécurité, a fait de gros progrès en Europe. Dans cette mesure-là, Trump était presque comme un bienfait pour l'Europe puisqu'il nous a obligés à devenir adultes.
• Une victoire de Joe Biden serait-elle une bonne nouvelle pour les Européens ?
Je connais très bien Biden, il ne changera pas du jour au lendemain l'approche washingtonienne des choses internationales. Il ne peut pas le faire et d'ailleurs il commence à dire "buy American". Mais les choses deviendraient plus faciles parce qu'il comprend mieux l'Europe que Trump. Trump ne connaît pas l'Europe, l'Europe pour lui reste une tâche noire parce qu'il ne comprend pas le système.
• Assouplissement des règles sur les aides d'Etat, suspension des règles budgétaires, adoption d'un plan de relance qui prévoit l'émission d'une dette commune. Assiste-t-on avec la crise sanitaire à un changement de logiciel en Europe ?
Je voudrais souligner plusieurs choses. Premièrement, lorsque j'étais président de l'Eurogroupe, j'avais lancé avec les Italiens l'idée des eurobonds. On n'en a pas voulu. Maintenant, on fait cela comme si c'était la plus normale des choses. Ce plan n'est pas étranger à l'idée des eurobonds qui était l'endettement commun, avec quelques nuances par rapport à ce qui se fait maintenant. Deuxièmement, le montant de ce plan de relance, 750 milliards €, n'est pas impressionnant à ce point. Lorsque je les compare aux 550 milliards d'investissements générés par le "plan Juncker", c'est à peu près du même ordre. Troisièmement, au début de la crise, l'Europe ne pouvait pas convenablement réagir parce qu'elle n'a pas, et c'est un tort, de compétence en matière de santé publique. La fermeture des frontières fut en outre un vrai scandale. Le jour même où l'on fêtait le 25e anniversaire de la signature des accords de Schengen, le pont sur la Moselle entre le Luxembourg et l'Allemagne fut barricadé par la police allemande équipée de mitraillettes ; cela a été un vrai choc. Mais l'on a mesuré à cette occasion dans toute l'Europe les conséquences du manque de coopération. Je pense que nous serons devenus de meilleurs Européens après la crise sanitaire parce que les gens s'aperçoivent qu'à lui seul chaque Etat membre reste sans défense lorsqu'il y a un phénomène continental qui frappe tous les pays d'Europe de façon symétrique mais avec des conséquences asymétriques. Cette idée qu'il doit y avoir plus d'Europe sur l'essentiel progresse. Et puis ce plan de relance doit être applaudi, parce que c'est la bonne réponse à une crise du moment, avec des conséquences vertueuses pour les années à venir. Ce n'est pas un "moment hamiltonien" comme on le dit, mais c'est un réel progrès.
• Faudra-t-il pérenniser la possibilité d'endettement en commun ?
Oui. J'ai toujours considéré qu'il devait y avoir entre les Etats membres de l'Union européenne, et surtout ceux de la zone euro, une solidarité financière qui viendrait en appui des pays qui, en dépit de leurs efforts, se trouvent dans une situation financièrement difficile. Il reste vrai que ceux des Etats membres qui, suite aux efforts du passé, ont su s'aménager des marges de manœuvre plus généreuses, ont plus de facilité pour compléter le plan de relance européen par des plans de relance nationaux. Regardez le plan de relance allemand, et comparez-le à la sous-performance des efforts entrepris en la matière par la France, qui n'a pas la disponibilité des moyens.
• Angela Merkel a fini par se rallier au principe d'un grand plan de relance européen. Comment faut-il interpréter ce changement de pied ?
L'Allemagne reste un pays profondément européen, mais difficile à convaincre lorsqu'il s'agit de conjuguer les instruments de solidarité que l'Europe peut avoir ou d'en inventer de nouveaux. Mais avec cette crise, les Allemands ont découvert qu'ils dépendaient en large partie du bon fonctionnement du marché intérieur et de l'Europe, ils ont bien vu qu'il fallait organiser la solidarité européenne pour sauver les principaux avantages que leur procure le marché intérieur. Si le marché intérieur s'écroulait, si les marchés français, espagnol, italien et autres perdaient en force, l'Allemagne en serait la première victime, car elle est autrement plus dépendante de l'extérieur que n'importe quel autre pays européen. A partir du moment où les Allemands ont réalisé qu'il y avait un danger pour eux, en dépit de leur force économico-financière et budgétaire, ils ont changé de registre. L'Allemagne seule n'aurait pas pu affronter la lourdeur de la crise économique provoquée par la crise sanitaire.
• Pensez-vous qu'il faille changer en profondeur le Pacte de stabilité et de croissance ?
Que la Commission ait mis entre parenthèses les règles du Pacte de stabilité et de croissance, je ne peux que l'applaudir, parce que j'avais moi-même introduit cette idée contre la volonté de l'Allemagne et des Pays-Bas. Nous avions commencé sous mon mandat la révision des règles budgétaires. On citait toujours le pacte de stabilité et de croissance à tort et à travers, notamment mes commissaires néerlandais, allemand, autrichien, nordiques et autres. Un jour, lors d'un débat sur la Grèce, que nous avons sauvée avec Hollande, je leur ai demandé de me le résumer en cinq minutes. Ils n'y sont pas parvenus. Alors j'ai fait introduire un chariot dans la salle de réunion du Collège, avec le Pacte de stabilité et de croissance. Ce sont des centaines et des milliers de règles ! Je crois qu'il faut retourner à un Pacte révisé, et la Commission y travaille. Il faut des règles plus simples, plus facilement traduisibles en termes de politique budgétaire nationale, et cela se fera. Mais je suis contre cette idée qu'on peut maintenant s'adonner à tous les excès déficitaires. Je voudrais que nous commencions à rembourser d'ici quelques années les moyens engagés, sans attendre les années 2030, 2040 ou 2050. Nous vivons une période où ceux qui sont aux affaires s'adonnent au plaisir de reporter sur les épaules des générations futures le règlement définitif de ce que nous sommes en train de faire. Je crois qu'il n'y a pas d'alternative au plan de relance, et il était plus que nécessaire. Mais il faut raison garder. Parce que les déficits, c'est comme le dentifrice, on arrive facilement à le sortir du tube mais on n'arrive pas à le réintégrer.
Entretien réalisé le 1er octobre par Isabelle Marchais.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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